Psychologie USA-2016 : Ré-vo-lu-tion !

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Psychologie USA-2016 : Ré-vo-lu-tion !

08 octobre 2016 – Pardonnez-moi si je fais appel à mon expérience de “vieillard exquis” (le terme fut utilisé par dérision lors de la sortie du film superbe de Rosi, en 1976, Cadavres exquis) mais il s’avère après tout que dans ces temps d’“éternel présent” où le passé est tenu par nos “valeurs” triomphantes pour nul et non avenu, et la mémoire avec, eh bien les francs-tireurs qui ont clandestinement conservé leur mémoire ont quelques munitions de choix à tirer, pour éclairer les lanternes du coin du jour... Il se trouve, par la grâce de la chronologie et du temps qui passe, que j’ai suivi toutes, absolument toutes les présidentielles US depuis 1960 ; soit par intérêt personnel et par entraînement des modes, soit par fièvre et américanophilie béate, soit par goût et proaméricanisme prétendument sérieux, soit par antiaméricanisme naissant, soit par fureur antiaméricaniste désormais bien plantée, très-souvent et plus ou moins par professionnalisme un peu prétentieux et plus-souvent encore, je le reconnais, sans espoir d’en attendre vraiment grand’chose...  Bref, la présidentielle US, je connais bien son mécanismes, son théâtre et ses faux-semblants ; et je peux avancer ceci sans crainte de trébucher : jamais, jamais, jamais, au grand jamais...

... Jamais je n’ai relevé, pesé ni interprété ce jugement auquel, lorsqu’ils sont rassemblés dans leurs diverses démarches, un nombre respectable et qui ne cesse de grossir de commentateurs de haute volée parviennent, et jugement qui est aussi le mien : “Cette élection est exceptionnelle, unique, sans précédent, un événement terrible qui explose devant nos yeux ! Elle est sans importance par elle-même en un sens, malgré son importance, et ce qui compte c’est ce qui suit, et nous n’avons encore rien vu”. Jamais je n’ai relevé l’emploi du mot “révolution”, qui est si peu américaniste dans le langage politique du temps courant qui, en général, estime qu’il n’y a rien à changer dans cette nation exceptionnelle qui se suffit à elle-même. Le 3 octobre, le vénérable Patrick Buchanan, speechwriter de Reagan et icône des paléoconservateurs, titrait sa colonne du jour Aborting the Trump Revolution. Je vais également citer deux textes récents, dans ce cas avec des extraits consistants pour bien faire comprendre l’état de l’esprit.

• D’abord, celui d’un économiste original, cité longuement par notre ami Alastair Crooke, dans le dernier Weekly Comment de son Conflict Forum. Il s’agit d’un texte de Raúl Ilargi Meijer, du 26 septembre 2016 (Crooke : « Raul Ilargi Meijer, the long-standing economics commentator, has written both succinctly – and provocatively: “It’s over! The entire model our societies have been based on for at least as long as we ourselves have lived, is over! That’s why there’s Trump.” »)

« Donald Trump, and I say this mere hours before the first debate, may still lose the election, but it doesn’t truly matter. He’s just the figure head – dare we say bobble head? – for a development, even a revolution, that he doesn’t control any more than you and I do. He’s got a role to play but he didn’t write it. If he wins, his program too, like all the others, will be targeted towards more growth, and there’s no such thing available. And while in a no-growth scenario it’ll be a good thing for America to bring jobs back home, as is trump’s message, they won’t spell anything that even comes close to growth.

‘Leaders’ such as Trump and Le Pen can only be seen as intermediate figures necessary for nations, and indeed the world, to adapt to an entirely different paradigm. One that is at best based on consolidation, on trying not to lose too much, instead of trying to conquer the world. [...]

» That is the meaning of Donald Trump, and of Brexit. You’re not going to understand these things without taking a few steps back, and without looking at history, and especially without acknowledging the possibility that, in economics, perpetual growth may indeed be what physics has always said it was: an impossible pipedream. Trump has a role to play in this whether he wins the election or not. He’s the big red flashing American warning sign that the increase in poverty that has so far been felt only among those who it has hit, will shake the familiar political landscape on its foundations, and that this landscape will never return. [...]

» And Donald Trump has a role to play in that. If Hillary wins, it’ll only be more, and ever more, and spastically more, attempts to convince everyone that more globalization is the way to go, and that going to war with Putin and sending young Americans into battle in fields lost before they enter is the way of the future. Both will be failures. All we really get to do is try to decide who may be the lesser failure.

But anyway, that’s where Trump comes from, and he doesn’t understand the half of it. Trump is there because everything else failed. And he will fail too, win or lose. »

• Voici le point de vue d’un autre analyste, Angelo M. Codevilla, qui a servi aussi bien comme officier de marine que comme analyste au gouvernement puis au Congrès, avant de s’établir essentiellement dans la carrière universitaire... Il a écrit un essai, After the Republic, qu’on a pu lire le 27 septembre, qui n’est certainement pas le travail d’un extrémiste en aucune façon, qui ne lésine pourtant pas sur l’emploi du mot “révolution”.

« The overriding question of 2016 has been how eager the American people are to reject the bipartisan class that has ruled this country contrary to its majority’s convictions. Turned out, eager enough to throw out the baby with the dirty bathwater. The ruling class’s united front in response to the 2008 financial crisis had ignited the Tea Party’s call for adherence to the Constitution, and led to elections that gave control of both houses of Congress to the Republican Party. But as Republicans became full partners in the ruling class’s headlong rush in what most considered disastrous directions, Americans lost faith in the Constitution’s power to restrain the wrecking of their way of life… [...]

» Because it is difficult to imagine a Trump presidency even thinking about something so monumental as replacing an entire ruling elite, much less leading his constituency to accomplishing it, electing Trump is unlikely to result in a forceful turn away from the country’s current direction. Continuing pretty much on the current trajectory under the same class will further fuel revolutionary sentiments in the land all by itself. Inevitable disappointment with Trump is sure to add to them.

» We have stepped over the threshold of a revolution. It is difficult to imagine how we might step back, and futile to speculate where it will end. Our ruling class’s malfeasance, combined with insult, brought it about. Donald Trump did not cause it and is by no means its ultimate manifestation. Regardless of who wins in 2016, this revolution’s sentiments will grow in volume and intensity, and are sure to empower politicians likely to make Americans nostalgic for Donald Trump’s moderation. »

On voit combien le “concept-Trump” change de forme, qui passe de la personne elle-même, avec tous les bruits et fureurs que l’on sait, à la fonction d’outil qu’on lui assigne de plus en plus souvent. C’est cette idée que Trump représente un phénomène spécifique existant hors de lui, portant par-devers lui mais sans qu’il en ait une conscience précise une dynamique d’une grande importance, d’un changement considérable. On a déjà vu certaines interprétations de ce genre et nous-mêmes sur ce site, dirais-je d’une façon impartiale et comme si j’étais simple observateur, en sommes complètement partisans et qui avons beaucoup écrit là-dessus.

Voilà donc pleinement éclairé le phénomène dont je parle : l’élection présidentielle devenu un simple épisode, un signe de plus d’un formidable événement en cours, d’une “révolution” disons le mot ; on le dit, certes, mais pas plus avancés pour autant, tant ce mot reste vague, marqué par des époques révolues, et qui par conséquent ne peut s’appliquer à notre époque dans ces divers sens du passé. (Plus encore pour les USA, pays qui se vante d’être né d’une révolution et qui abhorre, qui hait littéralement tout ce qui est révolutionnaire parce qu’ainsi sont mis en cause les privilèges de la classe des privilégiés [Who Else?] qui procédèrent à la fondation de la Grande République, et ces privilèges répercutés et conservés d’une classe de privilégiés après l’autre ; mais notre temps est celui du sacrilège, et même les archétypes devenus-stéréotypes se perdent dans les embruns de la tempête, – et voilà pourtant que le mot “révolution” résonne aux quatre coins de cette même Grande République.)

Arrivés à ce constat, on laissera de côté la question de la prospective, comme tous les gens de bon sens doivent faire (Codevilla : « It is... futile to speculate where it will end »). Ce qui m’importe c’est cette situation où l’élection est perçue comme une péripétie après une autre et avant d’autres, de plus en plus importantes ; ce qui m’importe, c’est cette curieuse impression devant ces réflexions qui nous disent au fond que peu importe le résultat de cette élection, que nous n’avons eu cette élection que pour nous signaler que le “courant révolutionnaire” existe et qu’il accélère, que Trump n’est important que parce qu’il a été le principal outil de cette accélération durant l’élection.

Il y a un état d’esprit complètement extraordinaire, unique pour une élection présidentielle, qu’on ne ressentit jamais, même en 1968 et en 1972, – les deux élections de la crise vietnamienne, – même en 1976, – l’élection post-Watergate, – dans des temps où l’on savait exactement quel était le sujet de crise débattu et où l’on cultivait l’espoir qu'elle (la crise) fût résolue dans le bon sens, selon le résultat de l’élection (et, par conséquent, interprétation selon le bord où l’on se trouvait, ce qui réduisait par avance toute espérance dans le sens d’une véritable résolution, encore moins d'une “révolution”). Cet état d’esprit de USA-2016 n’est pas une attente, un espoir, un pari, un enjeu dans un domaine bien identifié, c’est l'exigence et la sommation intransigeantes d’un bouleversement ; ou plutôt cela est devenu l'exigence et la sommation intransigeantes à partir de rien (puisque rien ne laissait prévoir ce qu’allait devenir cette élection).

Ainsi n’y a-t-il rien de véritablement politique là-dedans, avec les divisions habituelles (droite, gauche, conservatisme, progressisme, etc.), et tout de la psychologie. Il s’agit d’une sorte de “psychologie révolutionnaire”, du type “il faut que quelque chose se passe” qui ne cesse de se tendre dans toutes les occasions possibles, qu’on a illustrée déjà avec la formule « “Something’s got to give” (ou “Something’s gotta give”, – “quelque chose doit se produire, doit arriver... [parce que la tension est trop forte pour qu’il en soit autrement] » ; il “faut que quelque chose se passe”, exige la psychologie, et cette tension psychologique ainsi renforcée constitue l’exigence de “révolution” qu’on relève de plus en plus, qu’on ne cesse de décompter et de voir grandir, qui finit par constituer le matériel même de la “révolution” ; la “révolution” elle-même se trouve dans cette psychologie...

Il est effectivement “révolutionnaire” que la psychologie ait annexé un événement de l’importance de l’élection présidentielle aux USA, qui, en temps normal, se suffit à lui-même et repousse tout ce qui prétend l’annexer. Nous sommes donc gros d’une “révolution”, comme l’on dit, en langage quasi-maternel, gros d’un “heureux événement” : c’est notre psychologie dans toute sa puissance qui l’exige, c’est notre psychologie elle-même qui en est grosse... Cela est manifestement, infiniment plus important que les interrogations et les supputations sur The-Donald ou sur Donald Trump. Nous sommes au-delà, et la terra incognita tremble sous nos pieds.