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52423 septembre 2010 — En même temps nous arrivaient, hier, deux textes significatifs de l’évolution de l’atmosphère au Mexique. L’un, plus précis (repris par nombre de journaux), sur Ouverture libre le 22 septembre 2010, sur cet extraordinaire éditorial du Diaro de Juarez, où le quotidien ne faisait rien d’autre qu’exhorter les nacro-trafiquants à “prendre leurs responsabilités”, c’est-à-dire à ne faire rien moins qu’affirmer une sorte de responsabilité publique et civique au nom d’une légitimité que leur domination incontestée de la région leur conférerait. Que cela implique l’illégalité, le crime, le trafic de drogue, la cruauté, etc. n’importait que secondairement, – car ce qui importe, en l’occurrence, n’est rien de moins que la survivance.
Le second est un texte plus général de John Ross, également présenté sur Ouverture libre le même 22 septembre 2010, et affirmant que les conditions sont réunies pour une “révolution” au Mexique. Et certes, les cartels de la drogue s’y tailleraient la part du lion… Anathème, scénario hollywodien ? On se doute bien que non. Ross conclut, faisant montre d’un sens des réalités politiques qu’on ne peut ignorer aujourd’hui au Mexique : «»Leftists who have been awaiting a more “political” uprising in 2010 are not convinced by Buscaglia's nomenclature. A real revolution must be waged along ideological and class lines which the narco-insurrection has yet to manifest. Nonetheless, given the neo-liberal mindset of a globalized world in which class dynamics are reduced to market domination, the on-going narco-insurrection may well be the best new Mexican revolution this beleaguered nation is going to get.»
@PAYANT John Ross nous décrit donc une situation “pré-révolutionnaire” caractéristique. Bien entendu, il s’agit de prendre le terme “révolutionnaire” avec des pincettes, tant effectivement l’entendement que nous en avons n’a plus guère de rapports avec les possibilités “révolutionnaires” existantes aujourd’hui, nous-mêmes avec notre éducation politique tant marquée par les XIXème et XXème siècles (et un zeste du XVIIIème, sur sa fin, comme détonateur de la période) et par des notions qui n’ont, aujourd’hui toujours, plus aucune valeur ni la moindre vérité. Plutôt que de “révolution”, nous parlerions donc de la circonstance formidable du point de fusion et d’explosion d’une situation, que les conditions de désordre et de violence en cours susciteraient. La situation mexicaine est marquée par un désordre d'un caractère inédit, qui touche désormais et d’une façon fondamentale les psychologies. On en trouve une indication, un exemple, dans ce constat vertigineux qu’implique la démarche du quotidien Diaro de l’absence de toute légitimité, de toute autorité, donc de toute référence structurelle. Ce n’est même plus du désordre, c’est une sorte de vide agité de soubresauts épouvantables et cruels… La démarche du Diaro est bien entendu extrême, dans une région marquée par la plus extrême violence et, par conséquent, l’extrême de cette situation d’absence “de toute référence structurelle”. On voudra bien admettre, évidemment, qu’il s’agit bien plus d’un cas exemplaire que d’une exception, et la démarche du Diaro illustre l’évolution substantielle et générale de la situation mexicaine bien plus qu’elle n’apparaît accidentelle ou exceptionnelle.
On voit mal ce qui pourrait effectivement empêcher une évolution telle que celle que décrit Ross. Le président Calderon a été élu (en 2006) dans des circonstances si suspectes qu’on peut considérer que son élection a été une négation de toute légitimité. La situation était déjà celle d’un désordre chronique, tant politique que d’ordre civil (la guerre des cartels déjà en cours). De plus, tout cela baigne dans la conscience des réelles culpabilités, qui sont d’une part l’influence des USA qui se transmet par le soutien US pour les oligarchies économistes (libre-échangistes) et pro-américanistes dont Calderon est l’élu ; d’autre part le processus classique de libéralisation économique extrême du pays, dont la phase actuelle a commencé avec le traité ALENA (1994), comme d’habitude là aussi machination du système de l’américanisme qui répond “présent” à la moindre sollicitation de notre enquête.
Depuis son élection, Calderon se bat contre le désordre sans que cette bataille ne lui donne un gramme de légitimité. Il ne regroupe personne autour de lui, parce qu’il a le passé qu’on a vu, parce que c’est un personnage falot et sans audace comme cette sorte de circonstances autant que le système nous offrent régulièrement. Calderon accuse donc furieusement et régulièrement les bandits de la drogue et les USA (principaux consommateurs de drogue du fait des caractéristiques socio-psychologiques du pays et principaux fournisseurs d’armes des cartels du fait du régime de vente libre des armes aux USA). Ces vociférations ne contribuent pourtant en rien à rehausser la prestance et le prestige de Calderon, ni à le légitimer en quoi que ce soit. Le handicap de départ et la médiocrité de l’homme sont autant d'obstacles insurmontables.
Un autre facteur bien connu est que la violence n’est pas une exclusivité des cartels. Les forces de sécurité mexicaines sont elles-mêmes très violentes, en plus des cas classiques de la corruption endémique, avec des liens de corruption avec diverses forces, qu’elles aillent des oligarchies aux cartels eux-mêmes. On comprend alors que leur popularité ne soit pas tellement plus élevée que celle des cartels, qu’elle le soit parfois moins, et qu’il n’y ait là aucun “handicap” particulier des cartels pour figurer dans certaines circonstances comme une force de stabilisation.
Enfin, on connaît l’argument économique de la drogue, qui vaut pour le Mexique comme il vaut pour l’Afghanistan, que nous rappelions le 24 juillet 2010 : «Enfin, la question de la drogue n’est pas perçue comme un problème de dévastation sociale fondamental puisque plus de 80% de la drogue s’en va aux USA. Une partie de la population est économiquement intéressée au trafic, dont on voit qu’il a rapporté plus en 2009 (entre $25 et $40 milliards, plus proche des $40 milliards) que les exportations de pétrole. La drogue n’est pas un facteur criminel seul, ou un facteur criminel et géopolitique, mais également un facteur social et économique dont il n’est pas assuré qu’il soit nécessairement défavorable aux cartels.»
A tout cela s’ajoutent, du point de vue de la conjoncture politique, le souvenir et la rancœur de l’élection de l’été 2006 (Calderon contre le candidat de gauche Obrador), qui se déroula dans des conditions surréalistes et qui, de toutes les façons, priva Calderon et le régime, la “tendance” qu’il prétend représenter, de toute légitimité. Ce souvenir et cette rancœur rendent encore plus incertains, et surréalistes également dans les conditions présentes, l’élection présidentielle de 2012. La perception qui commence à se répandre est que les conditions actuelles rendent effectivement impossible cette élection, et qu’il faudra donc “quelque chose”, dans un sens ou dans l’autre, pour modifier de fond en comble la situation du pays avant cette échéance, pour que cette échéance puisse effectivement être rencontrée. (Cette modification “de fond en comble” pouvait d’ailleurs, bien entendu, rendre inutile, ou caduque, etc., la perspective de l’élection de 2012.) La “revoluçion” qu’envisage Ross serait une sorte de prélude, d’avant-goût, de réalisation avant l’heure de cette exceptionnelle années 2012, – qui, outre le calendrier des Mayas, nous offre en principe les élections présidentielles de Russie, de France, du Mexique et des USA…
Bien entendu, nous avons cité l’extrait du texte de Ross, ci-dessus en début d’article, avec intention… La dernière phrase est particulièrement attrayante ; après avoir constaté que la perspective qu’il entrevoit va évidemment contre les conceptions politiques courantes, notamment celles de la gauche révolutionnaire qui ne peut imaginer une révolution sans argumentaire et conception politiques sérieux, John Ross observe : «Nonetheless, given the neo-liberal mindset of a globalized world in which class dynamics are reduced to market domination, the on-going narco-insurrection may well be the best new Mexican revolution this beleaguered nation is going to get.»
Cette phrase est attrayante en ce qu’elle montre une réelle évolution des esprits dans le jugement des diverses circonstances en cours et, au-delà, dans la mesure de la vérité de la situation (au Mexique et ailleurs), – et nous insistons sur le mot de “vérité”, à la différence du mot “réalité” qui n’a plus aucun sens aujourd’hui, entre les multiples “réalités” que le système de la communication construit régulièrement, au gré de la demande qui est très grande. (L’idée selon laquelle la “réalité” dépend aujourd’hui de transactions classiques entre “l’offre et la demande”, un peu comme “le marché” et les transactions boursières font leur office, est sans nul doute très attractive.) Il ne s’agit plus, constate John Ross, d’un monde où s’affrontent les classes sociales, selon la vision marxiste des choses, mais un monde où “la dynamique sociale est réduite à la domination du marché”.
On pourrait dire à peu près la même chose en se référant à la vision historique “moderne”, ou géopolitique, de l’affrontement entre les nations, où les groupes de nations. La concurrence entre les nations, avec le facteur du nationalisme comme moteur principal des gouvernements et les intérêts des nations comme combustible du moteur, est également une notion de plus en plus dépassée (la chose est en pleine évolution) à cause de la dictature des marchés à laquelle sont soumises toutes les directions politiques ; à ce dernier point sur la “soumission” des directions politiques, nous ajouterions que ces directions politiques sont soumises “de leur plein gré”, même si c’est “à l’insu de leur plein gré” comme dit la chanson, ou dit autrement “sans savoir ce qu’elles font”, tant ces directions politiques refusent d’utiliser les moyens à leur disposition pour briser cette dictature des marchés
Ces considérations générales qui sont faites à propos du Mexique valent pour toute la vaste famille des nations globalisées, mais le Mexique est un exemple passionnant à cause de la taille considérable de ce pays, de sa position stratégique formidable au sud de l’énorme puissance US et en contact avec elle, de sa situation intérieure complètement caractérisée par une anarchie de violence et d’illégalité presque achevée. Pourtant la prospective de Ross continue à être basée sur le fait national parce que cette référence continue à être une référence structurante, l’une des seules à survivre, dans la situation politique générale. On ne dit en aucun cas que cette référence est l’avenir, qu’elle est la solution, car nous contredirions en cela le jugement que nous portons sur la nationalisme ; mais il serait plus approprié de parler de “patriotisme” que de “nationalisme”, pour caractériser ce sentiment qui tend naturellement à s’appuyer sur la structure nationale parce qu’elle seule garde une cohérence et des marques de similitude collective dans le désordre général. On observe effectivement que c’est sur un tel sentiment que s’appuie la défense désespérée contre l’anarchie générale du désordre créé par ce qu’il appellent “le marché”, ou ce “neo-liberal mindset of a globalized world” auquel absolument personne, et aucune nation bien entendu, n’échappe aujourd’hui,.
L’impression est alors plus grande encore, notamment avec cet exemple mexicain, d’un emprisonnement général, bien plus qu’un triomphe général d’une sorte de “complot” du corporate power dont on affirme souvent la position de direction des affaires économiques. Le corporate power n’a aucune capacité de complot parce qu’il est en substance, en lui-même, une machine à la fois déstructurée et déstructurante à cause de son fractionnement dû à la concurrence sauvage, à son refus de toute régulation et de toute référence régalienne à un bien public, à son moteur effréné que sont l’appât du gain, la corruption, la cupidité, la volonté de puissance aveugle (sans projet autre que la puissance). Le corporate power déstructure le monde autant qu’il se déstructure lui-même à mesure que progresse sa puissance, – évoluant vers ce paradoxe mortel de la puissance qui atteint le stade suprême en devenant une sorte d’impuissance suprême.
...Bref, on a reconnu le suspect. Le corporate power n’est rien lui-même, sinon l’expression du jour, inspiré pour ce cas par la remarque de John Ross, du système général, de ce que nommons également “le système de la matière déchaînée”. Le Mexique est un bon laboratoire de l’avancement de ce “système de la matière déchaînée” et, dans ce chaos, effectivement, la puissance structurelle des cartels de la drogue, malgré leur brutalité, leur violence, représentent une force qu’on serait conduit à considérer comme positive, ou paradoxalement structurante, par simple évolution des positions relatives. Dans cette logique, l’idée que cette force puisse jouer un rôle révolutionnaire contre une situation anarchique dont la source est le système, donc contre le système, n’est évidemment pas absurde.
D’une façon générale, il s’agit donc d’une situation de complète déstructuration, engendrée par le système et ses diverses courroies de transmission (hyper-libéralisme, corporate power, etc.), où des acteurs normalement complètement déstructurants (cartels de la drogue) peuvent jouer objectivement un rôle structurant par simple antagonisme, par évolution des positions relatives. (Eventuellement, on invoquera les mannes de Pancho Villa et d’Emiliano Zapata, bandits d’honneur et de grand chemin, et révolutionnaires au bout du compte.)
D’une certaine façon, pour corser encore l’image des temps, on pourrait considérer que le Mexique suit une voie parallèle, – chacun à sa façon, chacun selon sa méthode, – à celle des USA avec son Tea Party et son establishment washingtonien complètement impuissant et paralysé, son Pentagone qui dévore le système tout en dévorant ses propres entrailles. Il s’agit des mêmes éléments et facteurs structurants/déstructurants selon les situations. Ici, bien entendu, on ne parle pas des effets et des situations de ces deux pays en ébullition qui s’entrechoquent sur leur immense frontière commune ; ce cas relève d’un autre problématique que nous abordons souvent d’une façon spécifique, selon ce qu’elle est et son évolution. Mais tout cela reste évidemment fraternellement lié, – car, globalisation oblige, selon les vœux du système…
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