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28 février 2008 — Que reste-t-il après l’Irak? Quoi qu’on fasse et quoi qu’on argumente, quelles que soient les batailles d’influence, les pressions et le reste, il semble qu’on puisse commencer à envisager un puissant courant révisionniste dans l’évolution de la politique de sécurité nationale des USA. Il apparaît plus important de jauger les courants d’information et de commentaire qui suggèrent le déplacement en cours, que de spéculer sur des plans ou des grands desseins stratégiques, comme font nombre de commentateurs à propos des intentions des uns et des autres concernant le point de vue opérationnel sur les divers théâtres d’opération.
• Ce courant a démarré avec la publication de la NIE 2007 qui a marqué un coup d’arrêt à la spéculation concernant une attaque de l’Iran. Le document a provoqué un choc psychologique qui a mis en lumière l’aspect irrationnel et radical de cette option de l’attaque contre l’Iran. La chimie de la communication a, à cette occasion, montré une extraordinaire efficacité, pour des raisons qui sont difficiles à résumer, voire même à déterminer précisément.
• Parallèlement, la fausseté de la situation irakienne (la “victoire-bidon” du “surge”, qui ne parvient pas à renverser la perception psychologique de la défaite) a renforcé le sentiment d’un échec complet de la politique belliciste et prétendument hégémonique. C’est notamment un des points qui alimentent l’analyse de Bacevich (voir plus loin), qui met en évidence le caractère paradoxal d’impuissance de l’invincibilité militaire US.
• Les difficultés économiques aux USA, qui ne cessent de s’aggraver et font désormais craindre une crise majeure, contribuent puissamment à réorienter radicalement l’attention de l’opinion publique US. Le désintérêt pour l’affaire irakienne et les aventures extérieures n’entraînent certainement pas l’élusion de ces problèmes mais renforcent le rejet de cette politique. Il y a un tournant que nous serions pas loin de juger irrésistible de l’attention du public pour les questions intérieures.
• Le phénomène électoral est, si l’on veut, la cerise sur le gâteau. On connaît les spéculations et les commentaires que suscitent la campagne et, notamment, la candidature Obama avec ses inconnues diverses. Ces divers prolongements inattendus sont d’abord la conséquence de la pression populaire, qui se manifeste aussi bien dans l’intérêt public pour la campagne, dans l’affluence des votants, dans la dureté de la compétition qui en résulte. Les candidats sont beaucoup plus les jouets de cette pression populaire qu’ils n’en sont les manipulateurs. Certaines prises de position sont également la conséquence de la pression populaire. Cet ensemble renforce les autres éléments pour donner de la substance au courant général de réformisme radical qui se manifeste. L’intérêt est moins ici de spéculer sur les effets de ces événements sur la politique de tel ou tel candidat que de constater la convergence de ces événements pour renforcer ce courant général dont nous parlons.
Pour l’heure, nous voulons nous concentrer sur un texte d’un excellent spécialiste des questions militaires et stratégiques, Andrew J. Bacevich. Il s’agit d’un historien et d’un analyste connu, influent, qui défend pourtant une position d’hostilité à la politique aventuriste actuelle, – par conséquent un commentateur original, opposant sans être classé parmi les marginaux. Ses prises de position, quand elles sont si simples et tranchées comme celle qu’on signale ici, ont de grandes chances à la fois d’exercer une forte influence et de rendre compte d’un courant déjà en train d’imprégner les esprits.
Bacevich, dans un article du 24 février dans le Boston Globe, rappelle ce que fut le “Vietnam syndrome” et comment il conduisit à restreindre la politique US pendant deux décennies; comment les leçons du “Vietnam syndrome” furent abandonnées après la fin de la Guerre froide, ce qui conduisit aux catastrophes qu’on sait; comment ces catastrophes sont en train de faire naître un “Iraq syndrome”, qui impliquera, très vite, une nouvelle phase profonde de politique de restriction, sinon de désengagement. La démonstration simple a la force puissante de l’évidence. La conclusion est celle-ci:
«Although the White House may pretend otherwise, the Bush doctrine and the freedom agenda have failed their trials. That failure is definitive. Only the truly demented will imagine that simply trying harder will produce different results - that preventive war against Iran, for example, will hurry that nation down the path toward Western-oriented liberal democracy. The collapse of the Bush doctrine and the freedom agenda leaves a dangerous void.
»In the place of defective principles regarding the proper role of force, we now have no principles at all. Nothing in the presidential campaign thus far suggests that any of the candidates is aware of this problem. Regardless of the election's outcome, however, it will be incumbent upon the next president to replace the Bush doctrine and its corollary.
»This will be no easy task. Yet the place to begin is with a candid recognition of just how far Americans have strayed from the path of wisdom and prudence since persuading themselves that the lessons of Vietnam no longer applied.
»A first step might be to enshrine a new Iraq syndrome to serve the same purposes today that the Vietnam syndrome did after that failed war, reminding us that power has limits, curbing the reckless impulses of our politicians, warning against those who promise peace while sending young Americans to fight in distant lands.
»The Iraq syndrome ought to begin with this dictum: never again. This time we need to mean it.»
Ce que nous désignons comme l’ère psychopolitique a, à notre sens, ouvert une perception nouvelle de la puissance, celle-ci passant désormais et se manifestant principalement par la communication. Nous sommes en train de prendre la mesure de cette évolution ou, pour ceux qui l’ignorent, de voir cette mesure s’imposer à nous. Cette évolution est un bouleversement de situation, jusqu’à cette situation nouvelle où des “actes” de communication, d’influence, manipulés ou spontanés (il n’y a pas que du machiavélisme et la croyance au contrôle de la chose est pure illusion), renversent le sens des pressions des événements sans que ces événements soient nécessairement modifiés, et certainement pas de fond en comble.
Cette évolution qui mériterait presque la lettre “r” (“révolution”) s’exerce dans tous les domaines, aussi bien politique et militaire, que populaire quand l’occasion se présente. Les seuls instruments de mesure rationnelle de l’analyse ne suffisent plus, bien qu’ils doivent subsister pour être utilisés à leur heure. L’intuition a désormais un rôle majeur dans l’analyse, bien qu’il faille la soumettre à la mesure de la raison pour distinguer sa force et sa réalité. (C’est une époque extraordinairement relativiste où le “bien que” restrictif est maître de la définition du jugement.)
La situation issue de telles conditions est particulièrement difficile à mesurer, impossible à quantifier. Elle recèle des surprises dont le sens est difficile à comprendre lorsqu’elles éclatent, qui sont particulièrement bouleversantes à cause de cela. Pour l’heure et pour le cas US qui est évidemment fondamental dans cette observation, on constate que l’establishment washingtonien, désorienté par la perception soudain irrésistible de la catastrophe bushiste et la perception nouvelle de l’incertitude électorale, avec des candidats de plus en plus énigmatiques ou incontrôlables, se trouve mis d’autorité sur la défensive. Il ne présente plus de ligne cohérente, ce qui se dessinait rétrospectivement (on le réalise aujourd'hui) dès la fin 2006 avec les élections mid-term (victoire démocrate au Congrès) et l’affrontement entre le groupe Baker et l’administration GW Bush sur la question irakienne. Ces antagonismes sont en train de pénétrer la perception que l’establishment a de la situation et de lui-même. Il en résulte que l’establishment est aujourd’hui perçu comme divisé, qu’il se perçoit lui-même comme divisé entre tendances antagonistes, et qu’il est pressé dans ce sens par l’expression très forte d’un courant populaire grandissant et des relais au niveau électoral. C’est une situation révolutionnaire pour les USA dont il n’y a que quelques très rares précédents (au XXème siècle, la Grande Dépression des années 1932-37 avec Roosevelt, la fin des années 1960 mais avec le ratage de s’imposer dans la politique du pays). Le caractère essentiel du système américaniste, qui est la très forte unité, la solidarité puissante de son establishment, est ainsi gravement mis en cause.
Le texte de Bacevich qui sert de support à notre analyse, présente une ligne réformiste raisonnable pour résoudre cet affrontement à l’intérieur de la direction, une perspective modérée d’une réflexion doctrinale pour aménager un repli inévitable. Le fait est, – ère psychopolitique oblige, – que cette ligne paraîtra radicale et relaps aux groupes minoritaires (neocons et compagnie) qui croient encore tenir les rênes du système. Si la direction washingtonienne n’accepte pas une orientation de cette sorte, elle risque de rencontrer des difficultés extrêmement graves, à commencer par rapport à son opinion publique.
Ces appréciations n’ont pas nécessairement à voir avec la situation politique washingtonienne per se, telle qu’elle apparaît au travers des déclarations des candidats aux présidentielles. Les candidats évoluent à un autre niveau, celui de l’immédiateté et de l’obligation d’une orientation conformiste de leurs programmes. C’est ce qu’observe justement Bacevich : «Nothing in the presidential campaign thus far suggests that any of the candidates is aware of this problem.» Mais il poursuit, s’appuyant sur les réalités qui concernent aussi bien les limitations dramatiques de la puissance US, les pressions budgétaires impliquées par la crise économique en constante aggravation et la perte dramatique de prestige des USA dans le monde : «Regardless of the election's outcome, however, it will be incumbent upon the next president to replace the Bush doctrine and its corollary.»
Outre les raisons objectives mentionnées, c’est surtout le climat observé durant cette campagne, avec la perspective de sept mois supplémentaires durant lesquels ce même climat ne cessera de s’affirmer et d’accentuer sa pression, qui conduit à l’hypothèse de la nécessité d’une révision stratégique. Il est évident que, toujours dans le champ de la communication que nous avons signalé comme le domaine privilégié de l’affirmation de la puissance aujourd’hui, les développements possibles sont très incertains. Si une orientation de la sorte, logique et somme toute modérée, que propose Bacevich n'est pas choisie, on doit envisager la possibilité de remous graves au sein de la direction politique, dans une situation générale très dégradée par les conditions objectives mentionnées autant que par l’absence de réactions sérieuses face à cette situation durant cette année électorale où les pouvoirs washingtoniens sont pratiquement en état de paralysie. Ce que propose Bacevich, au-delà de la campagne électorale, revient à tenter de reprendre le contrôle d’une situation générale proche de ne plus être contrôlée; l’autre possibilité, catastrophique celle-là, est que cette reprise de contrôle n’ait pas lieu.