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7 janvier 2005 — Un long article du New York Times du 7 janvier signale in fine que la crise de la puissance militaire américaine est entrée dans sa phase active. L’article annonce une mission fondamentale d’évaluation de la situation en Irak du Général Gary E. Luck, général de l’U.S. Army à la retraite. La mission est présentée avec un luxe de détails comme particulièrement importante pour la stratégie américaine en Irak.
« The Pentagon is sending a retired four-star Army general to Iraq next week to conduct an unusual “open-ended” review of the military's entire Iraq policy, including troop levels, training programs for Iraqi security forces and the strategy for fighting the insurgency, senior Defense Department officials said Thursday.
» The extraordinary leeway given to the highly regarded officer, Gen. Gary E. Luck, a former head of American forces in South Korea and currently a senior adviser to the military's Joint Forces Command, underscores the deep concern by senior Pentagon officials and top American commanders over the direction that the operation in Iraq is taking, and its broad ramifications for the military, said some members of Congress and military analysts. »
On voit aussitôt que cette “mission Luck” n’est qu’un élément parmi d’autres, également mentionnés dans l’article, qui définissent la crise de l’U.S. Army, des forces armées américaines par conséquent, du Pentagone au bout du compte. Il est caractéristique que la mission Luck soit, dans le texte du New York Times, indirectement mais précisément liée à la Quadriennal Defense Review de cette année. Il existe des chances sérieuses que la QDR 2005 enclenche un processus révolutionnaire, par la force des choses, par les décisions qu’elle proposerait ou évoquerait pour faire face à cette crise. Dans tous les cas, la QDR 2005 devrait servir de référence sérieuse pour définir la crise que doit aujourd’hui affronter la puissance militaire américaine.
Cette crise peut être principalement définie par une situation d’inadéquation des moyens militaires et des ambitions hégémonistes, et aussi par la dégradation accélérée de l’outil militaire confronté à une situation dépassant largement ses possibilités. L’aspect très particulier de la situation actuelle, caractérisé par l’article, on dirait même: par la forme structurelle de cet article passant de la mission-Luck à la description des problèmes internes du Pentagone, c’est que l’Irak est devenu une sorte de champ de démonstration de cette crise. Tout se passe comme si la concrétisation de la crise du Pentagone se faisait en Irak, à mesure que la crise se développe et qu’elle est identifiée et définie. L’habitude est inversée : l’habitude est que cette sorte de guerre “de basse intensité” où participe(nt) une ou des grande(s) puissance(s), comme l’Espagne en 1936-39, sert de champ d’expérimentation et d’ajustement pour ces puissances militaires extérieures. Avec l’Irak, c’est l’inverse : cette guerre sert à mettre en évidence la crise américaine, dissimulée jusqu’alors sous un flot de rhétorique extasiée sur la puissance militaire américaine.
La mission Luck portera aussi bien sur l’évaluation de la situation que sur l’entraînement des forces irakiennes dont on attend depuis si longtemps qu’elles soulagent, voire, idéalement, qu’elles remplacent les forces américaines. (« At a meeting Thursday with his top military and civilian aides, Defense Secretary Donald H. Rumsfeld instructed that General Luck look at all areas of the operation, identify any weaknesses and report back in a few weeks with a confidential assessment, senior defense officials said. ») Le Pentagone espère que cette mission d’évaluation sera décisive, qu’elle sera capable de fixer enfin les problèmes américains sur place, pour éventuellement envisager de les résoudre.
D’autres missions du même style que celle de Luck, mais avec beaucoup moins d’ambitions et dans des conditions moins dramatiques, ont été déjà réalisées en Irak durant ces deux dernières années. Comme on le constate chaque jour, les résultats sont décevants, sinon inexistants. Aucune n’avait le mandat extrêmement large dont dispose le général Luck. En Irak, Luck va pouvoir mesurer la crise américaine portée à son paroxysme.
En un sens, la plus forte confrontation à laquelle Luck va devoir faire face, c’est celle du sentiment grandissant des experts américains de l’échec en Irak. Ce pessimisme est en train d’imprégner la perception washingtonienne de la conduite de la guerre d’une dose nouvelle de réalisme. Ses manifestations sont désormais sans le moindre frein. On peut lire sous la plume d’un expert en stratégie aussi réputé que William S. Lind, écrit sous la forme d’une pochade mettant en scène le Kaiser Guillaume II, un jugement où il ne craint pas d’annoncer que la défaite américaine en Irak sera une déroute comparable à celle de la Prusse en 1807, à Iéna:
« “That bad,” His Majesty confirmed. “You know, we didn’t lose at Jena because we were no longer the army of Frederick the Great. We lost because we were still the army of Frederick the Great, but war had changed. The Americans in Iraq have the same problem. They seem unable to adapt to a new kind of war.”
» “Majestaet, Jena was not merely a defeat, it was a rout. Are you saying the Americans risk a rout in Iraq? If so, I have to tell you that no one in Washington can foresee such a possibility.”
» “No one in Berlin could imagine my fleet would mutiny in 1918, but it happened. Unless the American government pulls out, a rout is in the cards. The Americans don’t know how to fight the kind of war they now find themselves in, so the situation won’t get better. The present mess can’t sustain itself. So there is only one way for the war to go, and that is for the American position to get worse. And it will get worse at an accelerating pace. Where do you think that leads?”
» “To a rout where the Americans have to fight their way out, if they can.”
» “Exactly. And I will tell you that is coming sooner than any of your Turkish generals can imagine.”
Voilà, derrière les considérations virtualistes de nombre de stratèges Européens qui restent, contrairement à Lind, les derniers partisans de la puissance américaine, la sorte d’évaluation que le comportement de cette puissance inspire aujourd’hui à ceux-là mêmes qui sont chargés d’orienter l’appréciation de son propre comportement. Si Rumsfeld envoie Luck en Irak comme il le fait, c’est qu’il est conduit lui-même à devoir admettre les aspects extrêmement dangereux de la situation en Irak, et à tenter d’en avoir une mesure compréhensible.
On se trouve dans une situation complètement inédite pour le Pentagone et sa bureaucratie: un appel à la réforme et des pressions bureaucratiques, notamment de la direction politique, conjugués aux pressions d’une crise militaire grave sur le principal théâtre d’opérations. Il y a la pression du poids des choses bureaucratiques (le poids des dépenses, le poids du budget, le poids des programmes, de leurs dépassements, de leurs délais, etc); mais il y a aussi la dynamique d’une bataille, avec la pression d’un adversaire qui prend chaque jour de plus en plus de force et de plus en plus d’assurance.
La situation en Irak pèse chaque jour davantage sur la crise de la puissance militaire américaine. A 22 jours des élections, elle est justement décrite comme complètement catastrophique par un texte d’analyse de WSWS.org. La seule conclusion possible de ce constat est contenue dans ce commentaire de William Pfaff, dans le Guardian du 7 janvier, et se résumant à cette formule: partons tant qu’il est encore temps, — avec guère de chance que ce conseil soit suivi. (« The scheduled end-of-January election still offers a chance to leave on non-catastrophic terms. And it is probably the last chance. Yet the possibility this will be seized by Washington and London is negligible. ») Cette catastrophe s’accomplit alors que personne n’a encore vraiment compris, fondamentalement, ce que les Américains font en Irak.