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148820 décembre 2010 — Dans Reason.com le 15 décembre 2010, Jesse Walker nous annonce l’entrée dans un nouveau monde, «Our Leaky World»… Un nouveau monde, complètement différent, un monde…
«…where, in the words of the security specialist Bruce Schneier, “the government is learning what the music and movie industries were forced to learn years ago: it's easy to copy and distribute digital files.” If WikiLeaks shut its doors tomorrow, disgruntled soldiers or secretaries or bankers or bureaucrats or cops or managers or their nosy spouses could still send secret documents to Cryptome instead. Or perhaps to OpenLeaks, a forthcoming site in the same genre.»
Dans le cours de son, texte, Walker renvoie à un texte publié le 29 novembre 2010, sur Zunguzungu.Wordpress.com, qui analyse les conceptions de Julian Assange à partir d’un essai de 2006 du même Assange, – « State and Terrorist Conspiracies». (Nous avons présenté ce texte de Zunguzungu.Wordpress.com dans Ouverture libre du 17 décembre 2010.)
Les conceptions d’Assange peuvent se résumer en peu de mots… L’Etat est (ou bien : est devenu) une conspiration autoritaire, qui a besoin évidemment de dissimuler ses activités au public, comme toute conspiration. Il doit donc protéger le flot d’informations en son sein, nécessaires à la conspiration, des incursions du dehors (disons : du peuple, de la “transparence” démocratique, etc.). D’autre part, cette protection ne doit pas devenir une entrave à l’intérieur de l’énorme système de conspiration. Il y a donc une opportunité, entre ces deux nécessités antagonistes, pour “entraver” la bonne marche de la conspiration par une attaque contre le flot d’informations, et Assange envisage sa démarche d’entrave exactement comme il ferait pour un ordinateur…
«[T]o summarize, [Assange] begins by describing a state like the US as essentially an authoritarian conspiracy, and then reasons that the practical strategy for combating that conspiracy is to degrade its ability to conspire, to hinder its ability to “think” as a conspiratorial mind. The metaphor of a computing network is mostly implicit, but utterly crucial: he seeks to oppose the power of the state by treating it like a computer and tossing sand in its diodes.»
Assange escompte un “effet de choc” des fuites massives, et par conséquent des réactions de l’Etat conspirationniste, soit d’hyper-sécurisation à l’intérieur de l’Etat conspirationniste, soit d’hyper-restriction, soit d’hyper-cloisonnement, qui conduiraient à une paralysie progressive de la conspiration. De ce fait, poursuit la théorie, l’Etat conspirationniste s’affaiblit de plus en plus et perd de son efficacité, tandis que les opposants qu’une conspiration suscite nécessairement gagneraient du terrain jusqu’à imposer leurs propres conceptions, jusqu’à transformer le gouvernement conspirateur en gouvernement “transparent”, transformant le “gouvernement injuste” en “gouvernement juste”…
«Hence in a world where leaking is easy, secretive or unjust systems are nonlinearly hit relative to open, just systems. Since unjust systems, by their nature induce opponents, and in many places barely have the upper hand, mass leaking leaves them exquisitely vulnerable to those who seek to replace them with more open forms of governance…»
Dans ce cadre théorique général, bien entendu, les fuites ne sont pas destinées à mettre à jour des “secrets” inavouables mais bien à provoquer cet effet de choc, – une sorte de théorie de “shock & awe” à l’envers, au moyen de la puissance de la communication et non de la puissance du technologisme. (La théorie “shock & awe”, ou “choc & effroi”, dans l’attaque massive sur le champ de bataille, dont on estime généralement qu’elle fut appliquée en mars 2003 lors de l’attaque aérienne initiale de l’Irak, précédant l’offensive terrestre. A noter que Harlan K. Ullman, l’un des concepteurs de cette doctrine, estime qu’elle ne fut pas vraiment appliquée lors de cette attaque de mars 2003.)
La critique de cette méthode est largement exposée dans notre Ouverture libre du 17 décembre 2010. C’est notamment la position de Stephen Aftergood, qui juge les méthodes de WikiLeaks équivalente à une sorte de “vandalisme de l’information”, en se plaçant du strict point de vue de l’efficacité, de la précision des fuites, de l’intérêt des fuites considérées selon leur contenu et non selon leur “effet de choc”, – tout cela, point de vue renvoyant à la rigueur du journalisme professionnel et à l'éthique du militant.
Nous n’irons pas plus loin ni ne prendrons partie dans cette querelle conceptuelle, essentiellement parce que nous pensons que le fondement même du débat n’est pas le bon. Les deux cas (Assange et la critique d’Assange) présentent finalement deux aspects, l’un massif et radical, l’autre sélectif et plus modéré, d’une même tactique d’attaque de ce qu’il y a de mauvais dans un corps constitué (le gouvernement, ou l’Etat, etc.), – dont on suppose par conséquent qu’il conserve des aspects positifs qui peuvent être exploités dans le sens du bien commun dès que les aspects négatifs ont été réduits ou supprimés. Ce n’est pas du tout notre conception.
Au contraire, nous ne parlons ni d’Etat, ni de gouvernement, mais d’un Système général composé de multiples forces et conduit, non par une conspiration, mais par une dynamique due à ces propres forces qui le composent (systèmes du technologisme et système de la communication traduisant le “déchaînement de la matière”). Il n’y a pas de direction humaine, donc il n’y a pas de conspiration. Le réflexe du “secret” est de type pavlovien, il découle du fait évident que le Système étant par définition fermé et se voulant comme tel, il obture toutes les entrées et sorties possibles pour répondre à sa nature même. Il est constitué de forces publiques, privées, bureaucratiques, médiatiques, etc., qui, toutes sont au service de cette dynamique sans savoir quel est le but de cette dynamique, qui sont à la fois fascinées et entraînées par le seul fait de sa puissance (“idéal de puissance”). Toutes ces forces et les sapiens qui s’y trouvent ne sont pas mauvais en eux-mêmes, mais ils le deviennent dès lors qu’ils sont dans le Système, par proximité du Mal (ou de “la source de tous les maux”). (C’est-à-dire, selon le philosophe Plotin, la Mal étant la matière elle-même, ou le Système dans ce cas, et le reste n’étant plus ou moins mauvais que par proximité de cette matière mais ne l'étant nullement en soi, – et, ainsi, Plotin parlant de la matière puis de ce qui l’en approche : «…Et ces choses ne sont pas des accidents qui lui adviennent, mais elles constituent son essence en quelque sorte, et quelle que soit la partie de lui que tu pourrais voir, il est toutes ces choses. Mais les autres, ceux qui participeraient de lui et s’y assimileraient, deviennent mauvais, n’étant pas mauvais en soi.»)
C’est dire si, pour nous, les composants du Système, même s’ils ne sont pas mauvais “en soi”, le sont presque complètement tant qu’ils sont à l’intérieur du Système, prisonniers de lui. En ce sens, ils sont, comme le Système lui-même qui est “la source de tous les maux”, irréformables et impénétrables, tant qu’ils sont dans le Système et acceptent son influence sans restriction (certains rusent avec lui et font de l’entrisme ; ce sont des amis dans la place) ; également, ils ne sont pas stricto sensu coupables même s’ils ont une responsabilité de circonstances, et leur réduction ou leur neutralisation par une action extérieure de résistance n’est en rien un acte décisif ; ils seront aussitôt remplacés et, de toutes les façons, la dynamique poursuivra son chemin parce qu’elle est, dans le Système, la seule force irrésistible et, par conséquent, absolument dominante… (Encore une fois, la seule attitude concevable et efficace à l’intérieur du Système est la ruse délibérée, l’“entrisme”, par conséquent la collaboration clandestine avec la résistance extérieure pour la destruction du Système.) C’est notre idée selon laquelle, comme la Révolution selon Clemenceau, “le Système est un bloc”. Puisqu’il représente le Mal, il le représente comme “un bloc”, et c’est “comme un bloc” qu’il doit être détruit.
Tout cela nous conduit à dire que, pas plus la théorie d’Assange que celle de ses critiques du même bord (le parti de “la liberté de parole” et de “la liberté de la presse”) ne nous paraissent décisives en quelque façon que ce soit. Même la plus radicale, celle d’Assange, n’a pas fonctionné comme il le prévoyait, notamment dans le fait de la disparité des effets entre les deux premières attaques (Afghanistan et Irak) et la troisième. La véritable attaque efficace, différente en nature des précédentes, est la troisième, pour des raisons diverses qui sont aisément compréhensibles, – mais ce n’est pas ici le propos de s’en expliquer (nous avons déjà effleuré le cas dans notre F&C du 4 décembre 2010). L’effet obtenu n’est pas celui que recherche Assange mais bien un effet de déchaînement et de confusion du Système comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, jusqu’à des méthodes staliniennes dans la vindicte du Système contre Assange, jusqu’à des contradictions grotesques et dévastatrices, comme celles de Joe Biden agissant selon les instructions contradictoires d’une Système affolé. Cela s’appelle une déstabilisation du Système et une accélération d’une déstructuration déjà en cours de ce même Système.
C’est là en effet, dans cette expression, – “déjà en cours”, – que se situe la limite décisive de la théorie d’Assange. Ce qu’il veut provoquer dans le Système avec le chaos dans les flots d’information, avec le “secret”, la diffusion, etc., est largement “déjà en cours”. Comme on l’a dit plus haut, c’est la nature même du Système de se refermer, de se caparaçonner sur le “secret”, d’évoluer dans sa puissance comme s’il était le monde à lui seul et en lui-même, tout en devant vivre avec des flots grandissants d’information et d’appels au système de la communication. Cela place au cœur même de sa nature une insupportable contradiction, puisque le monde continue à exister hors du Système et qu’il interagit fortement dans les domaines des flots d’information et de la communication. On sait que cette contradiction ne cesse de faire des ravages depuis des années, sinon des décennies, et entraîne des catastrophes considérables, jusqu’à ces points limites que nous approchons, jusqu’à menacer d’impuissance et d’effondrement des forteresses du Système. (Le “système anthropotechnocratique” qu’est le Pentagone en est un exemple bien connu pour les lecteurs de ce site, comme le programme JSF en son sein. Le problème de l’information et de la communication, de leurs dysfonctionnement, de leur virtualisme, joue un rôle central dans cette catastrophe, cela depuis bien plus longtemps que l’existence même de WikiLeaks.)
Cablegate n’était pas nécessaire pour déclencher ce processus de dégradation interne du fonctionnement du Système mais il l’accélère incontestablement et très puissamment, et, pour cela, il apporte une aide inestimable à l’attaque contre le Système. Mais l’essentiel de son apport n’est pas là. L’essentiel de son apport, – et, de ce point de vue, Cablegate est véritablement une crise installée et qui se développera, quoi qu’il arrive à Assange et à WikiLeaks, – c’est la perturbation psychologique infligée au système, – notamment l’attaque contre sa vanité, ou son hubris. Car nous affirmons de plus en plus fermement que le Système a effectivement une psychologie, sous quelque forme qu’on la conçoive, et c’est là que se trouve sa faiblesse ultime, celle qui, portée par le système de la communication, accélère et dramatise toutes les autres et recèle effectivement la possibilité de l’effondrement, – comme la psychologie est au cœur de la crise qu’est la modernité depuis l’origine de la modernité, – comme la psychologie fut au cœur de la cause de l’effondrement des courants “antimodernes” acté par la Révolution française et la “déchaînement de la matière” qu’implique cette Révolution avec ses deux sœurs (la révolution américaniste et la “révolution du choix de la thermodynamique”). Et c’est bien de l’effondrement qu’il s’agit, et nullement de la réforme ou du changement du Système, – “puisque le Système est un bloc”…
Il faut donc prendre garde à séparer deux domaines différents : d’une part, le contenu idéologique, les ambitions, les utopies, etc., des activistes du Net ; d’autre part, les effets de leurs actions sur le Système, hors de toutes les considérations qu’on peut avoir sur les théories. Sur le premier point, notre réticence est grande, sinon considérable, on le comprend sans que nous ayons besoin de nous expliquer ici, l’ayant fait à bien plus d’une reprise. Mais ce n’est pas important, puisqu’il y a le second point, qui est, lui, extrêmement positif, puisque les effets sur le Système sont considérables dans d’autres domaines que ceux qui sont visés, qui sont, ces autres domaines, les points de faiblesse fondamentaux du Système. C’est alors qu’il apparaît évident que la méthode “choc & effroi” d’Assange est bien entendu supérieure à celle que prônent ses critiques, qui raisonnent comme Assange, mais en allant plus loin que lui dans cette logique. Tous raisonnent comme si nous nous trouvions dans le monde normal de la modernité telle qu’ils la conçoivent, avec la lutte permanente pour la pleine application des principes de cette même modernité, pour “la liberté de l’information” contre le complot permanent de l’Etat contre cette liberté, contre cette obsession pathologique de l’Etat pour le secret et ainsi de suite. Cette idée-là n’est pas nôtre puisque notre jugement est que le Système, c’est-à-dire la modernité, sont la seule et unique cause de la crise terminale que nous vivons, – et d’ailleurs fort logiquement “seule et unique” puisque “le Système, c’est-à-dire la modernité” forment notre univers dans sa totalité, as a whole. Simplement, Assange et WikiLeaks, et ceux qui les aident ou qui leur succéderaient éventuellement, agissent avec une telle impétuosité et une telle puissance qu’ils provoquent des “dégâts collatéraux” qui sont en réalité l’essentiel de l’action nécessaire puisque ces “dégâts collatéraux” forment en réalité une attaque contre le Système as a whole, par conséquent contre la modernité elle-même.
Very “maistrien”, indeed...
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