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95325 février 2010 — Quand la Chine s’éveillera, titre d’un best-seller du temps où nous étions encore jeunes, lorsque, en 1973, Alain Peyrefitte, publia ce livre au retour d’un voyage dans ce pays, alors toujours sous la surveillance tatillonne, poétique et révolutionnaire du président Mao. On pourrait donc dire, – combien de fois ne l’a-t-on dit ces dernières années: voilà, c’est fait, la Chine s’est “éveillée”.
Certains s’avisent même qu’elle montre les dents, la Chine. Le tocsin est régulièrement sonné et l’on évalue dans quelle mesure un conflit est possible, si Taïwan, la Chine nationaliste, peut se défendre seule, etc. D’une façon plus générale, et puisque l’hypothèse du conflit est tout de même bien forcée sinon pour l’entretien des études des séminaires et écoles de guerre, on élargit les marques de l’affrontement aux marges non-militaires qui font aujourd’hui le principal des affrontements en général. La poignée de main BHO-Dalaï-Lama, par exemple, est perçue comme un acte offensif notable, auquel d’ailleurs les Chinois ne manquent pas de répondre avec la fureur qui semblerait convenir à l’interprétation.
De même, nous révèle Ambrose Evans-Pritchard le 23 février 2010 dans le Daily Telegraph, la Chine a entamé des manœuvres au niveau de ses avoirs en bons de trésor US, que ce chroniqueur économique attribue à des motifs politiques. Nous sommes dans le même ordre d’idée.
«A front-page story in the state’s China Information News said the record $34bn sale of US bonds in December was a “commendable” move. The article was republished by the National Bureau of Statistics, giving it a stronger imprimatur.
»It follows a piece last week in China Daily, the Politburo’s voice, citing an official from the Chinese Academy of Sciences praising the move to “slash” holdings of US debt. This was published on the same day that US President Barack Obama received the Dalai Lama at the White House, defying protests from Beijing.»
Le développement de l’analyse conduit rapidement au constat de l’équivalence entre la montée de la puissance chinoise, notamment appréciée d’un point de vue économique, et son affirmation politique, considérée selon l’interprétation d’un défi antagoniste lancé aux USA. Derrière se profile d’une façon affirmée la thèse d’une “volonté de puissance” de la Chine, pour remplacer les USA dans la situation de leadership du monde.
«China’s power is growing so fast that it now feels confident enough to raise the stakes on a string of festering conflicts with the US. It has threatened to impose sanctions on any US firm that takes part in a $6.4bn arms deal for Taiwan agreed by the White House. This is a tougher response that on any previous occasion and raises the spectre of a trade war over Boeing, the key supplier. “Chinese leaders are deploying their reserves to try and pressure the US to stop haranguing China about its currency and trade policies, and to back off from interference in its domestic issues,” said professor Eswar Prasad, ex-head of the IMF’s China division.»
Evans-Pritchard termine pourtant par l’habituelle péroraison des “globalistes”, bien entendu avec un raisonnement purement économique. Il est remarquable de retrouver dans la conclusion de ce très court commentaire la pensée et la rhétorique de la Guerre froide sous la forme d’une référence à la doctrine MAD (Mutual Assured Destruction) dont on assure qu’elle maintint l’équilibre entre les deux superpuissances nucléaires avec leurs capacités mutuelles de se détruire l’une l’autre.
«Use of China’s $2.4 trillion reserves to challenge US foreign policy is fraught with problems, not least because any damage to America will recoils immediately against China – which depends on the US market for its mercantilist growth strategy. Beijing cannot stop accumulating dollars unless it is willing to let the yuan ride, eroding the margins of its export industry. Some reserves can be parked in gold or even copper, but liquid commodity markets are not big enough to absorb the scale of Chinese surpluses.
»China and America are locked together by fate. Any petulant action by either side involves a degree of ‘mutual assured destruction’. But sometimes in politics – as in life – emotion flies out of control.»
@PAYANT Le domaine économique, tout impressionnant qu’il soit par le sujet qu’il décrit, caractérisé par l’abondance quantitative, est aujourd’hui le principal vecteur du cadre psychologique conformiste qui écrase toute pensée dans un moule de contraintes impitoyables. Ainsi en est-il des notions de puissance, qui sont manipulées par ce conformisme pour à la fois affirmer la prééminence de la puissance et sa limitation dans un même souffle, dans une même logique. Dans ce cas, c’est le système qui crée la puissance et le système qui limite la puissance. La puissance est proclamée comme le caractère essentiel et apparaît, en même temps, comme le caractère manipulateur essentiel du système. La chose nous donne, volens nolens, une définition acceptable de la politique de l’“idéal de puissance” lorsque, après avoir atteint son apogée, elle commence à basculer dans l’absurde. Ainsi la Chine grimpe-t-elle vers l’apogée de la puissance, ce qui sera nécessairement la voie vers son emprisonnement définitif au système sous la forme d’un rapport de “destruction mutuelle assurée” avec les USA. Ainsi raisonnaient en effet les stratèges, notamment US, notamment autour de McNamara, qui affirmaient que l’équilibre de la terreur était fait pour durer mille ans. Ils n’avaient pas prévu Gorbatchev.
Dans cette forme de jugement, les acteurs sont isolés de leurs contextes, et même, à l’intérieur d’eux-mêmes, la situation d’eux-mêmes est divisée en parties qui sont elles-mêmes isolées les unes des autres. Y a-t-il, dans cette analyse exemplaire du jugement d’économiste d’Evans-Pritchard une seule référence à la situation aux USA (“Washington is broken”, Ron Paul n°1 de la droite conservatrice, républicains compris, tea Party, etc.)? Evans-Pritchard nous dit, comme la plupart des économistes-stratèges et des stratèges-écononomistes, que c’est son supplément de puissance qui conduit la Chine à son affirmation, – mais cette affirmation, justement, sera son enchaînement au système et aux USA. Ainsi, le tour de passe-passe de l’analyse consiste-t-il à “sauver” les USA en enchaînant la puissance nouvelle de la Chine aux USA, c’est-à-dire en maintenant rhétoriquement les USA à flots, c’est-à-dire le système, la globalisation, tout le diable et son train… La Chine, rendue puissante par le système, sauvant le système par le fait même de cette puissance. Là-dedans, toute la vertu est pour le système.
Notre analyse est radicalement différente. Pour nous, c’est la détérioration accélérée de la position des USA, l’accentuation dramatique de l’irresponsabilité de leur politique, la paralysie de leur pouvoir, l’irresponsabilité de leur politique générale (voir le jugement rapporté de Chine par Kissinger) qui poussent la Chine à cette apparence d’affirmation de puissance, à ce qui est affirmé comme tel par ceux qui la jugent. Selon la forme d’analyse que nous avons choisie, la Chine n’est pas “prisonnière” de sa puissance montante et de la logique de cette puissance telle qu'elle nous est offerte. Pour l'essentiel, c'est-à-dire pour la dimension historique de la chose, elle est plutôt dans une course similaire à celle de la Russie vis-à-vis des USA: une inquiétude grandissante à l’égard de ce monstre (les USA) devenu fou et ingouvernable, une affirmation de plus en plus ferme, voire brutale, contre lui, pour contenir ses excès, pour orienter sa décadence, éventuellement pour diriger les débris de son prochain effondrement…
Nous développons cette idée dans la rubrique dedefensa de dde.crisis du 25 février 2010. Nos lecteurs trouveront ci-dessous un extrait de cette rubrique, plus précisément axé sur l’appréciation de cette “convergence” Chine-Russie, qui revient à conduire des politiques parallèles, sans coordination nécessaire, par simple intuition de deux grandes nations dont la conscience historique est considérable, face à la folie américaniste-occidentliste.
« Nous autres à l’Ouest, – “nous” comme figure de style car nous-même (le chroniqueur) n’y sentons nulle affinité, – dissertons gravement sur la définition de notre ennemi commun, – bref, sur l’Ennemi. Hier, il y a quelques mois, c’était la Russie; aujourd’hui, c’est la Chine; et puis non, après tout, c’est aussi la Russie. (Passons sur les autres Ennemis du catalogue, l’Iran et tel autre Venezuela, hors de ce jeu parce que leur dimension historique est insuffisante.) Nos stratèges en chambre ressassent jusqu’à la nausée les mêmes arguments depuis des décennies... Bien, cela est acquis, rangeons-les dans leurs tiroirs.
» Plus intéressante, cette situation en train de s’esquisser, d’une communauté de réaction entre la Russie, dont nous avons décrit plus haut le bruyant mépris désormais exprimé face à l’aventurisme chaotique du système de l’américanisme, et la Chine, dont avons signalé précédemment (voir notre rubrique Perspectives du 25 novembre 2009), le refus catégorique de l’offre de complicité hégémonique mondiale du G2, que le président Obama apportait dans ses cartons lors de sa visite à Pékin, ce même mois de novembre 2009. On remarque ainsi une troublante similitude de date, entre les deux hostilités nouvelles et affichées des deux puissances face aux entreprises de l’américanisme. La similitude se poursuit. Début février, alors que les Chinois réagissent fermement à une livraison massive d’armes à Taïwan et à la rencontre entre Obama et le Dalaï Lama, les Russes, comme on l’a vu notamment avec Rogozine, réagissent non moins vivement à l’annonce d’un accord entre les USA et la Roumanie pour le déploiement futur (autour de 2015-2016) de missiles sol-air SM-3 en Roumanie.
» Dans les deux cas, il ne s’agit nullement, de la part des USA, d’entreprises stratégiques majeures. Les “menaces” sont accessoires et ne bouleversent aucun équilibre, malgré tout ce qu’on peut nous raconter sur la quincaillerie dont le Pentagone est si prodigue. Les batteries de missiles pour dans 5-7 ans (Dieu sait ce qui se sera passé entretemps), voire l’armement vendu à Taïwan qui est surtout de type défensif, ne sont pas des actes décisifs; ce sont surtout des actes qui marquent l’aspect erratique, voire d’humeur, voire également complètement incontrôlés par une autorité centrale, d’une politique. De ce point de vue, on observera que les réactions russe et chinoise, également violentes chacune à leur manière, peuvent paraître disproportionnées si l’on s’en tient aux références habituelles dans le type de relations classiques et connues, et compte tenu des caractéristiques de la politique extérieure US. Justement, une autre interprétation est que les deux réactions mettent en cause cette politique extérieure US et ses caractéristiques courantes. […]
» L’essentiel est sans nul doute d’apprécier ces réactions russes et chinoises à la lumière du jugement, et surtout de leur perception intuitive et d’essence métahistorique que nous leur prêtons. Il n’est pas du tout question d’attitudes selon les termes classiques (tensions d’affrontement, nécessité de ne pas “perdre la face”, etc.), ou bien dans une mesure que nous jugeons négligeable. Il est question d’une attitude d’une sorte de “containment” (selon le terme employé durant la Guerre froide) du désordre de la politique extérieure US. La Chine et la Russie ont définitivement identifié la politique extérieure US comme une politique secrétant, par ses sources et ses structures, une tension déstructurante constante qui se traduit par un aspect erratique d’une part, avec des constants changements de cap, et par un aspect de désordre complétant le précédent, et dans ce cas également rencontrée par l’aspect erratique et celui des constants changements de cap.
» Pour tenter de mieux comprendre la situation politique du monde, qui est de moins en moins géopolitique et de plus en plus psychopolitique [voir notre texte du 25 décembre 2006], il faut admettre le principe que nous ne sommes plus dans une phase courante des relations internationales mais dans la phase terminale d’un ensemble “civilisationnel” qui nimbe et affecte l’univers. En un sens, avec des variables importants selon les origines des positions des uns et des autres, tous les composants du système général, – nations, groupes de nations, etc., – se trouvent dans une situation à la fois d’antagonisme exacerbé et de solidarité obligée. Concrètement, cela signifie qu’on peut à la fois s’affronter pour une question de déploiement de missiles anti-missiles et coopérer dans la recherche de la lutte contre la crise climatique. Dans ce cas, Chine et Russie sont les deux puissances qui sont le plus pleinement dans les deux positions à la fois. Tous leurs actes politiques sont donc ambivalents, leur action à signification double.
» Les deux puissances ont connu une phase intermédiaire (2005-2009 pour la Chine, de son entrée tonitruante dans le système économique occidental à son refus du G2, 2007-2009 pour la Russie, entre le discours de Poutine à le Wehrkunde de février 2007 et le désenchantement de fin 2009 vis-à-vis de Barack Obama). Durant cette phase, on pouvait croire que les deux pays allaient chercher à s’intégrer dans le système. Aujourd’hui, ce processus est stoppé pour la nouvelle position décrite plus haut d’“un pied en dedans, un pied en dehors”. Ce n’est pas parce que les deux puissances ont évolué mais parce que le système général, lui, a évolué avec une crise qui s’est précipitée à une formidable vitesse, – à notre sens, beaucoup plus vite que tout ce qu’on pouvait attendre, craindre ou espérer c’est selon. Aujourd’hui, leur changement politique n’est pas le fruit d’une volonté ni d’une délibération, mais d’un mouvement décisif de l’Histoire vers l’accélération de la crise de civilisation. Il est nécessaire d’écarter toutes les visions qui ont une connexion ou l’autre avec notre vision ancienne des antagonismes type-Guerre froide, voire de type plus général de l’antagonisme géopolitique. Cette chose est morte. […]
» Il s’agit donc d’une phase nouvelle caractérisée par l’incertitude des orientations, par la relativité extrême de l’identification des situations. Chine et Russie vont constituer des composants à la fois plus que jamais indispensables des relations internationales, et plus que jamais imprévisibles si l’on s’en tient aux visions dépassées qu’on a citées précédemment. Il est dérisoire d’espérer que l’on se dirige vers un “reclassement” (par exemple, la puissance chinoise remplaçant la puissance américaniste comme dominatrice des relations internationales), parce que ces deux puissances ne jouent pas complètement le jeu du système ou, plutôt, si l’on ose ce jeu de mots, “se jouent” du jeu du système, ou bien encore jouent avec le jeu du système. Cette situation est rendue possible par l’état courant d’effondrement de ce système, qui n’est plus capable d’imposer ses règles mais qui en est réduit à les rappeler sporadiquement sans plus savoir ce qu’elles signifient précisément.
» La Chine et la Russie ne savent pas pour autant vers où elles vont, si elles vont quelque part, etc. Elles ne constituent pas une alternative, à laquelle on pourrait se rallier ou contre laquelle on pourrait se mobiliser. Elles sont comme des puissances “flottantes”, dans un système et en dehors, s’insérant dans ce système en le dénonçant, appliquant les règles de ce système en les dénonçant et ainsi de suite. Elles ne peuvent être mises en accusation pour cela parce qu’elles sont, de ce fait, conformes à la situation historique qui est celle d’un effondrement d’une part, de l’attente de la situation à naître après cet effondrement d’autre part. […]
» C’est dans ce cadre que Chine et Russie évoluent, et c’est ce cadre qu’il faut considérer pour envisager les relations de l’Occident, ou plutôt des diverses parties de l’Occident avec la Chine et avec la Russie. On veut dire par là que, loin d’attendre des réactions regroupées et coordonnées, favorables ou pas qu’importe, de l’ensemble occidentaliste vis-à-vis de la Chine et de la Russie dans ce que nous décrivons comme leurs politiques en apparence indéterminées, nous devons au contraire attendre des réactions diversifiées, parfois contradictoires et antagonistes à l’intérieur du bloc en question. L’action et la politique de la Chine et de la Russie vont fractionner l’Occident selon des lignes qu’on ne peut déterminer. Ce n’est pas une tactique délibérée (on nommait cela “saucissonnage”, du temps de la Guerre froide) mais une fatalité par définition inévitable. »
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