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Publicité autour de la folie du système

23 juillet 2010 — Le 19 juillet 2010, le Washington Post a commencé la publication d’une série d’articles sous le nom générique de Top Secret America, ou TSA. Deux journalistes, Dana Priest et William M. Arkin, ont mené pendant deux ans une enquête, à la tête d’une impressionnante équipe de spécialistes, et avec des moyens non moins impressionnants. La série d’articles est jugée si importante que le Post a ouvert un site spécial, où vous trouverez toutes les références, des articles, des réactions, des blogs divers, des textes annexes, y compris un press release du 18 juillet 2010 annonçant le début de cette publication. TSA est, pour le temps courant et peut-être sur un temps assez long, devenu une sorte de “journal à l’intérieur du journal”.

Bien entendu, les réactions sont nombreuses ; tant de moyens, tant d’argent, tant de détails dans les articles, tant de prestige autour du Post, tout cela ne passe pas inaperçu. Nous citons trois articles que nous mettons en connexion avec cette série, laquelle apparaît comme beaucoup plus qu’un simple acte de journalisme de la presse-Pravda, comme on pourrait le penser en premier jugement, – bien qu’il s’agisse plus que jamais de la presse-Pravda. Il s’agit d’un article de Joe Conason, du New York Observer, sur Truthdig.org le 21 juillet 2010Our Secret Leviathan») ; d’un article de Bob Woodward sur War In Context, le 22 juillet 2010, très critique ; enfin, d’un article de Huffington.post, le 22 juillet 2010, sur le dernier livre de Tom Engelhardt, qui édite le site TomDispatch.com. Cet article n’a pas de rapport formel direct avec la série du Post mais il a, pour nous, un rapport direct dans son esprit.

Ce que prétend faire la série d’articles du Post, qui fait grand bruit, c’est constituer un formidable dossier révélateur de l’“Etat de sécurité nationale” qui est devenu le “système (soi-disant) secret de sécurité nationale”. C’est une approche quantitative massive, qui expose, s’effraie, s’alarme, et n’explique rien du caractère qualitatif du phénomène, par défaut de perception, d’intuition et de compréhension. Notre approche concerne à la fois le travail du Post, des remarques qui l’accompagnent, et notre interprétation de ce qui est ainsi massivement mis à jour du point de vue quantitatif, et totalement ignoré par impuissance intuitive du point de vue qualitatif.

@PAYANT Ce dont parle le Post n’a rien de nouveau, certes. Avant on parlait du “complexe militaro-industriel” (CMI), maintenant ils disent “Top Secret America”, – ce qui est en parte un contresens puisque les articles nous montrent que dans la jungle décrite on peut observer bien des choses prétendument secrètes. Ce dont nous parlerons commence par le rappel d’une anecdote que nous affectionnons, que nous rappelions encore, par exemple, le 28 décembre 2009, qui pourrait être nommée, comme une fable : “Nixon, la jeune fille et La Bête (The Beast)”:

«…Nous rappellerons cette phrase étonnante, que nous citons souvent, du metteur en scène Oliver Stone dans son film Nixon; la scène montrant Nixon allant rencontrer, impromptu, avec son chef de cabinet Haldeman et deux gardes du corps, des étudiants contestataires au Mémorial Lincoln, lors d’une soirée en 1971, à Washington D.C.; un cercle d’étudiants incrédules se formant autour du président, le pressant, l’interpellant, et soudain une jeune fille de 19 ans (l’âge est précisé) lui demandant pourquoi il ne fait pas tout de suite la paix au Vietnam, lui qui est président, qui a tous les pouvoirs et qui affirme vouloir faire la paix; Nixon répondant par des généralités qui laissent pourtant entendre une expression de sincérité, disant qu’il essaie, que c’est difficile, parlant d’une voix presque oppressée… La jeune fille s’exclame soudain : “Mais on dirait que vous parlez d’une bête que vous n’arrivez pas à dompter!” Nixon repart, s’installe dans la voiture officielle, reste songeur puis, soudain, à l’intention d’Haldeman: “Bob, c’est incroyable, cette gamine de 19 ans, bon Dieu, elle a tout compris!”»

Depuis Nixon, et, avant lui, depuis Eisenhower et son discours du 16 janvier 1961 où il envisageait une dimension “even spiritual” au CMI dont il dénonçait la formation ; et avant lui, depuis le premier secrétaire à la défense Forrestal se suicidant en mars 1949, et nous pourrions remonter encore, – depuis tout cela, donc, les conditions de base n’ont pas changé, – apparemment ou pas, c’est à voir. Il s’agit bien, on peut en être sûr aujourd’hui, d’une “Bête”, d’un système (un système anthropotechnique, nous dit Jean-Paul Baquiast), de Moby Dick version postmoderniste élargie, peut-être d’une entité avec quelque chose de plus qu’un système, ou un système devenu un peu plus qu’un système…

Le Post n’amène qu’une vision quantitative, rien d’autre, aussi massive que le sujet qu’on prétend couvrir. Il s’agit du supplément de système développé depuis 9/11, au Pentagone, au Homeland Security Department, dans les agences proliférantes, chez les contractants privés corrompus et corrupteurs, les satellites neocons et autres officines où se mélangent les relations publiques et l’idéologie, les lobbies de l'industrie de l'armement, voire jusqu'à Hollywood pour ses “nanars” et block busters divers exploitant la veine de la puissance du système du technologisme. Le constat est classique, mais massif, gigantesque et, finalement, un peu effrayant, même pour les appointés du système comme sont notamment les journalistes du Post et les généraux divers. Conason cite une intervention dans un des articles du Post, du général de l’U.S. Army à la retraite John R. Vines, auquel les journalistes du Post ont demandé d’étudier la façon dont le Pentagone a “géré” ses «most sensitive intelligence and operational programs last year»… Ainsi le général John R. Vines remarque-t-il, avec un passage que nous nous permettons de souligner en gras : «I’m not aware of any agency with the authority, responsibility or a process in place to coordinate all these interagency and commercial activities. The complexity of this system defies description.»

En un mot, personne n’y comprend plus rien et personne ne contrôle plus rien. Il y a là un gigantesque tonneau des Danaïdes postmoderniste, tout entier dédié au système de l’“idéal de puissance”, bâtard à la fois du système du technologisme et du système de la communication et également secoué par les rapports fratricides entre les deux, tonneau dans lequel s’engouffrent des centaines, voire des milliers de $milliards. (Le vrai budget du Pentagone pour une année est proche de 1.200 $milliards.) Il ne fait pour nous aucun doute que cette situation d’absence de contrôle est une réalité absolument aveuglante désormais. Que “la Bête” soit parcourue, comme autant de spasmes, d’une multitudes de “complots”, d’initiatives secrètes, d’opérations mûrement préparées et mûrement secrètes, d’une apparence de planification d’une politique générale, globale et surréaliste, et bien entendu classée “top secret”, sinon de divers “Grands Jeux” décrits comme géopolitique et accompagnés de commentaires effrayés comme si l’on croyait deviner un esprit humain ou une cabale secrète d’esprits humains capable de manipuler toute cette bouillie pour les chats, – aucun doute là-dessus. Mais l’efficacité singulière et unique de tout cela semble plutôt d’alimenter la fièvre des commentateurs soi-disant dissidents qui annoncent toutes les semaines un projet comploteur définitif de plus de “la Bête” contre l’Iran, contre la Russie, contre la Chine, contre le gouvernement en place aux USA, avec la complicité du gouvernement en place aux USA, et ainsi de suite. Certes, il y a un “gouvernement secret des USA”, il y en a même plusieurs (le Pentagone, Wall Street, le Big Oil, Hollywood, K Street où se trouvent les lobbies et firmes de RP à Washington, etc.) ; mais notre idée est qu’ils sont plus bordéliques les uns que les autres et passent leur temps à essayer de comprendre qui et comment attaquer dans la structure bureaucratique ou dans la structure secrète pour renforcer son propre pouvoir, l’ensemble de ces manœuvres accouchant d’un étrange chaos déstructurant en constante augmentation…

Mais on nous objectera aussitôt que c’est bien ça son but, le chaos déstructurant. Voire… Mais voir avec attention.

En attendant d’essayer de “voir avec attention” (voir plus loin…), constatons que cette retentissante série d’articles n’apporte rien sur le fond, nous accable de tonnes de “révélations” sans surprises et qui découragent la lecture, nous confirme que “la Bête” a atteint un rythme de développement proche de la danse de Saint-Guy qui serait exécutée par des derviches tourneurs. L’effet probable, dans l’environnement actuel de tension, notamment des crises des “guerres sans but” et de la palinodie de la Guerre contre la Terreur, et de la crise budgétaire pharaonique, sera d’accroître notablement l’inquiétude générale de l’establishment d’être de plus en plus prisonnier d’un monstre devenu fou, monstre par ailleurs générateur de sa seule raison de vivre et de sa seule sensation d’exister, à l’establishment, qui est l’hubris pathologique suscité par la puissance déchaînée du système. Cette aimable contradiction sera accentuée à l’extrême par le système de la communication, plus fratricide que jamais et poussant à fond sa fonction de caisse de résonnance, qui tressera des lauriers usurpés au Post pour nous avoir révélés d’une façon tonitruante qui force à la prise de position ce que tout le monde sait ; les poussées réformistes s’accentueront, sans aucun espoir d’aboutir, et le désordre se multipliera considérablement. Merci au Washington Post (sans ironie, car tout ce qui accroît leur désordre est bienvenu).

L’étrange malaise autour de l’étrange système

Mais l’occasion est trop belle de s’attacher une fois encore au phénomène du “système”, soit système anthropotechnique, soit “système de systèmes anthropotechniques”, avec la question de savoir ce qui l’anime, s’il y n'y a pas simplement cette mécanique entropique et anthropique générant elle-même sa raison d’être et sa raison de se développer encore plus. A cette question, notre réponse est positive, assortie du commentaire qu’il n’y a là rien de spécifiquement humain en action. Il n’y a certainement pas un “cerveau” humain, ou un assemblage complotiste de cerveaux pour diriger et orienter tout cela. Notre affirmation est aussi bien intuitive qu’attachée aux faits, puisqu’il apparaît impérativement évident que “la Bête” est hors de tout contrôle, et donc par simple évidence hors de tout contrôle d’un “centre” humain (américaniste, of course). Quant au chaos déstructurant qui serait son but secret, l’argument ne vaut guère pour ce cas puisque ce chaos affecte aujourd’hui directement et en priorité “le centre” lui-même.

Par contre, il n’est pas dit que ce “but secret” ne soit pas généré par le système lui-même, sans consigne ni direction humaines à cet égard. L’explication tentante est alors mécaniste et quantitative, et également évidente. Le fonctionnement du système engendre mécaniquement cet effet pervers catastrophique ; le système est autodestructeur et auto-suicidaire, – ce qui rejoint par ailleurs notre conviction pour l’ensemble systémique de la modernité depuis deux siècles. Il est indiscutable que ce mécanisme existe, et l’explication est bonne. L’intérêt est de savoir si elle est la seule explication. Peut-on envisager en plus, d'une façon complémentaire qui n'est pas sans importance, une explication qualitative, qui donnerait au “système” un rôle presque conscient dans une évolution générale catastrophique ? Pour examiner ce problème, c’est affaire d’intuition et de conviction à la fois, la première alimentant la seconde éventuellement.

Ce qui est remarquable dans la marche du système, c’est la tendance générale et presque systémique à évoluer vers la séquence “pic d’efficacité maximale dépassé-pente d’inefficacité grandissante entamée”, paradoxalement à mesure que la puissance, c’est-à-dire les moyens de la puissance, matériels, humains, budgétaires, augmentent. Cette tendance touche tous les éléments du système, que ce soit le programme JSF comme porte-drapeau du système, le rapport de plus en plus négatif entre les technologies avancées et les performances opérationnelles dans tous leurs effets et leur adaptabilité aux situations, la rentabilité et le rapport volume-productivité du budget du Pentagone, les résultats obtenus par les forces US au combat, la valeur et la fiabilité du renseignement, la valeur générale de la sécurité intérieure et de la surveillance des frontières. Cette tendance est nouvelle. Des expériences malheureuses comme le Vietnam (d’ailleurs plus de la responsabilité du pouvoir civil que des chefs militaires) n’avaient pas la valeur démonstrative qu’a aujourd’hui le fait que les USA vont produire massivement et à un prix exorbitant un nouvel avion de combat qui est de plus en plus appréhendé comme étant dans plusieurs domaines opérationnels essentiels une régression par rapport à ses rivaux potentiels, notamment les avions russes comme le Su-35 (ou un avion comme le Rafale), et peut-être même par rapport aux avions US qu’il va remplacer. Jusqu’aux avions type F-15 et F-16, le système pouvait produire des machines efficaces à un prix très abordable, rendu très économique par l’effet de série. Depuis le B-2, le F-22 et le F-35, la réalité brutale est complètement inverse : le Pentagone ne peut plus produire de systèmes d’arme acceptable à la fois des points de vue technologique, opérationnel et économique.

D’une façon générale, disons sur le sens de la politique générale, on peut lire l’article sur Engelhardt (et son livre, à propos duquel est écrit l’article) pour comprendre de quelle façon, depuis le 11 septembre 2001, “la Bête” a systématiquement miné et fait progresser la marche destructive des USA et de leur puissance. (Engelhardt : «[We did to ourselves] what al-Qaeda's crew never could have done. Blinding ourselves via the GWOT, we released American hubris and fear upon the world, in the process making almost every situation we touched progressively worse for this country.»)

Répétons-le, cette tendance est nouvelle. Durant la Guerre froide sans aucun doute, et même après, la tendance de “la Bête”, – tant militaire que politique, – était à la prudence et à l’auto-restriction, alors qu’elle développait effectivement sa puissance et son emprise bureaucratiques intérieures (voir l’anecdote Nixon). Dans les années 1980, le Pentagone avait généré une stratégie extraordinairement prudente, à la fois mise en forme par le secrétaire à la défense Caspar Weinberger et le président du JCS Colin Powell, d’ailleurs connue comme “la doctrine Powell”, qui limitait d’une façon draconienne les engagements. Même durant les années 1990, cette tendance ne se modifia pas considérablement, la Guerre du Golfe, les interventions en Bosnie et contre le Kosovo étant des initiatives spécifiques du pouvoir civil. (Ce sont les militaires qui convainquirent Clinton d’abandonner l’option maximale d’une intervention terrestre au Kosovo en avril-mai 1999.) 9/11 a changé tout cela, avec un aspect symbolique autant qu’opérationnel remarquable, – parce que, la veille, le 10 septembre 2001 comme il se doit, le secrétaire à la défense Rumsfeld avertissait les USA du danger que constituait la bureaucratie du Pentagone. Depuis 9/11, c’est le système, – qu’il soit CMI ou TSA, – qui dirige globalement les opérations, sous la combinaison de différents facteurs indirects mais impossibles à contrôler, parfois même contre des oppositions internes militaires (l’U.S. Navy hostile à tout risque de conflit avec l’Iran). Les budgets de la défense, au moins jusqu’en 2008-2009, ont été quasiment directement présentés par la bureaucratie du Pentagone au Congrès, sans interférence notable du pouvoir civil, pour que le Congrès donne son approbation quasiment aveuglément (le “quasiment” pour marquer la présence de l'univers virtualiste où tout cela évolue).

Manifestement, il y a eu un changement qu’on jugerait d’ordre psychologique, si l’on peut employer le qualificatif, dans le comportement du système, puisqu’on parle effectivement de “comportements”. La prudence a laissé place à l’imprudence, le calcul bureaucratique du pouvoir à maintenir et à développer en le contrôlant se voit de plus en plus supplanté d'une façon contradictoire par l’ivresse de la puissance pas loin de l’état pathologique proche de la folie. Ces constats rendent-ils compte simplement d’un processus mécanique (mais alors pourquoi s’est-il inversé ?), ou bien d’une sorte de “conscience” ou de psychologie de pré-conscience que l’attaque 9/11, quelles qu’en soient les modalités (attaque réelle ou provoquée, ou interférences de certaines forces du système), aurait suffisamment choquée et frappée pour lui faire perdre tout sens de la mesure ? Ainsi se serait effacée cette prudence bureaucratique légendaire qui faisait progresser le pouvoir intérieur tout en assurant une hégémonie extérieure plutôt par des moyens indirects d’influence, de corruption, etc., qui permettaient d’éviter des mises en cause directes et catastrophiques comme celle qu’on voit aujourd’hui.

Ce n’est pas les articles du Post qui nous permettront de répondre. Mais, involontairement, ils ont sans aucun doute singulièrement accru le malaise général autour du comportement du système. Il y a désormais, de plus en plus pesante, cette sensation d’être prisonnier d’un système dont on ne sait plus très bien les caractéristiques fondamentales, dont on se demande s'il n'est pas devenu fou, dont on va jusqu'à imaginer, comme dans un cauchemar, qu'il a ses propres intentions et sa propre “feuille de route” échevelée jusqu'à l'extrême d'on ne sait quoi. Se penser prisonnier d'un fou, voilà un motif d’angoisse existentielle pour l’establishment, qui va encore accélérer son comportement erratique.