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8 mars 2006 — Dans plusieurs domaines essentiels de la sécurité nationale, des signes puissants montrent à Washington un désordre complet et une fragmentation sans précédent du pouvoir. Répondent à ce phénomène une fragmentation des perceptions, voire une fragmentation des “réalités” selon les factions dans l’administration, les commentateurs extérieurs, le public lui-même. Au désordre de la situation en Irak correspond le désordre des évaluations dans l’administration ; au désordre de l’évolution budgétaire et structurelle du Pentagone répond le désordre des réactions au Congrès, qui garde le pouvoir de modifier complètement le budget de la défense.
Ci-dessous, nous présentons les points principaux de ce désordre dans ces deux domaines essentiels de la sécurité national.
L’ambassadeur des USA en Irak a fait des déclarations étonnantes au Los Angeles Times. Il présente une analyse complètement différente de celle qui est faite en général dans l’administration. On n’hésitera pas à la qualifier d’“analyse révolutionnaire” dans une époque de triple langage, — parce qu’elle tient compte de la réalité et tente d’en rendre compte.
• Le Guardian présente ces déclarations de cette façon : « The US ambassador to Baghdad conceded yesterday that the Iraq invasion had opened a Pandora's box of sectarian conflicts which could lead to a regional war and the rise of religious extremists who “would make Taliban Afghanistan look like child's play”. Zalmay Khalilzad broke with the Bush administration's generally upbeat orthodoxy to present a stark profile of a volatile situation in danger of sliding into chaos.
» Mr Khalilzad told the Los Angeles Times Iraq had been pulled back from the brink of civil war after the February 22 bombing of a Shia shrine in Samarra. However, another similar incident would leave Iraq “really vulnerable” to that happening, he said. “We have opened the Pandora's box and the question is, what is the way forward?”. »
• La “réalité” officielle de l’administration, c’est que tout ne va pas si mal en Irak après l’alerte de ces dernières semaines. Confronté à ces déclarations de l’ambassadeur Khalilzad, Rumsfeld a réagi d’une façon bureaucratique et erratique, montrant qu’il était à la fois surpris et impuissant. Ses quelques mots rappellent le théâtre de l’absurde ou les réflexions de Ubu: « Well, he's there. He's an expert. And he said what he said. I happen to have not read it, but I am not going to try to disagree with it. »
• La vision officielle du Pentagone est que les choses vont mieux en Irak: « If you take it from a year ago to now, month to month, the attacks now are down compared to last year », selon le général Pace, président du comité des chefs d’état-major.
• Commentaire de Anthony Cordesman, expert respecté et consultant de ABC.News: « When military leaders speak publicly, they have to spin the issue — particularly for American and European audiences — and there's often a rather serious lack of realism. » De ABC.News également, où il est consultant, le général Nash, ancien commandant de l’U.S. Army en Bosnie: « We're in a civil war now; it's just that not everybody's joined in. The failure to understand that the civil war is already taking place, just not necessarily at the maximum level, means that our counter measures are inadequate and therefore dangerous to our long-term interest. It's our failure to understand reality that has caused us to be late throughout this experience of the last three years in Iraq. »
• 80% des Américains pensent que la guerre civile est probable (dans le Washington Post) : « An overwhelming majority of Americans believe that fighting between Sunni and Shiite Muslims in Iraq will lead to civil war, and half say the United States should begin withdrawing its forces from that violence-torn country, according to the latest Washington Post-ABC News poll. The survey found that 80 percent believe that recent sectarian violence makes civil war in Iraq likely, and more than a third say such a conflict is "very likely" to occur. These expectations extend beyond party lines: More than seven in 10 Republicans and eight in 10 Democrats and political independents say they believe such a conflict is coming. »
Le projet de budget FY2007 du Pentagone a été accueilli au Congrès par des réactions diverses dans un premier temps, montrant que les parlementaires jugeaient ce budget inadéquat. Cela n’est pas nouveau. Ce qui l’est beaucoup plus, c’est qu’on relève désormais des réactions beaucoup plus structurées, qui tendent à faire penser que des forces, au Congrès, vont proposer des projets de budgets complètement recomposés, après avoir déstructuré le budget officiel.
• Un article de Defense News du 7 mars donne quelques détails sur la réaction de Duncan Hunter (républicain) et Ike Skelton (démocrate), les deux têtes de file de la puissante commission des forces armées de la Chambre. Une lettre du 3 mars sur le budget, cosignée par les deux parlementaires, dit ceci : « Given the environment our nation is in today, we have serious concerns that the base budget for fiscal year 2007 is inadequate to support non-deployed programs not directly involved in the day-to-day operations in the global war on terror. »
• Les deux parlementaires ne demandent pas des augmentations, de nouveaux crédits, etc. Ils détaillent les insuffisances du budget et concluent en disant qu’ils vont sans doute proposer un “budget alternatif”. La lettre détaille notamment près de $100 milliards de “problèmes” qui ne sont pas traités dans le budget (de $491,2 milliards) du DoD pour 2007…
« Their letter lists $45.7 billion of “challenges,” led by $25 billion in unbudgeted costs for repairing and replacing equipment heavily used in deployments to Iraq and Afghanistan, $10 billion of shortages in training and maintenance, $5 billion to avoid delays in weapons procurement and $4.6 in personnel costs, mostly in health care and payroll expenses. »
• Le même article signale une initiative du “Congressional Progressive Caucus”, qui regroupe 62 parlementaires : « While Hunter and Skelton seek more money on behalf of the armed services committee, a separate move is underway by the 62-member Congressional Progressive Caucus to cut the defense budget by $60 billion to provide more money for domestic programs. On Wednesday, the progressive caucus is expected to unveil what it is called the “Common Sense Budget Act” that would take money from the Defense Department and spend it on homeland security, education, health care, energy development and humanitarian assistance programs. »
Nous n’allons pas proposer des hypothèses sur telle ou telle orientation, que ce soit pour l’Irak ou le Pentagone. Ce qui nous frappe, c’est le désordre, qui dépasse désormais largement la seule réserve à l’encontre d’une politique ou la critique d’une politique. Le désordre reflète l’existence de divers pouvoirs qui s’estiment “alternatifs” au pouvoir actuel, — comme Hunter-Skelton préparent un “budget alternatif” qui sera proposé à la Chambre, que la Chambre votera peut-être, qui remplacera peut-être le budget du Pentagone … (Que dira le Sénat ? Que dira le Pentagone ? Que fera la bureaucratie qui travaille selon les orientations du budget officiel ? Et ainsi de suite, dans l’ordre de l’accroissement exponentiel du désordre.)
Les Etats-Unis fonctionnent aujourd’hui comme s’ils n’avaient pas de tête, c’est-à-dire dans la configuration d’une hydre hyper-moderniste à autant de têtes qu’il y a de bureaucraties, de centres de décision, de groupes de pression. La chose n’est plus, elle, virtuelle, — justement à cause du virtualisme. L’existence quasi-officielle de plusieurs “réalités” permet ce désordre, en interdisant désormais le regroupement sur une politique et une perception au nom de la référence à l’évidence d’une seule réalité. L’autre facteur décisif, c’est l’extrême faiblesse du pouvoir nominal. GW Bush n’a strictement aucune autorité et cette absence, qui permet la fragmentation au sein de l’administration (voir les jugements sur l’Irak), interdit un regroupement au nom des principes centraux du pouvoir américaniste.
La question est de savoir quelle dose de désordre et d’anarchie bureaucratique et de communication Washington est capable de supporter. (Même question pour The Rest of the World : quelle dose de désordre américaniste le monde est-il capable de supporter ?)
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