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22 juin 2004 — Nous nous rappelons une confidence d’une source diplomatique française, sur les mœurs et coutumes des jeunes conseillers (français) en poste, notamment à l’OTAN pour l'exemple qui nous était rapporté : « Ils ont l’habitude de ne jamais boucler un papier d’analyse pour Paris avant de vérifier dans Le Monde, pour voir si leur papier ne contredit pas ce que dit Le Monde. » (Cela n’est qu’exemplaire comme citation : parlant des Français et du Monde, on pourrait parler d’autres nationalités et de leurs “journaux de référence”. Nous décrivons une démarche universelle.) D’autre part, la plupart des journalistes de ces journaux dits “de référence” ne bouclent jamais un article sans vérifier s’ils sont, pour l’essentiel, conformes aux grandes orientations officielles. (La presse US, ces dernières années, nous a gavés de cette sorte de démarche.) C’est un système de vases communicants fonctionnant en circuit fermé, dessiné selon les normes d’un cercle vicieux et inspiré par un conformisme qui défile en boucle sur nos écrans.
Il découle de cela, pour notre propos du jour, que Chris Patten fut désigné comme l’homme de l’Europe pro-américaine et, pour cette raison, mis à l’index anathématique par certains autres qui ne font pas partie de cette Europe-là, pour lui barrer la route de l’accession à la présidence de la Commission européenne. Le Monde du 20 juin 2004 nous informa de l’étiquetage de Chris Patten comme si cela allait de soi, sans même tenter d’avancer la moindre explication, la jugeant sans doute superflue : « Les candidatures du premier ministre belge Guy Verhofstadt et du commissaire aux relations extérieures, le britannique Chris Patten, se sont annulées mutuellement. Le premier était le champion du couple franco-allemand tandis que le second, candidat du Parti populaire européen (PPE) qui a remporté les élections européennes du 13 juin, avait le soutien du camp pro-américain dans la guerre en Irak, notamment du Royaume-Uni, de l'Italie et de la Pologne. »
Cette classification ne peut être plus fausse, plus simpliste et difforme par rapport à la réalité, dans la mesure où elle nous laisse entendre que Patten, étant le candidat des bellicistes européens, en était un lui-même. Chris Patten a été la seule personnalité européenne (appartenant aux institutions européennes) à proposer constamment une vue à la fois élevée et fondamentalement critique de la “philosophie” américaine qui, aujourd’hui, nous jette systématiquement dans la guerre. On citera comme exemple cette interview qu’il donna le 9 février 2002 à Jonathan Steele, du Guardian. Il y dit des choses qui sont aujourd’hui plus courantes chez les critiques des Américains mais qu’il était extrêmement rare d’entendre à l’époque. (Soit dit en passant : Patten rappelle implicitement dans l’extrait ci-dessous que la position de Tony Blair, qui proclamait haut et fort qu’il fallait se tenir près des Américains pour les modérer, était alors raisonnable, mesurée, et parfaitement conforme à une politique européenne responsable. Blair a changé, Patten pas. Blair a adopté la perspective de la guerre contre l’Irak avec un zèle de missionnaire, qui en fait une sorte de double de GW. Patten n’a jamais cessé de critiquer cette guerre.)
« …Especially after September 11, when, Mr Patten says, we have seen “the dark side of globalisation”. Now we know where the huge injustices of the global economy can lead. We know, too, how important it is to handle failed states properly — and to prevent them failing in the first place. We have realised that we have to tackle “the root causes of terrorism and violence”.
» Faced with that agenda, he said “frankly, smart bombs have their place, but smart development assistance” mattered more. And it's that simple idea that Washington doesn't get? “That's a polite way of putting it,” snorts Mr Patten, slumping his shoulders to take another sip of Belgian coffee.
» But is Washington even hearing that more complex position, staked out by both Tony Blair and former president Bill Clinton: that the west has to be tough on terrorism and tough on the causes of terrorism? “I don't know but I think it's very dangerous when you start taking up absolutist positions and simplistic positions.” »
(…)
« …But Mr Patten — who describes himself as a lifelong “Americanophile” with “not an ounce of Americaphobia in my body” — fears a deeper, philosophical gulf could soon appear, with two wholly different views of the world taking shape on either side of the Atlantic.
» While Europeans believe in tackling the root causes of terror, Washington seems keen only to eradicate the symptoms. While Europeans believe in “engaging” potentially hostile nations, trying to bring them into the fold, Washington brands them an “axis of evil”. While Europeans believe in acting together, multilaterally, the US seems ever more bent on acting alone.
(…)
» Now, he fears, the US is turning away from that tradition although the battle might not be completely lost. “I think there's more rhetoric than substance to the policy so far,” he says. There could still be a change of heart, one that would see the administration reflect the more multilateralist leanings of secretary of state Colin Powell. “I still hope that America will demonstrate that it has not gone on to unilateralist overdrive.” The task now is for Europe to raise its voice — “I don't think that keeping quiet makes us good allies” — and for America to listen. »
Le rappel des réalités, des interventions des uns et des autres, des expériences des uns et des autres, montre combien la classification qu’on nous a proposée ci-dessus, et qui a abouti à une impasse pour la nomination du nouveau président de la Commission, n’a aucun lien avec la réalité. Guy Verhofstadt est un politicien belge dans l’acception habituelle du terme, c’est-à-dire attentif aux manœuvres, à la tactique, aux effets électoraux, et indifférent au fond, dont il ne saisit guère l’intérêt qu’il y a à s’en préoccuper. Il porta avec gloire, pendant tout un temps, le surnom sans grande signification de “Thatcher belge” (ou quelque chose du genre) pour montrer qu’il avait jugé politiquement intéressant de s’afficher comme libéral “pur et dur”. Il y eut aussi l’époque où il trouvait bien du charme à Tony Blair, parce que ça faisait “moderne”. Plus récemment, il a eu sa période “défense européenne”, sous la pression et sur les conseils de son ministre des affaires étrangères Louis Michel et de quelques conseillers habiles. On peut juger que cette évolution est (fut), par hasard et pour le temps qu’elle dure (dura), une bonne chose. (Cela signifie aussi que Verhofstadt évoluera encore, si ce n’est déjà fait d’ailleurs. On devrait se renseigner.)
Patten, c’est un autre calibre. L’homme a une position de fond qui repose sur une analyse sérieuse et inspirée, qui dit que l’Europe doit avoir sa politique qui n’est pas celle des Etats-Unis. Sa position générale sur le terrorisme et ce que doit être le système des relations internationales est assez, voire très proche de celle des Français. Découvrir que les Français jettent l’anathème contre Patten parce qu’il parle mal le français et que le Royaume-Uni a la politique qu’il a, alors que ce qui est en jeu est la présidence de la Commission, relève de cette médiocrité extraordinaire des procédures conduisant aux jugements et aux décisions, cette médiocrité extraordinaire qui caractérise la vie internationale aujourd’hui. Lire les classifications qu’on a vues plus haut renvoie au même domaine de cette “médiocrité extraordinaire”, cette fois concernant le cheminement intellectuel menant à l’appréciation critique de la situation du monde. Ces démarches intellectuelles évoluent entre l’automatisme primaire et le conformisme terroriste. C’est notre lot à tous et, lorsque le “peuple européen” vote comme il l’a fait les 10-13 juin, avec un tel mépris de “leur Europe”, l’étonnement douloureux de certains a de quoi nous étonner, mais sans douleur.
Pour l’instant (bien sûr, “on ne sait jamais” puisque tout est toujours possible lorsqu’il s’agit du désordre européen), — pour l’instant, on peut avancer que Patten ne sera pas président de la Commission européenne. On peut observer qu’on vit rarement opportunité plus intelligente, aussi stupidement gâchée. On peut commenter que nous avons raté celui qui aurait été très probablement le meilleur président que la Commission ait jamais eu (Jacques Delors compris). Là-dessus, sa nationalité anglaise, et conservateur de surcroît, aurait complété la décision d’une marque tactique de génie, — car, quel meilleur moyen de forcer les Britanniques à une politique plus européenne ?
Les décisions européennes sont à l’image du courant général de nos directions politiques : marquées par l’ignorance, la crainte des grands enjeux, l’attrait de l’effet immédiat sans en rien connaître des causes et conséquences, l’irresponsabilité et, enfin, suprême étrangeté, une conscience soi-disant réaliste des avantages politiques sortie d’un esprit comptable dont on se demande s’il ne confond pas soustraction et addition.
… Remarque plus personnelle, en tous cas, pour ceux des Français qui ont cru que, parce que Patten ne parle pas bien français, il ne serait pas un bon président de la Commission du point de vue français.
Nous rapportons simplement ces remarques de Patten (extraites d’une interview retrouvée datant d’un peu avant sa nomination à la Commission) parce qu’elles reflètent une philosophie de vie qui ne devrait pas être étrangère à l’“esprit français”, que Patten entretient parfois dans une résidence secondaire dans l’Aveyron. (Verhofstadt, lui, prend sur ses loisirs pour se déguiser parfois en coureur cycliste de compétition et pour faire une “performance” sur les routes droites et lisses, quoique parfois pavées, de sa Flandre natale.)
« “I have always loved France”, [Patten] explains, “having spent many family holidays in this particular area over the years. I find la France profonde wonderfully calming. We bought this house nearly four years ago. I arrived overnight from Hong Kong and was jet-lagged the first night. I woke up pretty early and came downstairs, made myself some coffee and sat out in the courtyard on the bottom of the steps. Suddenly there was an explosion of noise overhead. I looked up and it was a flight of doves. Now, after Hong Kong, the noise of jack-hammers, the buzz of air conditioning systems, the traffic, the wall of sound — to be disturbed by dove-wings struck me as a pleasant contrast! France is a large country and I love the sense of space.” »