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Le choc que provoque la guerre en Irak est immense aux Etats-Unis, particulièrement dans les communautés militaro-scientifiques qui observent l’évolution de la “science militaire”, — ou de l’“art militaire”, selon ce qu’on en a. Ce n’est plus, pour ceux qui jugent qu’il ne faut pas manquer d’audace dans la réflexion, un vent de révisionnisme qui souffle, mais une tempête révolutionnaire. Devant la forme de plus en plus tragique que prend l’échec américain en Irak, les questions deviennent fondamentales. Ce n’est plus une stratégie, une planification qu’on soumet à la question mais le concept de la guerre lui-même. La question devient, dans les milieux les plus audacieux : qu’est-ce que la guerre aujourd’hui et la guerre existe-t-elle encore ?
Un apport intéressant dans ce débat nous vient du fameux et néanmoins anonyme “docteur Werther”, dont on a déjà lu quelques réflexions. L’analyse de Werther à laquelle nous nous référons est en date du 30 décembre 2004, sur le site Defense & National Security. Elle s’appuie sur le concept de “guerre de la quatrième génération” (4th Generation War, ou 4GW), très populaire sur ce site des réformistes militaires US. L’analyse de Werther passe par une analyse en profondeur de 4GW, des causes de son succès, des conséquences de son succès.
Plus récemment, un autre auteur que nous connaissons bien, William S. Lind, reprend l’analyse de Werther et la complète, dans un texte sur Antiwar.com, le 14 janvier.
Les deux hommes introduisent des facteurs non-militaires dans la définition de la “nouvelle guerre”, pour leur donner une place essentielle. Le tableau qui ressort de cette démarche n’est pas précisément clair. Il vaut pourtant d’être signalé et, ensuite, d’être considéré d’un œil critique.
Constatant l’échec de la guerre classique (de haute technologie) en Irak, Werther cherche à déterminer la définition du nouveau type de conflit qui la remplace, à la lumière de l’expérience irakienne. Il cherche à mieux définir ce que les réformistes américains (lui-même et Lind) nomment justement la “guerre de la quatrième génération” (4GW). Werther propose une critique radicale des conceptions générales existantes concernant la “guerre populaire” telle qu’elle a été définie au XXème siècle, et notamment les mouvements de résistance pendant les guerres du XXème siècle (tout ce qui est censé être la 4GW avant l’heure). Il est extrêmement sévère avec la résistance française (on reviendra là-dessus plus loin). Les conceptions sont radicales, bien dans le goût du temps historique lorsqu’on veut sortir des platitudes conformistes de nos experts patentés.
Passant à la définition de la 4GW telle qu’il l’identifie dans la guerre d’Irak, Werther devient très court. Il fait appel à des valeurs culturelles, et même à l’idée nécessairement confuse de « riddle of culture » (qu’on pourrait traduire par “énigme culturelle”?). Il présente un tableau d’une grande confusion et d’un grand désordre, qui correspond effectivement à la réalité que nous constatons chaque jour mais qui conduit nécessairement à une identification insuffisante.
Voici les paragraphes qui, dans le texte de Werther, correspondent effectivement à cette tentative de définition.
« The post-modern age we live in functions by different rules. In the realm of warfare, the rules are closer to tribal war, or the Wars of Religion, or drug smuggling than they are to Yorktown or Austerlitz or Anzio. There is no front, there is no safe haven or separation between combatants and non-combatants. There is no high-tech device that will render us invulnerable. There is no mutually agreed ceremony concluding events, only a unilateral photo-op which fools no one except a gullible domestic audience.
» Every era carries a residue of the past and the seed of the future. World War II was a false start for the doctrine of popular resistance. Many of the technologies and techniques often associated with 4GW were pioneered or refined then: plastic explosive, covert assassination, sophisticated infiltration and exfiltration, black propaganda, sabotage. Yet the Zeitgeist was not quite ready. Like the ancient Greek toy steam engine, da Vinci's flying machine, and the Babbage computer, it was an idea before its time.
» 4GW is a “riddle of culture,” to paraphrase the anthropologist Marvin Harris. It is perhaps bound up with identity politics, absolutist religious claims, and the aspirations and resentments of the wretched of the earth. Why it should have arisen just when man conquered the moon, the atom, and achieved other triumphs of rationalism is one of those paradoxes by which history is always surprising us. »
William S. Lind a commenté de façon élogieuse l’article de Werther, dans un article du 14 janvier sur Antiwar.com. Il ajoute une dimension de son cru dans la définition que tente de donner Werther. C’est-à-dire qu’il précise l’approche générale et confuse de Werther en fixant l’attention sur un point, d’ailleurs de réel intérêt, notamment parce qu’il est tout entier dépendant de la psychologie. La chose est intéressante puisque le facteur que nous propose Lind est celui de la croyance. Nos adversaires sont des croyants alors que nous ne le sommes plus.
« As one of the founders of the concept of Fourth Generation war, I would like to take a stab at solving this riddle. The key to it, I think, is precisely “the triumphs of rationalism.” Rationalism, or more broadly modernity, believes in nothing. Belief is the opposite of rationalism. Fourth Generation war is triumphing over the products of rationalism because people who believe in something will always defeat people who believe in nothing at all.
» If we look at those who are fighting Fourth Generation war, America's opponents in Iraq and elsewhere, one characteristic they share is that they believe very powerfully in something. The “something” varies; it may be a religion, a gang, a clan or tribe, a nation (outside the West, nationalism is still alive), or a culture. But it is something worth fighting for, worth killing for, and worth dying for. The key element is not what they believe in, but belief itself.
» As Martin van Creveld points out in his key book on Fourth Generation war, The Rise and Decline of the State, up until World War I the West believed in something, too. Its god was the state. But that god died in the mud of Flanders. After World War I, decent Western elites could no longer believe in anything: “the best lack all conviction.” Fascism and Communism offered new faiths, but in the course of the 20th century, they too proved false gods (all ideologies are counterfeit religions). Now, all that the West's elites and the “globalist” elites elsewhere who mimic them can offer is “civil society.” Unlike real belief, civil society is not worth fighting for, killing for, or dying for. It is far too weak a tea to serve in the global biker bar that is the Fourth Generation's world of cultures in conflict. »
Il est incontestable que cet apport de Lind est intéressant mais de façon peut-être paradoxale, dans un sens différent de celui que propose l’auteur. Cet apport de l’importance de la croyance ne nous semble pas nécessairement caractériser cette guerre-là (la 4GW), mais toutes les guerres, tous les affrontements en général. (L’absence de conviction, de croyance, conduit à la désintégration morale et à l’affaiblissement des armées jusqu’à la défaite.)
Plus que caractériser une guerre (et l’échec dans ce type de guerre), la question de la croyance ou de la conviction caractérise une époque et le déclin d’une civilisation. Plus que la crise de la guerre, Lind caractérise la crise de l’Occident lorsqu’il constate l’absence de croyance; et il est bon qu’il mette dans cet Occident, et au premier rang sinon dans un monde à part, l’Amérique, malgré le rôle énorme qu’on fait jouer à la religion dans ce pays aujourd’hui. C’est exactement le cas: l’Amérique religieuse est bigote, intolérante, bornée, etc, et surtout vaniteuse jusqu’à s’identifier à Dieu Lui-même, — et pas du tout croyante dans le sens de la conviction mystique renforçant le caractère et la psychologie. Cela n’a qu’indirectement à voir avec le problème technique (opérationnel) d’une guerre même si cela en influence décisivement les facteurs (psychologie, culture) qui jouent un rôle essentiel dans tous les aspects de la vie, dont évidemment la guerre.
Pour appuyer son analyse sur le caractère anachronique des mouvements de résistance populaire du XXième siècle, Werther prend notamment l’exemple de la résistance française. Lind reprend l’exemple et l’accentue encore.
Selon Lind: « Werther's Dec. 30, 2004 column, “4GW and the Riddles of Culture,” is one of his best. Among its services is debunking the French Resistance, the only object in human history of which it can be said that the farther you get away from it, the larger it appears. As Werther, citing John Keegan, writes, “for most of the war, the 30-50 German occupation divisions took no part in anti-resistance activities … the number of actual anti-resistance security forces in France (the Feldsicherheitsdienst) probably did not exceed 6,500 at any stage of the war. That in a country of over 40 million!” »
La thèse de Werther, reprise avec véhémence par Lind, est que les guerres populaires du passé, particulièrement dans ce cas la résistance française, n’ont aucune capacité de nuisance comparable à ce qu’inflige la résistance iranienne à l’armée US, alors que les conditions psychologiques sont semblables (résistance contre l’occupation du pays par une armée hostile). Par conséquent, ces guerres populaires du XXème siècle sont faussement appréciées comme des ancêtres de la 4GW, voire les premières manifestations de la 4WG. Elles n’ont jamais pu mettre en cause la guerre conventionnelle qui, par contre, est aujourd’hui complètement dépassée en Irak. De même, les guerres populaires du XXème siècle ne démontrent en rien la valeur des facteurs culturels qui, aujourd’hui, donnent une explication acceptable de la supériorité de la 4GW sur la guerre conventionnelle.
Cette critique est finalement paradoxale, sinon contradictoire, et montre que les stratèges américains les plus réformistes se heurtent à des obstacles psychologiques de taille lorsqu’ils se font historiens. C’est-à-dire qu’ils prennent comme référence du succès de la 4thGW des facteurs qui ont été définis dans le cadre de la guerre conventionnelle, qui font partie en un sens de la guerre conventionnelle. Ils raisonnent en termes de victoire et de défaite directes, pour des cas où tel ou tel conflit ne peut être compris que dans un cadre général plus stratégique. C’est d’ailleurs le même cas de cet historien britannique, John Keegan, cité par Werther et par Lind. Keegan offre une analyse purement et strictement militaire et formelle du conflit qu’il étudie.
(Ici, la Deuxième Guerre mondiale. Dans un autre livre qu’il a consacré à la Première Guerre mondiale [La Première Guerre mondiale], Keegan montre la même sorte d’esprit. En quelques pages au début de son étude, il conclut que la Première Guerre mondiale est inexplicable: on ne comprend pas qu’elle ait éclaté. Si l’on considère la situation formelle (alliances, relations internationales, etc) avant le conflit observe Keegan, rien n’explique formellement ce conflit. Keegan se désintéresse complètement des facteurs psychologiques et culturels : s’il y a bien une guerre qui était psychologiquement et culturellement inévitable, c’est bien celle de 1914.)
Dans le cas de la résistance française, qui est ridiculisée par Werther et Lind, il nous semble qu’on laisse de côté le tableau général où s’inscrit ce phénomène, et dont ce phénomène dépend (la résistance française, alimentée par l’Angleterre notamment pour son armement d’abord ; ensuite l’élargissement du théâtre et l’accroissement du nombre d’acteurs, avec la guerre à l’Est, les soviétiques, les Américains, etc). La résistance française fut, dès l’origine, très planifiée et contrôlée dans ses actions générales, notamment sous l’influence des Britanniques qui l’alimentaient et qui voulaient d’abord des renseignements et des “services annexes” sur le continent. La résistance française (et occidentale en Europe occupée en général) est, du point de vue psychologique, un acte de résistance populaire mais c’est, du point de vue militaire, un élément tactique d’une situation de grande stratégie. Le principal apport de la résistance (cette fois, la française comme les autres) dans le cadre stratégique a été de fixer en Europe occidentale une masse qui atteignit à certains moments 80 divisions de la Wehrmacht, lesquelles manquèrent décisivement à Hitler à l’Est, — pour l’emporter à Moscou fin 1941 ou à Koursk en 1943. La résistance joua encore ce rôle en marge du débarquement de Normandie. Elle n’avait absolument pas les mêmes buts que la résistance irakienne avec ses apports extérieurs. L’Irak est aujourd’hui le point central d’affrontement avec les USA et la résistance irakienne y tient le rôle central. En Europe, jusqu’en 1944, le point central d’affrontement était l’URSS et la résistance occidentale ne pouvait et ne devait tenir qu’un rôle complémentaire mais extrêmement précieux à cet affrontement central.
Assez curieusement, ces réformistes US qui ont développé une critique bienvenue du plan Schlieffen de 1914 (accumulation de victoires tactiques aboutissant à une défaite stratégique) ne voient pas que la résistance occidentale tint le même rôle, — élément tactique d’une situation stratégique. Peut-être l’Allemagne a-t-elle remporté une victoire tactique en contenant aisément cette résistance mais, au bout du compte, cette soi-disant “victoire” tactique a constitué un élément important de la défaite stratégique de l’Allemagne par la dispersion de l’effort qu’elle a suscitée.
Le cas de la résistance française et ouest-européenne pendant la Deuxième Guerre mondiale n’est certainement pas décisif pour nous prouver qu’avant les guerres actuelles, les “guerres populaires” n’étaient pas efficaces.
Ce qui se passe en Irak est-il tellement nouveau? Edward Luttwak compare justement l’actuel conflit à la campagne d’Espagne de Napoléon, en 1808, aboutissant à une retraite de la Grande Armée à cause de la résistance populaire. On peut trouver d’autres comparaisons de cette sorte, en remontant dans l’Histoire. L’insurrection populaire, — résistance, guérilla, révolte, etc, — est aussi vieille que l’espèce depuis que l’espèce se fait la guerre, et elle prend évidemment toutes les formes possibles parce qu’elle prend les formes qu’elle peut. Selon ces appréciations, la guerre de la quatrième génération ne serait qu’une guerre “de toutes les générations”, avec les moyens du bord, allant de la pierre (intifada) à l’avion détourné ou la voiture-suicide.
La spécificité irakienne est, à notre sens, toute autre. Nous ne sommes pas en train d’assister à la naissance d’une nouvelle forme de guerre mais à la naissance d’une nouvelle forme de défaite, si complète, si déstructurante qu’elle met en cause une conception même du monde, qu’elle met en cause une civilisation en exposant son impuissance.
Ce qui importe par-dessus tout en Irak, c’est la façon dont les Américains ont fabriqué leur défaite par leurs méthodes, leurs erreurs, leur aveuglement, leur ignorance. La chronologie est évidemment révélatrice: accueillies en avril 2003 par une certaine chaleur, dans tous les cas par une volonté d’accommodement, de coopération et une absence complète de résistance, les Américains ont tout fait basculer en quelques mois par leur comportement. Ce qu’il y a de révolutionnaire en Irak, ce n’est pas la façon dont l’insurrection et la résistance se sont développées mais la façon dont les Américains ont perdu pied, se sont effondrés en quelque sorte par rapport à leurs prétentions diverses. Diverses raisons se sont ajoutées pour conduire à ce résultat (bureaucratisation des procédures, conformisme des attitudes, méconnaissance totale des cultures régionales, obsession de la sécurité des forces, confiance absolue dans la technologie, état déplorable du renseignement humain, etc) ; ces raisons se résument par ce constat: l’incapacité complète des forces armées américaines de s’intégrer dans une situation différente de celle dans laquelle/pour laquelle elles ont été minutieusement conçues, entraînées et équipées.
La nouveauté militaire que nous montre l’Irak, c’est une civilisation américaniste, avec la psychologie qui va avec, arrivée à son point d’incapacité complète face à la réalité du monde extérieur. Werther note ce qu’il juge être l’ironie du triomphe de la guerre de la quatrième génération: « Why it should have arisen just when man conquered the moon, the atom, and achieved other triumphs of rationalism is one of those paradoxes by which history is always surprising us. » Mais est-ce tellement ironique? Est-ce tellement une surprise? Tous les signes que Werther signale du triomphe d’un aspect de notre civilisation (la civilisation américaniste et sa conception technologique du monde) ne forment-ils pas le côté brillant de l’impuissance où les plus avancés d’entre nous (les américanistes) sont arrivés?