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Il faut s'arrêter à un article de l'économiste américain Paul Krugman, publié le 25 novembre dans le New York Times. Il s'agit, en quelques lignes, d'une des plus intéressantes analyses que nous ayons lues sur la crise qui a commencé le 11 septembre 2001. Une des plus intéressantes, certes, notamment en fonction de deux facteurs qui, normalement, aujourd'hui, sont des facteurs qui contrecarrent cette sorte d'analyse : parce qu'elle nous vient d'Amérique et parce qu'elle nous vient d'un économiste. Le titre, déjà, nous en dit beaucoup : « An Alternate Reality », — et il nous en dit beaucoup parce que, évidemment, il concerne l'Amérique.
Krugman est un économiste américain de renom. Son dernier acte de bravoure est une condamnation sévère, en même temps que l'économiste, Prix Nobel d'Economie, Joe Stilgitz, du processus de globalisation comme processus antidémocratique installant dans un véritable “pouvoir mondial” fait de l'action et de l'influence des grandes entreprises, une sorte de Corporate Power. Dans le texte auquel nous nous référons, Krugman va plus loin. Il embrasse la totalité du phénomène qui affecte aujourd'hui l'Amérique, spécifiquement depuis le début de la crise du 11 septembre, à partir de cette hypothèse du Corporate Power dont l'administration Bush, par sa composition, par son orientation et par ses actes, est évidemment l'un des plus solides promoteurs qu'on puisse imaginer.
Krugman met en lumière de quelle manière la quasi-totalité du peuple américain est aujourd'hui enchaîné à une vision de la situation américaine qui lui est donnée par les grands réseaux-TV, lesquels ont été, dès les premiers jours de la crise, totalement alignés sur la vision générale que le système veut donner de cette situation. Krugman affirme avec force que cette vision est complètement tronquée, orientée, manipulée, et qu'elle écarte « a full picture » de la réalité. (« A full picture would show politicians and businessmen behaving badly, with this bad behavior made possible — and made worse — by the fact that these days selfishness comes tightly wrapped in the flag »). Krugman met également en évidence ce que nous expérimentons chaque jour, savoir qu'il existe une possibilité d'observer la réalité-réelle, qui est cette « full picture », accessible à toute personne possédant un Modem et utilisant Internet, accessible même dans les colonnes des quotidiens de qualité où l'on trouve encore des articles qui s'en font le reflet (l'article de Krugman lui-même en étant un exemple).
Krugman détaille la situation telle qu'elle est présentée aujourd'hui par le système de son point de vue d'économiste. Il détaille les conditions réelles du stimulus package de $75 milliards voté par le Congrès, prétendument pour aider l'économie US, et qui est essentiellement une aide aux bénéfices des entreprises. Il détaille les activités en cours de l'administration Bush pour favoriser l'industrie pétrolière, notamment en attribuant des concessions dans des domaines fédéraux protégés. Et, en rejetant l'analogie faite avec la Deuxième Guerre mondiale comme on fait le plus souvent aujourd'hui, Krugman compare l'actuelle administration à celle de Warren G. Harding (1920-23), avec le président le plus insignifiant de l'histoire politique américaine, président manipulé par une équipe et des intérêts qui se révélèrent dans l'énorme Tea Pot Scandal d'attribution de terres fédérales (appartenant à la marine américaine) à des société d'exploitation pétrolière. De même Krugman compare l'actuel activisme anti-constitutionnel du secrétaire à la Justice Ashcroft à la période de la première Red Scare, en 1919, lorsque tout un programme de mesures exceptionnelles, d'arrestations arbitraires, dans un climat violemment xénophobe, fut réalisé au nom d'un soi-disant danger socialiste. (La Red Scare de 1919 est généralement considérée, dans l'histoire américaine du XXe siècle, comme la première de ces périodes de mobilisation extrémiste conduisant à la mise en cause des libertés civiques, dont le maccarthysme fut la plus célèbre.)
L'incontestable originalité de la situation actuelle (nous-même insistons beaucoup là-dessus) est évidemment la création par des moyens de la puissance des réseaux-TV d'une situation virtuelle, cette réalité alternative dont parle Krugman. C'est un phénomène sans précédent de dissimulation de la réalité, non par des moyens négatifs et destructeurs (censure, abolition de l'information, etc), mais par le moyen de la création d'une nouvelle réalité, et en fait il s'agit bien de la virtualisation de la réalité du monde (en fait la réalité du monde, y compris l'Amérique, perçue par l'Amérique ; la vision hors-Amérique est très différente). Krugman : « So what's the real state of the nation? On TV this looks like World War II. But though our cause is just, for 99.9 percent of Americans this war, waged by a small cadre of highly trained professionals, is a spectator event. And the home front looks not like wartime but like a postwar aftermath, in which the normal instincts of a nation at war — to rally round the flag and place trust in our leaders — are all too easily exploited. »
L'intérêt du texte de Krugman est évidemment de poser la question essentielle de cette crise, qui ne concerne pas le terrorisme, ni même la sécurité globale, mais la perception du monde par la première puissance du monde, et l'activité d'un système dont la principale fonction semble être de chercher à créer une réalité à la place de la réalité, et à entretenir cette création de toutes les façons possibles. La solution proposée par Krugman est simple, bien sûr, et l'on doute également qu'il y soit répondu d'une manière positive : « What this country needs is a return to normalcy. And I don't mean the selective normalcy the Bush administration wants, in which everyone goes shopping but the media continue to report only inspiring stories and war news. It's time to give the American people the whole picture. »