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39330 octobre 2006 — Les défenseurs de l’américanisme ont à nouveau changé leur épée de fourreau. Désormais, l’Irak n’est plus qu’un lointain souvenir, “a comma” (une virgule), comme dit GW Bush, dans l’histoire du monde, qui est en vérité l’histoire de l’Amérique.
Gerard Baker, vigilant américaniste du Times de Londres nous en avise, dans sa chronique du 27 octobre. Avec l’aide indirecte de Robert Kagan, dont le dernier bouquin, “A dangerous Nation”, fait grand bruit dans la mesure où il enfonce bruyamment quelques portes ouvertes.
Baker est un commentateur britannique de type néo-conservateur, spécialiste de l’économie, ultra-libéral et proche des “neocons” américains. Il enterre toutes les inquiétudes qu’on peut avoir à propos de l’Irak en récrivant la chose de cette façon : «That Iraq shows the limits to American power is surely true. But the only real surprise in this is that we should be surprised about it. Asymmetric warfare from Algeria to Northern Ireland has shown the limitations of large immobile militaries. With accelerating nuclear proliferation, those limits are only going to grow, as we have seen with North Korea.»
Le «the only real surprise in this is that we should be surprised about it» de Baker a de quoi nous surprendre. Dans les années 2001-2003, l’Irak nous fut présenté comme une cible centrale, un but fondamental de la nouvelle politique américaine. Il n’était pas question de “guerre asymétrique” mais au contraire d’une irrésistible victoire conduisant aussitôt à un arrangement spontané, évidemment démocratique et pro-américaniste, répandant bientôt ses bienfaits sur les régions limitrophes. Mais non. Baker nous dit maintenant que l’Irak était une guerre ingagnable (pourquoi y sont-ils allés ?), à l’image de l’Irlande et de l’Algérie (Baker devrait réviser ses classiques : la guerre d’Algérie fut effectivement gagnée par la France, le reste étant de la politique).
Mais qu’à cela ne tienne. L’essentiel est que l’essentiel de l’Amérique est ailleurs. Il est dans ceci : «Long after Iraq has established itself as some kind of punctuation mark in American history, America’s genius for renewing itself will surely have the last word.» Et dans ceci encore : «America by contrast, has mastered the art of creative destruction»
Ces gens croyant ce qu’ils écrivent et écrivant comme des croyants (virtualisme oblige), il faut donc les lire :
«The real question about American power is whether the realities that underpin it are shifting. There, I’m afraid, the news for Americaphobes is grim. The US economy continues to grow at a pace that far outstrips its rivals in the industrialised world. Though China is growing at three times the pace of the US, America’s economy is so large — $12 trillion annually — that , even in the unlikely event that China will continue to grow at its current rate, it will take 30 to 40 years to catch up with America.
»Despite the heated rhetoric, the US is not going bankrupt — its fiscal deficit is falling and its accumulated debt is easily manageable. Compared with most other advanced economies, its demographics look indecently healthy. This month the US population passed 300 million; it will be 400 million in less than 50 years, and still relatively youthful.
»If you want to understand the real enduring strength of America as a nation, look at the Dow Jones industrial average. Not the record 12,000 level reached this month — that may last no longer than a day or a week. Look instead at the 30 companies that make up the Dow index. Only two of the original 30 companies in the index in 1930 — General Electric and General Motors — are still there today. Most of today’s Dow components — the Microsofts and Intels — weren’t even around 50 years ago.
»If you look at the relevant stock market indices for Germany, France or even Britain, you will find them dominated by companies that have been around for generations. America by contrast, has mastered the art of creative destruction. This vast competitive openness, combined with entrepreneurial spirit, keeps the country constantly innovating and regenerating.»
Il y a beaucoup à dire sur ces quelques remarques. La démographie « indecently healthy» des USA (Baker pourrait dire la même chose pour la France) ne répond pas nécessairement à l’idéal américaniste, dans la répartition où elle se présente. La population vient de passer à 300 millions et l’on constate que, sur les 100 millions d’Américains en plus depuis 1967, 36 millions sont des “Chicanos” et 34 millions seulement des WASP (“White, Anglo-Saxons, Protestants”).
Le constat sur la “jeunesse” des sociétés américanistes apparaît bien naïf et sommaire, — constat d’une pensée pressée et qui s’en tient aux étiquettes. Alsthom (avec un ‘h’ en moins depuis) a été fondée au début des années 1930 ; cette société est la première du monde pour la technologie du rail. La création de Dassault (anciennement Bloch) remonte aux années 1920 ; Dassault est l’un des deux premiers constructeurs d’avions de combat du monde du point de vue de la technologie et, dans certaines de ces technologies, l’incontestable n°1. Est-il nécessaire de les “détruire” (“creative destruction”) pour entrer dans la liste de monsieur Baker ?
Et ainsi de suite. Chaque phrase est une clameur de croyant, où la froideur apparente de la forme cache mal le feu qui couve dans chacun de ces mots qu’on se répète de la City à Wall Street (“competitive openness”, “enduring strength of America”, “creative destruction”, “America’s genius for renewing itself”).
Il s’agit d’une pensée idéologisée qui présente une version sophistiquée de la tendance décrite hier dans le cas d’un Français. Il ressort de cette pensée idéologisée que l’Amérique est confirmée comme la seule chose qui vaille mention au monde, que plus elle est battue plus elle est forte, que plus elle est haïe plus elle est digne d’être aimée, plus elle est en retraite plus elle est à l’attaque, plus elle est endettée plus elle est enrichie et ainsi de suite.
Il faudra que nous nous y fassions, car cette nation saura bien faire toute seule, — il ne nous reste plus qu’à trembler, — et c’est là qu’intervient l’impressionnant Kagan. (Kagan est l’homme qui nous promettait en 2002 l’Irak et le reste en moins de temps qu’il ne faut pour traduire le nom de cette nation conquise d’avance en bon anglo-américain. Kagan n’a pas eu raison. Ce n’est pas pour autant qu’il faut ne pas continuer à croire avec ferveur que cet homme sait lire dans les étoiles.)
«That America’s soft power has declined is probably true too. But I wonder if that is not mainly a consequence of the changed circumstances in which the US finds itself. Throughout its 220-year history, as the historian Robert Kagan points out in his brilliant new book, Dangerous Nation, America has been seen as a threat to global stability. But for most of that history, the US was just one of many powers. The angry backlash against it today is worse in large part because its dominance is greater than it has ever been. In a world in which America has no serious rivals, its revolutionary tendencies will inevitably be seen as more alarming than in one in which it has many competitors.»
Que nous le voulions ou pas, l’Amérique nous “révolutionnera”.
(Au passage, un clin d’œil au sophisme de service : car il nous est dit que si «America’s soft power has declined» c’est parce que «its dominance is greater than it has ever been»…)
Il y a une bataille du verbe, de l’argument, de la démonstration, du sophisme. L’Amérique est la bouée de sauvetage d’une pensée générale qui se décline entre le libéralisme démocratique et le libre échange du marché libre. Les catastrophes qui s’empilent dans la réalité et qui condamnent cette pensée générale la poussent à réfuter avec de plus en plus de violence cette réalité, et cela est fait à l’aide de l’Amérique.
Que nous dit Baker : longtemps, longtemps après que l’Irak, cette future “virgule” de l’histoire, sera effectivement devenu virgule, le triomphe régénéré de l’Amérique mettra les choses au point — c’est-à-dire, point final, ou «the last word»… («Long after Iraq has established itself as some kind of punctuation mark in American history, America’s genius for renewing itself will surely have the last word.») Comme on nous promet que l’Irak durera encore une, deux, trois décennies, qui sait, cela nous conduit évidemment au seuil du XXIIème siècle. C’est là effectivement que nous attend le véritable “American Century” . Tout ce qui précéda n’était qu'un hors-d’œuvre diététique.
Ce qui caractérise cette “bataille du verbe, de l’argument, de la démonstration, du sophisme”, c’est sans aucun doute l’émotion. Il n’y a pas vraiment de raison dans l’argumentation de Baker, mais une profonde émotion, une sorte de passion — une passion à l’image de ce qui poussa Churchill, à partir de 1941, à sacrifier la souveraineté et l’autonomie britanniques à l’illusion de sa “Grande Alliance” avec l’Amérique. Cette sorte de pro-américanisme, typiquement britannique, et qu’on trouve également dans les milieux financiers transatlantiques, est totalement dépourvue de raison derrière l’apparence du sérieux pompeux qui la caractérise.
A l’image du fondement de cette pensée, qui est le goût morbide de la destruction parée de la vertu de la régénération, ce raisonnement manie le paradoxe comme un oxymore baroque. Dans cette pensée, l’Irak devient peu à peu une “défaite victorieuse” et il sera bientôt évident que plus l’Irak est détruit, plus la victoire (la régénération) de l’américanisme sera complète.
La nouvelle thèse de Kagan vient compléter ce dispositif intellectuel et passionnel qui reconstruit le futur dans la logique d’un présent complètement virtualisé. Kagan nous dit que l’Amérique ne fut jamais isolationniste mais qu’elle fut au contraire, dès l’origine, à la recherche constante de l’expansion, qu’elle chercha constamment à répandre son “virus révolutionnaire”. Le passé est donc aligné sur le présent.
Voici ce que nous signale Brendam Simms, du Wall Street Journal, du 17 octobre :
«Mr. Kagan is much too subtle a writer to make direct comparisons with our own times, but they are ubiquitous in ‘Dangerous Nation’ — hiding, as it were, in plain sight. Thus he speaks of Benjamin Franklin's plans for a ‘pre-emptive strike’ against the French in the 1750s, by expelling them from Quebec before they could overrun the 13 colonies. There are clear echoes of Mr. Bush's Second Inaugural when Mr. Kagan writes that the Founding Fathers “believed their own fate was in some way tied to the cause of liberalism and republicanism both within and beyond their borders.”
»The question of whether Latin America was “ready” for representative government, which so vexed 19th-century Americans, is surely intended to remind us of the debates today over whether the Middle East is suited to democracy. And Mr. Kagan's handling of the Spanish-American War of 1898 reads like an extended analogy to the NATO intervention in Kosovo a century later — great powers must sometimes intervene in nonvital zones, to lessen suffering and contain oppressive regimes.
»The purpose of Mr. Kagan's project — this is the first volume of two on the history of American foreign policy — is never made explicit, but its outlines are clear: to craft an intellectual and historical lineage for what is today loosely described as neoconservatism. Without saying so, he demonstrates that the principles that led to the removal of Saddam Hussein, and that underlay the plan for a democratic transformation of the Middle East, were not just cooked up in some Washington coven but sprang from the mainstream of American history.»
Ces diverses interprétations ont entre elles, pour les lier, une réelle continuité logique. Kagan ajuste l’histoire des USA à la réalité néo-conservatrice de l’Amérique. Baker en trace l’avenir, qui devient intéressant au XXIIème siècle. Le monde de l’Amérique achève sa transformation, c’est-à-dire sa sortie de notre monde, — et avec lui, sort de notre monde la doctrine de la modernité poussée à l’extrême de l’hyper-libéralisme. Il y a aujourd’hui un divorce complet entre l’Amérique et l’esprit moderniste qui l’habite d'une part, et la réalité du monde d'autre part. Si l’Amérique est une dangerous nation, c’est parce qu’elle est une nation du dehors du monde, une nation “du troisième type”, à-la-Spielberg — mais un Spielberg qui aurait perdu en route sa gentillesse un peu niaise et désarmante qui fut celle de l’Amérique de nos illusions.