Rafale et Brésil: bruits d’arrière-bottes

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Officiellement, le Brésil a demandé à la France de déposer son offre complète pour l’avion de combat Rafale le 21 septembre 2009. La chose est notamment mentionnée dans SpaceNews.com, le 12 septembre 2009.

«Brazil has set a deadline for French manufacturer Dassault to finalize its bid for a multi-billion-dollar fighter jet contract, also increasing pressure on competing offers by Swedish and US firms. Dassault has until September 21 to “formalize before the Brazilian Air Force a commercial proposition for the Rafale fighter jet consistent with the parameters set by French President Nicolas Sarkozy,” the Defense Ministry said in a statement late Friday.»

D’une façon qu’on jugera très caractéristique de l’esprit de la chose, la dépêche précise que le ministère de la défense invite les deux autres compétiteurs à déposer des offres “cherchant à concurrencer celles des Français” («[they] were invited to submit proposals “seeking to match the French”»), comme si la France était une référence en la matière. Pour le reste, c’est-à-dire l’essentiel, ces diverses interventions reprennent, comme le rappelle la dépêche, les déclarations de Lula selon lesquelles la décision “est stratégique et politique” et dépend entièrement de la présidence elle-même.

Le quotidien parisien Les Echos a apporté, dans un article (accès payant) du 14 septembre 2009, des précisions sur “les coulisses” des négociations franco-brésiliennes. Il est notamment décrit comment, au cours d’un dîner “de travail”, très vite après l’arrivée de la délégation française en fin d’après-midi le 6 septembre, Lula exposa d’emblée la nouvelle situation, avec notamment de très fortes pressions US et un coup de téléphone d’Obama en faveur de l’offre US; la très grande difficulté de faire l’annonce d’engagement dans le Rafale prévue le lendemain 7 septembre, avec la proposition d’examiner cette situation au cours de réunions ce même 7 septembre; la proposition de Sarkozy de faire ces réunions pendant la nuit, pour préciser et boucler l’offre française, pour débloquer cette situation et faire tout de même la déclaration prévue; la réussite de ces négociations de nuit, et l’annonce le lendemain, etc. Nous avons, de notre côté, recueilli des précisions de sources françaises essentiellement sur l’esprit de ces négociations, la vision des Brésiliens, etc., dans un accord dont le Rafale n’est qu’un aspect, et dont les Français semblent assurés qu’il se fera, Rafale compris. Ces sources n’excluent pas qu’à la signature du contrat Rafale, en 2010, des négociations pour une tranche nouvelle d’achat de l’avion français soit aussitôt lancée. Nous proposons, en quelques points, le compte-rendu de ces précisions et les réflexions qui peuvent aider à les situer dans le contexte nécessaire.

@PAYANT • Il est évident que l’intervention US est le facteur essentiel des événements du 6-7 septembre. Les très fortes pressions US, avec le coup de téléphone d’Obama promettant un transfert de technologie “complet” (le mot est souligné) pour le Super Hornet et assurant qu’il garantissait l’accord du Congrès, mettaient Lula dans une position embarrassante pour annoncer sa préférence pour l’offre française dans l’état. Il lui était difficile d’écarter ce nouveau facteur au profit de l’offre française, si celle-ci n’était pas complètement assurée par un engagement politique au plus haut niveau (Sarko) après avoir été précisée dans tous ses aspects. Les péripéties qui ont eu lieu ensuite viennent essentiellement de la Force Aérienne, qui a l’habitude d’accueillir avec réticence les interférences et les décisions politiques. (Ces péripéties sont essentiellement constituées par l’annonce, le 8 septembre, de la poursuite du processus légal de sélection entre les trois offres – le Rafale français, le Super Hornet US et le Gripen suédois.) La perception des Français a été aussitôt que Lula et les Brésiliens en général n’avaient aucune confiance dans les promesses US et étaient décidés à tout faire pour écarter l’offre US. Ce point est capital et doit être gardé à l’esprit, pour les conclusions à tirer, selon le destin qu’aura l’engagement de Lula dans son accord avec la France. Si cet engagement était retardé ou même n’était pas concrétisé (voir notre F&C du 12 septembre 2009), ce qui paraît aux Français extrêmement improbable, il faudrait conclura à des interventions et des pressions US sans précédent, constituant un cas extrêmement grave qui ne resterait pas sans conséquences.

• Ceci est donc le constat principal: l’état d’esprit des Brésiliens, particulièrement de Lula, est remarquable. C’est essentiellement la perception que le Brésil est devenu une grande puissance, et cette perception directement liée, pour son aspect structurel, à l’appartenance au BRIC, avec en plus la conscience de détenir des ressources économiques (matières premières) de très grande importance. Dans un tel contexte qui s’affirme avec tant de force, le Brésil doit avoir une puissance technologique et militaire à mesure, et qui lui soit propre, et cela fonde sa démarche actuelle. La conviction des Brésiliens est que seule la France peut les y aider décisivement, au niveau de la base technologique. Les Brésiliens estiment que la même logique de l’appartenance au BRIC pourrait jouer pour l’Inde, ce qui pourrait accélérer le processus de sélection pour le renouvellement de sa force aérienne (126 avions de combat), sans doute avec des paramètres et des exigences semblables (transfert de technologies, souveraineté, etc.). Le Rafale et le Super Hornet y sont à nouveau concurrents.

• Il y a donc le facteur du transfert de technologies. Les Brésiliens sont extrêmement sensibles aux capacités et, surtout, à la volonté politique des pays vendeurs de transférer leurs technologies; ils ont bien vu qu’avec les Français, et sans doute avec eux seuls à ce niveau de qualité et de puissance, la chose est possible. Les Brésiliens ont d’autre part conclu qu’avec les Américains, une telle forme de relations était impossible. (L’engagement d’Obama, se portant garant du Congrès pour les transferts de technologies, est, notamment, grossièrement inacceptable. Chaque jour montre les difficultés et les reculades du président US devant un Congrès où son parti a pourtant une majorité substantielle. La position du Congrès sur les transferts de technologies est de la forme d’un hérisson sur la défensive, et les pressions de l’exécutif sont en général complètement inopérantes.) Lorsque nous écrivions, le 1er septembre 2009, à propos du blocage de la vente d’avions tchèques L-159 à la Bolivie par les USA au nom de la législation ITAR, que «la machinerie bureaucratique US apporte toute l’aide nécessaire, par ses extraordinaires maladresses, à un tel mouvement [d’émancipation de l’Amérique du Sud vis-à-vis des USA]», nous ne nous doutions pas qu’il s’agissait de plusieurs aspects de ce mouvement. Les Brésiliens ont réagi en offrant le Tucano à la Bolivie, mais, surtout, pour l’affaire qui nous occupe, ils se sont vus confirmés fraîchement et in vovo de l’évidence qu’on ne pouvait accorder aux USA la moindre confiance pour les transferts de technologie. Cette affaire des L-159 tchèques destinés à la Bolivie, affaire dérisoire sur le fond en raison de la très faible portée du marché, par conséquent maladresse colossale due à la rigidité et au cloisonnement de la bureaucratie US dans le contexte, a renforcé décisivement Lula et son équipe dans leur intention de faire affaire avec la France.

• Lula a affirmé aux Français qu’il n’était pas “antiaméricain”, comme Chavez par exemple (et les Français eux-mêmes, cela va de soi et on peut en être assuré, ne cessent d’affirmer qu’ils ne sont pas, eux aussi, “antiaméricains”). Mais il tient à affirmer la puissance de son pays, précisément et d’une façon appuyée en coopération et coordination avec ses “camarades”, les autres pays d’Amérique du Sud. L’intention est bonne et louable, et d’ailleurs certainement appuyée sur une réelle sincérité, mais il est évident qu’elle n’empêche en rien qu’à Washington on doit qualifier Lula, effectivement et d’ores et déjà, d’“antiaméricain”. Les Américains se sont, comme d’habitude, aperçus très tardivement qu’il se passait quelque chose, ils ont exercé des pressions colossales et usé des ficelles énormes communes à leur activité de désinformation. Le résultat n’est, pour l’instant, pas à la mesure de l’effort. L’appréciation US du Brésil (et de la France) en pâtira gravement, ne serait-ce qu'à cause de la préférence française dans ce domaine qu'affiche Lula – ce qui est, pour les USA, avec leurs conceptions et leur psychologie, un véritable acte d'hostilité. Quoi qu’ils disent et fassent, Lula et le Brésil, membres du BRIC, et la France éventuellement dans ce cas des relations avec le Brésil (comme dans d’autres cas de la sorte), vont être classés à Washington dans une rubrique de plus en plus hostile aux USA. L’évolution stratégique est manifeste et elle prendra des dimensions bien plus grandes, bien plus antagonistes des USA que les protagonistes de cette affaire ne se l’imaginent. De ce point de vue essentiel, nous confirmons complètement notre appréciation du 9 septembre 2009.

• L’intérêt central de ces précisions est sans aucun doute de mettre en évidence la conscience politique des Brésiliens, par rapport du groupe BRIC, dont la puissance potentielle est évidente. Il s’agit d’une évolution psychopolitique décisive, une prise de conscience qui affectera tous les domaines – le politique en général, la géopolitique, l’économie, etc.


Mis en ligne le 16 septembre 2009 à 05H51