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14 décembre 2003 — Parlant inévitablement de l’événement du jour, nous écarterons les affirmations pompeuses et emphatiques sur le “tyran cruel”, le “bourreau de Bagdad”, le monde qui est “un lieu plus sûr depuis aujourd’hui” et ainsi de suite. On devrait savoir, avec un peu d’indépendance d’esprit, ce que valent les jugements moraux sur Saddam, surtout venant de ceux qui les émettent. On s’attachera plutôt à l’aspect politique et à l’aspect perceptif de l’événement, c’est-à-dire quelques-uns des composants essentiels de ce qui serait une définition virtualiste de l’événement dans ce cas, la seule qui convienne en réalité.
(On verra par ailleurs qu’effectivement, pour nombre d’analystes, la capture de Saddam est plus un énorme “coup de propagande” de l’administration Bush qu’un événement opérationnel fondamental en Irak. Pour eux, la situation opérationnelle ne change guère.)
D’abord, observons qu’il semble s’agir d’un événement “vrai” : contrairement aux armes de destruction massive ou aux liens de Ben Laden avec Saddam, Saddam, lui, existe bien. Quand on insiste, la réalité peut être à nouveau rencontrée. Elle pourrait conduire à des complications.
C’est depuis juillet qu’on attend la capture (ou la liquidation) imminente de Saddam. En juillet, cette perspective, donnée pour imminente par les militaires US eux-mêmes, avait un sens politique évident. La capture durant cette période, notamment en août, pendant les vacances politiques US, aurait donné à GW Bush, à la rentrée, une stature politique qui lui aurait permis d’empêcher de s’imposer la tendance de chute dans les sondages et d’affrontement à Washington. En décembre 2003, ce raisonnement n’est plus valable.
Cette capture de Saddam semblerait confirmer que les Américains agissent essentiellement dans leurs bataille irakienne à coups de subventions, de primes et d’achats de fidélité ou de renseignement, c’est-à-dire que le dollar est leur arme principale, — ce qui n’est pas nouveau pour l’Irak, on le sait. La capture de Saddam aurait en effet été payée très cher, certainement par une prime se chiffrant par un certain nombre de dizaines de millions de dollars. Pour autant, les Américains ne contrôlent pas les événements. Ce n’est pas la première fois qu’ils donnent de l’argent pour la capture de Saddam, mais jusqu’ici les renseignements étaient faux ou trop tardifs. Ils ont sauté une fois de plus sur l’occasion et cette fois était la bonne.
Il semble ne pas y avoir manipulation autour de la capture de Saddam, qui semble d’abord être un fait opérationnel pour l’essentiel (une occasion de capture aussitôt exploitée). Cette capture n’a aucune signification politique propre mais elle peut avoir des effets politiques inattendus. Cela doit être envisagé dans la mesure où, par contraste avec la réalité de l’événement tel qu’il s’est déroulé aujourd’hui, on avait fait de la capture de Saddam un mythe, impliquant par avance de façon complètement artificielle qu’il s’agissait d’un événement politique décisif, — construction de communication que nous qualifierions alors, plutôt, de virtualiste. Essayons de détailler ses effets et conséquences possibles, selon des hypothèses à envisager.
• Quel va être l’effet sur les opérations, la résistance, etc ? En présentant la nouvelle, le général Sanchez, qui est notre interlocuteur à tous pour les forces US en Irak, s’est montré extrêmement prudent. Il n’a pas prévu de réduction des attaques. Tout dépend de l’organisation de la résistance, du poids des partisans de Saddam dans cette résistance. Il sera justement intéressant d’avoir des indications à ce sujet selon l’évolution de la situation dans les semaines à venir.
• On a été très attentif à faire participer le chef de l’exécutif irakien à la conférence de presse où Sanchez a annoncé la capture de Saddam. (Bremer était également là.) L’Irakien a répondu à certaines questions, parfois d’autorité, pour affirmer qu’il comptait bien que Saddam lui soit livré, pour qu’il passe en jugement devant une juridiction irakienne. Devant ces affirmations, Sanchez semblait indécis. Il semble que rien n’avait été prévu sur le sort de Saddam, avant son arrestation : gardé par les Américains ou livré aux Irakiens pro-US
• Saddam en jugement, c’est éventuellement un risque pour la situation générale. D’abord, parce que Saddam a peut-être des choses à dire, qui pourraient ne pas renforcer la popularité des Américains. Ensuite, parce que son procès peut servir de regroupement pour certains groupes de la résistance. Enfin, parce que les conditions du procès seront suivies de près, ne serait-ce que par rapport au droit international et par rapport au cadre d’une guerre elle-même illégale par rapport au droit international.
• La question qui se pose concerne la capacité d’évaluation des Américains. Croient-ils que la résistance en Irak est ultra-minoritaire, comme ils l’affirment, et que la capture de Saddam va rassembler une soi-disant “majorité silencieuse” irakienne contre les souvenirs du régime et faire basculer la situation en leur faveur ? S’ils croient cela, la présentation de la capture et du procès éventuel comme des événements politiques importants apparaît justifiée. Mais si c’est bien leur évaluation de la situation, est-elle juste pour autant ? Dans le cas d’une réponse négative, la manipulation éventuelle du cas Saddam devient contre-productive et on risque de tomber dans le cas du point précédent. (Pourquoi cette hypothèse de la possibilité d’une si complète erreur des Américains ? Parce qu’ils ont montré qu’ils en sont coutumiers. Si les Américains manipulent systématiquement les informations, ils manquent par contre complètement de machiavélisme (l’organisation planifiée de ces manipulations). Ils ne construisent pas sciemment des manipulations basées sur le mensonge (l’affaire des armes de destruction massive le montre : bien qu’à partir de renseignements manipulés, ils ont cru à la présence massive d’AMD en Irak). Dans cette affaire de la capture de Saddam, on peut se trouver dans un cas similaire.)
• La capture de Saddam devrait renforcer GW Bush dans sa position politique. Sa popularité devrait en être renforcée, ainsi que l’opinion positive sur la guerre en Irak. Même si elle est particulièrement stupide (à ce stade, la capture de Saddam n’a aucune signification politique qui puisse justifier de tels jugements), et même justement parce qu’elle est particulièrement stupide, cette réaction a toutes les chances de se manifester. Néanmoins, on appréciera que la capture et le gain politique intérieur probable pour GW sont si loin de l’élection présidentielle que leur effet devrait être largement moindres que ce qu’ils auraient pu être s’ils étaient intervenus à un moment plus adéquat, comme il avait été envisagé par des commentateurs (ces hypothèses supposant des manipulations de la part des Américains). Là où, par contre, on pourrait avancer une tentative de manipulation machiavélique, c’est selon l’hypothèse que le procès de Saddam pourrait avoir lieu vers l’été prochain. Dans ce cas, certains pourraient y voir une tentative d’influence dans la campagne présidentielle. (Certains, comme le candidat Wesley Clark, demandent déjà un procès “transparent”.) On retombe aussi sur les risques inhérents (déjà vus) à cette hypothèse.
• La capture de Saddam, en relançant le côté soi-disant côté moral de l’aventure irakienne, intervient à un moment crucial des équilibres politiques à Washington. Elle devrait, par ses effets sur la perception de la guerre, au moins ralentir sérieusement la perte accélérée d’influence des néo-conservateurs dans l’administration, actuellement en cours. De ce point de vue, c’est un coup porté au camp modéré US (Powell, les réalistes républicains, etc).
• Si, finalement, GW Bush peut redresser sa stature politique grâce à l’événement, cela se fera effectivement en renforçant ses tendances à considérer l’entreprise irakienne comme une “croisade”. Dans ce cas, s’il est réélu notamment grâce aux effets indirects à terme de l’arrestation, en combinaison avec d’autres événements,GW Bush sera plus que jamais tenté par des aventures de politique extérieure dans son deuxième mandat. Si elle est transformée en mythe de la croisade américaine, comme c’est très possible, l’arrestation de Saddam est un facteur de durcissement de la politique US.