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992Le professeur Arkin, de John's Hopkins University à Washington, a dévoilé les grandes lignes de la Nuclear Posture Review (NPR) du Pentagone, dans un article publié le 10 mars par le Los Angeles Times. Communiquée (secrètement) au gouvernement et au Congrès au début janvier, la NPR décompte les capacités nucléaires US et les projets jugés nécessaires dans ce domaine, les plans d'utilisation (ou de non-utilisation) à envisager.
Le document est totalement imprégné des événements autour de l'attaque du 11 septembre et constitue une révolution du point de vue doctrinal. Il introduit le constat fondamental que l'arsenal nucléaire américain n'a pas dissuadé l'attaque terroriste et a donc perdu sa fonction dissuasive qui impliquait l'hypothèse essentielle du non-emploi sauf dans une situation extrême de survivance. La NPR poursuit avec la proposition implicite, également fondamentale comme on le comprend, que, désormais, l'arme nucléaire devient une arme comme les autres, qu'on peut envisager d'employer dans un nombre élevée de possibilités. Arkin :
« Heretofore, nuclear strategy tended to exist as something apart from the ordinary challenges of foreign policy and military affairs. Nuclear weapons were not just the option of last resort, they were the option reserved for times when national survival hung in the balance, - a doomsday confrontation with the Soviet Union, for instance. Now, nuclear strategy seems to be viewed through the prism of Sept. 11. For one thing, the Bush administration's faith in old-fashioned deterrence is gone. It no longer takes a superpower to pose a dire threat to Americans.
» ''The terrorists who struck us on Sept. 11th were clearly not deterred by doing so from the massive U.S. nuclear arsenal,'' Rumsfeld told an audience at the National Defense University in late January. Similarly, U.S. Undersecretary of State John R. Bolton said in a recent interview, ''We would do whatever is necessary to defend America's innocent civilian population .... The idea that fine theories of deterrence work against everybody ... has just been disproven by Sept. 11.'' »
En conséquence, la NPR propose implicitement un nombre élevé de possibilités d'emploi des armes nucléaires, allant jusqu'à l'emploi dans une campagne comme celle qui est en train d'être menée en Afghanistan contre les réseaux d'Al Qaida et les Talibans. La NPR propose également un nombre considérable d'innovation, de nouveaux systèmes, de nouveaux types de bombes, etc, tout cela devant être développé le plus rapidement possible. (Parmi ces propositions, il y a la “nucléarisation” de certains systèmes conventionnels, avec le cas explicitement cité de l'avion de combat tactique JSF/F-35, que nous avons signalé et que nous examinons à part, dans une autre analyse sur ce site.)
Arkin signale l'appréciation critique qu'il faut avoir devant certaines propositions de ce document, notamment quant à l'absence de considérations des conséquences politiques de l'emploi du nucléaire, même dans des conditions décrites comme minimales. Il remarque : « But the NPR's call for development of new nuclear weapons that reduce ''collateral damage'' myopically ignores the political, moral and military implications — short-term and long — of crossing the nuclear threshold. »
Ce que laisse entendre Arkin tout le long de son texte, c'est combien ce NPR reflète les appréciations et le climat général au sein de l'administration (qui a elle-même largement demandé l'étude des options envisagées dans la NPR). C'est-à-dire qu'il faut envisager l'hypothèse que nombre des propositions faites dans la NPR seront suivies d'effets et, plus encore, plus dramatique bien sûr, il faut envisager la possibilité désormais que les Américains utilisent effectivement l'arme nucléaire dans telle ou telle circonstance qui ne relève pas de l'hypothèse extrême d'une situation de survie. Les dénégations diverses officielles, déjà en route dès le 10 mars, selon lesquelles une NPR n'est pas une nouvelle stratégie mais un volet de propositions n'ont ici pas grande valeur : dans un contexte comme celui de l'après-9/11, au milieu des projets sans nombre d'interventions, alors qu'on est donné carte blanche au Pentagone pour développer ses capacités, on doute qu'une telle NPR, si radicalement réformiste de l'emploi des armes nucléaires, ait été rédigée sans des garanties sérieuses du pouvoir politique qu'une part importante, voire essentielle, de ses propositions serait accepté.
La NPR et l'esprit qu'elle dénote n'ont rien pour surprendre. Il y a là la confirmation de l'évolution accélérée de l'état d'esprit américain aujourd'hui, fondé sur une appréciation radicale et extrémiste de la situation du monde, et sur une appréciation antagoniste des relations internationales. Le problème qui se pose désormais est de savoir si les Américains, dans tous les cas l'équipe au pouvoir dont les conceptions sont très proches de la frange la plus extrémiste des neo-conservatives, sont capables d'envisager les relations internationales dans d'autres termes que ceux de la violence la plus extrême. Il semble bien que la réponse ne soit pas très encourageante.
D'ores et déjà, on doit s'attendre à des réactions très significatives. Les Russes et les Chinois (en plus des habituels Irakiens, Nord-Coréens, Iraniens, Syriens et Libyens, nommément désignés comme cibles éventuelles) ne seront pas précisément ravis d'apprendre que le Pentagone va remettre à neuf des plans d'attaque nucléaire contre eux qu'il avait officiellement écartés (peu importe ce qu'il en est de la réalité, compte l'effet politique de ces interprétations). On comprend ici, — au moins il y a l'avantage de la clarification — que nous quittons le terrain du vaste montage de la Grande Guerre contre la Terreur, qu'il s'agit d'une appréciation défensive-agressive délibérée du reste du monde perçu comme une source constante d'hostilité anti-américaine. Il n'est plus question de plans hégémoniques, il est question d'une perception antagoniste (paranoïaque ?) du monde.
A terme, on doit faire l'hypothèse que les effets de ce document seront dévastateurs au niveau des relations internationales de façon générale et, au sein de celles-ci, particulièrement au niveau des relations transatlantiques. Le document met en évidence, pour le compte de la partie américaine et dans le domaine le plus dramatique qui soit, une différence abyssale dans les conceptions du monde. Les experts qui ont une petite poignée de guerres de retard et qui continuent à nous parler du technological gap (entre Europe et USA), devraient se pencher sur un autre gap, le conceptual gap entre l'Europe et les États-Unis. Les Européens (et en cela, les Britanniques compris, qui n'ont pas fini de se débattre dans leurs contradictions) ont une conception évidemment diplomatique et politique des relations internationales, l'outil militaire n'étant qu'un complément pour servir en cas de nécessité. Les Américains ne cessent de nous apporter confirmation, depuis le 11 septembre, que leurs conceptions du monde est complètement militarisée. Cette évolution confirme la prise du pouvoir à Washington par la bureaucratie du complexe militaro-industriel, appuyée comme elle l'a toujours fait, sur la frange la plus radicale du monde politique, avec un pouvoir politique désormais totalement inexistant sinon comme relais des groupes d'intérêt concernés. La seule inconnue de cette étrange situation, c'est l'opinion publique américaine : elle seule pourrait changer les données de la situation, si elle quittait sa position de soutien absolu à la politique en cours. Pour l'instant, il n'y a vraiment aucun signe dans ce sens. Mais il est également probable que nous n'avons pas épuisé toutes les surprises possibles dans l'évolution très rapide d'une situation générale, intérieure (aux USA) et internationale, en état de constant bouleversement.