Qui perd gagne?

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Qui perd gagne?

27 juillet 2007 — Le conflit irakien, conflit typique de la guerre de la quatrième génération (G4G) suscite un long commentaire d’un des principaux spécialistes US du phénomène, William S. Lind. Appliquant les enseignements de la G4G, Lind s’interroge : peut-on gagner en Irak? Ce qui devient : comment les USA peuvent-ils gagner en Irak? Avec une réponse apparemment paradoxale : en perdant complètement.

Voici le raisonnement de Lind, tel qu’exposé dans le numéro du 30 juillet du magazine (“paléo-conservateur”, fondé par Patrick J. Buchanan) The American Conservative.

• La première chose est d’abandonner la guerre actuelle, qui est devenue une guerre tactique sans but stratégique (avec en plus, ou en pire, une guerre tactique où les US ne cessent d’accumuler les défaites tactiques). Il faut inverser la formule. Seule la victoire est possible au niveau stratégique, et cela implique une rupture du domaine tactique. «You cannot win at the strategic level simply by accumulating tactical successes, as our Second-Generation, firepower/attrition-oriented military automatically assumes. The strategic level follows its own logic, and strategic victory requires a sound strategy. When, as is currently the case, we have no strategy, this fact works against us. If, however, we adopt a prudent strategy, it can work for us.»

• En bon théoricien de la G4G, Lind expose la véritable menace, la menace stratégique : l’existence de groupes transnationaux non étatiques. La victoire stratégique serait donc la restauration d’un Etat irakien : «That objective — restoring a state in what is now the stateless region of Mesopotamia — must become our new definition of victory. […] The serious threat to America, in the Middle East and elsewhere, is not any state. Rather, it is posed by a growing congeries of non-state organizations, which we label “terrorists.”»… Cet Etat salvateur suscitera par sa nature même d’Etat légitime l’anéantissement ou la dissolution des groupes transnationaux. Ce ne peut être le système-fantôche installé par les USA parce qu’il n’a aucune légitimité.

• Au contraire, les USA doivent partir, le plus vite possible, parce qu’eux-mêmes n’ont aucune légitimité, — pire, ils compromettent toute légitimation : «Winning the war in Iraq therefore means seeing the re-creation of an Iraqi state. I say “seeing,” not “re-creating,” because our strategy, if it is to have a chance of success, must proceed from a realistic understanding of the situation in Iraq. We do not now have the power to re-create a state in Iraq, if we ever did. That is due in part to military failure, but it has more to do with a problem of legitimacy. As a foreign, Christian invader and occupier, we cannot create any legitimate institutions in Iraq. Quite the contrary: we have the reverse Midas touch. Any institution we create, or merely approve of and support, loses its legitimacy.» Du point de vue pratique, Lind propose donc un retrait US d’Irak qui doit être effectif dans les 12-18 mois.

• La seule possibilité d’apaisement et de création d’un Etat stable en Irak (l’alternative étant une situation de désordre qui ne serait pas pire qu’aujourd’hui) passe par le soutien de l’Iran à l’Irak, notamment la majorité chiite irakienne. Pour favoriser cette issue, les USA doivent s’arranger avec l’Iran. Un arrangement des USA avec l’Iran passant par la résolution des querelles en cours est non seulement nécessaire mais possible si les USA acceptent de négocier sérieusement avec l’Iran. «A rapprochement with Iran may encourage Tehran to use its influence in Iraq to promote the revival of a state, but that is in Iran’s interest in any case once it is clear American troops are withdrawing. Conversely, until it is clear that America has given up its ambitions for large, permanent military bases in Iraq, Iran must continue to promote instability in its neighbor.»

• L’argument de l’affrontement chiite-sunnite, tant intérieur (en Irak) qu’entre un Irak chiite soutenu par l’Iran et les pays arabes sunnites n’est pas décisif pour Lind. Il peut même être favorable à sa conception : «If the Sunni-Shi’ite conflict became not only intense and widespread but also prolonged, perhaps as much so as the Sino-Soviet conflict during the last three decades of the Cold War, the global Islamist movement might have almost no meaning or attraction at all. In the Muslim world there might be Sunni Islamists and Shi’ite Islamists, but each might consider their greatest enemy to be not the United States, but each other.»

• Ainsi la catastrophe irakienne pourrait-elle être contenue et changée en situation plus avantageuse pour les USA… «In this strategy, our withdrawal is not that of a defeated army. It is a strategic withdrawal — a necessary part of our strategy. That distinction is a critical for our prestige in the world, for the future health of America’s Armed Forces, and for our domestic politics, which could be roiled beyond what any conservative would desire by a vast military defeat.

»If our new strategy works and our withdrawal is followed by the restoration of a real Iraqi state, we will have learned our lesson about wars of choice, but avoided a catastrophe. If it fails and Mesopotamia remains a stateless region, Iraq is no worse off than it is now, and our troops will be safely out of the mess.

»There is no chance the Bush administration, locked in a Totentanz with its dreams of world empire, will adopt this strategy. But the presidential debate season has already begun, and a bevy of candidates in both parties are looking around for something, anything that might get us out of the Iraqi morass without accepting defeat. If just one of them picks up on it, those yawningly dull debates might get a lot more interesting.»

La question de la légitimité

L’argument est intéressant mais n’est-il pas ambigu? Tout cela est courant avec les conceptions de Lind sur la G4G, lorsqu’il aborde le point essentiel de l’Etat et de sa légitimité, et qu’il le confronte avec cet acteur central des relations internationales que sont les USA, un système fédéral à la légitimité faible et dont l’action, comme le remarque Lind, suscite l’illégitimité. Dans le cadre du Moyen-Orient, la chose est d’autant plus évidente.

Qu’est-ce qui est illégitime dans la présence US en Irak? Il s’agit d’une présence venue de l’extérieur sans avoir été appellée par une autorité légitime quelconque, qui contredit par conséquent la situation historique de la région. Il s’agit d’une présence illégitime parce qu’elle est déstabilisante.

Mais il s’agit également d’une présence illégitime par les exigences qui l’accompagnent : à la fois que la région adopte les conceptions et l’organisation occidentales (américanistes) et que les intérêts américanistes dans la région soient protégés et même renforcés. (On peut même dire que les deux objectifs se confondent : protection et renforcement des intérêts US notamment, voire essentiellement par l’adoption des conceptions et organisations politiques US.) Il s’agit d’une présence illégitime parce qu’elle est déstructurante.

Passons sur tous les arguments stratégiques classiques qu’on pourrait opposer à Lind, notamment sur le fait qu’il fait la partie belle à l’Iran, qui deviendrait dans sa conception le pays dominant de la région. Lind semble laisser entendre — ou, dans tous les cas il nous conduit à penser que ce ne serait pas une si mauvaise chose, — qu’une telle responsabilité confiée à l’Iran conférerait à ce pays à la fois une légitimité régionale et une responsabilité dans l’établissement de la stabilité dans la région. On pourrait être conduit aisément à accepter cette thèse. La légitimité crée la responsabilité et l’ordre et, dans ce cas, la restauration des Etats contribuerait effectivement à une défaite des groupes transnationaux, — “terroristes” ou autres, — créateurs du désordre menaçant qu’on connaît aujourd’hui.

La critique concerne plutôt le point central de la thèse de Lind, celui de la position des USA sortant paradoxalement “vainqueurs” du bourbier irakien. Nous voyons deux raisons essentielles pour soutenir cette critique :

• Nous ne sommes pas sûrs qu’une re-légitimation d’un Etat en Irak se ferait essentiellement sur la défaite des groupes transnationaux, mais plutôt sur la perception d’une défaite US. Un retrait US et une restauration d’un Etat irakien proche de l’Iran pourraient avoir comme conséquence la restauration conjointe du calme par simple dissolution de la plupart des ferments de désordre dans la mesure où ces ferments de désordre sont nés de l’intervention US. Dans ce cas, la restauration se ferait essentiellement sur l’argument du retrait US, donc de la perception d’une défaite US.

• La chose pourrait être acceptable. Il y a un précédent fameux. Le Congrès de Vienne de 1814 restaura l’ordre européen sur la défaite française promptement transformée par Talleyrand et Louis XVIII en une re-légitimation de la France et de sa place dans le concert européen. Certes, la situation était différente (la France était un acteur fondamental légitime de la situation européenne). Mais, surtout, il y eut une entreprise de re-légitimation superbement réussie parce qu’elle s’appuyait sur l’affirmation par la France elle-même que le régime impérial français de Napoléon n’était pas légitime pour la France elle-même, et que ses buts expansionnistes étaient illégitimes. Cette entreprise de re-légitimation était appuyée sur une affirmation française, qui ne pouvait être que française à cause des conceptions naturelles de la Grande Nation. Talleyrand écrit dans ses Mémoires : «Il fallait que le plénipotentiaire français [à Vienne] comprit et fit comprendre que la France ne voulait que ce qu’elle avait ; que c’était franchement qu’elle avait répudié l’héritage de la conquête ; qu’elle se trouvait assez forte dans ses anciennes limites ; qu’elle n’avait pas la pensée de les étendre ; qu’enfin, elle plaçait aujourd’hui sa gloire dans la modération ; mais que si elle voulait que sa voix fut comptée en Europe, c’était pour pouvoir défendre les droits des autres contre toute tentative d’envahissement ;»

• La deuxième raison qui rend la proposition de Lind contestable est donc les USA eux-mêmes. Pour compléter une restauration de la situation au Moyen-Orient dans le sens que Lind propose (restauration des Etats et du concert des Etats), il faudrait que les USA acceptassent la philosophie de Talleyrand, — l’idée que leur action antérieure, notamment au Moyen-Orient, a été illégitime, c’est-à-dire l’idée que toute la politique extérieure des USA (influence, intervention) depuis 1945 est illégitime. Cette idée implique la mise en cause de la structure même des USA depuis 1945 (l’“Etat de sécurité nationale”, ou National Security State mis en place en 1945-47). Il n’est pas impossible, d’ailleurs, que ce soit l’idée de Lind, dont la pensée conservatrice est très proche de conceptions néo-isolationnistes ou, dans tous les cas, anti-interventionnistes.

Dans tous les cas, cela signifie une révolution dans la pensée américaniste, dont nous ne voyons pas le moindre signe précurseur. Une pensée qui remplace la fascination de la “physique de la force” (selon le mot de Guglielmo Ferrero, admirable observateur du rôle de Talleyrand le restaurateur) par le goût constructif de la restauration de la légitimité où chacun tient la place qui lui revient, tant du point de vue de l’histoire que du point de vue de ses intérêts respectant ceux des autres. Cela revient à constater que la G4G n’existe pas en tant que telle, mais en réaction à une situation de pression dont les USA sont le principal, voire l’exclusif moteur (au mieux, avec les supplétifs britanniques/anglo-saxons). De ce point de vue, le principal problème est moins la présence de groupes transnationaux (“terroristes”) qu’une politique américaniste basée sur la “physique de la force”. La faire changer de fond en comble, voilà la condition implicite de la réussite du plan Lind. Ce n’est pas, à notre sens, avec un président démocrate en 2009 qu’il y parviendra. Il faudrait, au minimum, la victoire d’un “ticket” bipartisan/indépendant Ron Paul-Dennis Kucinich. On peut toujours rêver.