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3453On le sait, nous reparlons de Ralph Peters, à propos d’un texte qu’il publie dans le New York Post où il semble retrouver une verve qui nous avait fait nous arrêter à lui, in illo tempore, et aussi dans un F&C qui emprunte à ce même texte. Pour mémoire, et parce qu’en ces temps délicats la mémoire est une chose plus que jamais indispensable, il nous a semblé qu’il n’était pas inutile de sortir de nos archives ce que nous lui avions consacré.
Nous disons que Peters “retrouve” sa verve barbare parce qu’il semblait l’avoir un peu contenue. Divers textes récents, ici et là, le montraient moins excité, moins emporté, moins allumé en un mot qu’on ne le voit ici. La guerre en Irak l’a sorti de sa semi-torpeur. Les textes de Peters représentent sans doute un exemple presque accompli du nihilisme prédateur et destructeur où conduit le courant pan-américaniste actuel, encore plus, peut-être, que ceux des néo-conservateurs, les Perle & Co. Les textes de Peters doivent être gardés comme références. On mesurera, en le lisant ou en le relisant, combien le texte Constant Conflict, de 1997, représente à la fois une prédiction et une prémonition sans doute sans peu de précédent.
(Le dossier ci-après a été mis en ligne une première fois le 4 janvier 2002.)
A l'été 1997, nous avions relevé un texte du major Ralph Peters, de l'U.S. Army, publié dans la revue Parameters, qui est une revue doctrinale de l'U.S. Army où s'expriment diverses opinions. Même s'il s'agissait d'un type de pensée assez extrémiste aux États-Unis (on pourrait en juger peut-être très différemment aujourd'hui), nous avions considéré que son contenu ne nous en donnait pas moins des indications précieuses et bien significatives sur un état d'esprit qui existait dans certains cercles aux États-Unis. Nous pensons que ce texte mérite largement d'être relu aujourd'hui, à la lumière des événements actuels. Il y a des causes conjoncturelles dans ce choix, puisque Peters parle des islamistes, des talibans, etc, comme étant parmi ceux (conjointement avec toute une partie de la population américaine, ce qui ne manque ni de sel ni de signification profonde) qui seront irrésistiblement balayés par la culture américaine. On comprend aussitôt qu'il y a là une approche qui doit apparaître comme significative d'un climat dont la logique et l'enchaînement mènent notamment aux attentats du 11 septembre 2001.
A lire des réflexions comme celles de Peters, on est conduit à admettre que la crise actuelle n'a pas surgi comme un éclair « out of the blue », qu'elle constitue en réalité la maturation d'un affrontement de conceptions qui est déjà depuis un certain temps, sinon dans les esprits du moins dans certains esprits. Dans tous les cas, le texte de Peters nous fait percevoir une tension existante déjà il y a quatre ans, concernant la situation aux États-Unis et la perception que certains Américains se font de la “mission” de leur pays. Enfin, et c'est un point essentiel, dans la mesure où il est “actualisé” par sa confrontation aux événements actuels, le texte de Peters a le mérite de nous rappeler l'importance considérable de la culture dans les tensions actuelles.
A l'époque, nous avions publié, dans le numéro du 10 juillet 1997 de de defensa une analyse critique de ce texte (« Le visage (jubilant) du Barbare »). Nous donnons ici aussi bien l'accès au texte de Peters, qui se trouve sur le site de Parameters (site du U.S. War College), que la reproduction de ce texte (sous le régime normal du copyright). La présence physique du texte de Peters permet une meilleure compréhension de l'ensemble que nous présentons ici, avec l'article d'analyse critique du texte de Peters publié le 10 juillet 1997 dans de defensa suivant le texte de Peters, et fermant la marche.
Nous continuons aujourd'hui, quatre ans plus tard, à être frappé par la hargne, la volonté de puissance prédatrice, et aussi ce que nous nommions dans notre texte d'appréciation critique du 10 juillet 1997, le « nihilisme jubilatoire » qui se dégagent de l'essai du major Peters. Il continue à y avoir quelque chose d'effrayant, et sans doute encore plus du point de vue de 2001 avec les événements qui se sont produits, de découvrir dans la pensée d'un auteur la représentation de sa propre culture comme « a plague of pleasure » destinée à détruire toutes les autres cultures, à détruire toutes les traditions, toutes les structures stables, c'est-à-dire destinée à semer le chaos et le désordre sur la planète ; et il s'agit en plus d'une culture dont on annonce avec emphase la supériorité en précisant in fine qu'elle est basse, sans rien pour la distinguer sinon sa puissance d'investissement et de destruction, sans aucune caractéristique qualitative ni d'identité ; et la justification en fin de compte d'une telle ambition et d'un tel projet, rien sinon le vertige de suivre un mouvement de destruction parce que ce mouvement existe et qu'il est soi-disant en marche. (Peters ne s'en cache pas une seconde, sur ce dernier point : « American culture is not about the end, but the means, the dynamic process that creates, destroys, and creates anew. »)
Le major Peters ne dissimule pas les nombreuses justifications que certains individus et certaines communautés seraient fondés de trouver pour leur haine de l'Amérique, si, après tout, elle agit comme lui-même la décrit implicitement : « There is a global sense of promises broken, of lies told. Individuals on much of the planet believe they have played by the rules laid down for them (in the breech, they often have not), only to find that some indefinite power has changed those rules. » Au-delà de ce constat, Peters semblerait conclure, sarcastique et cynique : « And so what ? »
Mais c'est assez. Nous laissons la place à Peters, puis au commentaire que nous faisions à l'époque. Simplement, nous ajouterons qu'il n'est pas sûr, après tout, que le Peters qui publiait cet essai en 1997 soit ou serait tellement satisfait des réactions des Américains après le 11 septembre, notamment leurs plaintes sur leur propre sort, leurs interrogations incrédules (« why do they hate us ? ») auxquelles Peters avait par avance donné toutes les réponses et justifications possibles. Quant aux diverses réalités et virtualités auxquelles la crise actuelle donne tout lieu et opportunité de s'étendre et de proliférer, Peters avait également cette réponse prête, en fait une explication universelle après quoi il n'y a plus qu'à s'accrocher ferme devant la perspective des tempêtes à venir : « We live in an age of multiple truths. »
Par le major Ralph Peters, Parameters, Summer 1997
We have entered an age of constant conflict. Information is at once our core commodity and the most destabilizing factor of our time. Until now, history has been a quest to acquire information; today, the challenge lies in managing information. Those of us who can sort, digest, synthesize, and apply relevant knowledge soar--professionally, financially, politically, militarily, and socially. We, the winners, are a minority.
For the world masses, devastated by information they cannot manage or effectively interpret, life is ''nasty, brutish . . . and short-circuited.'' The general pace of change is overwhelming, and information is both the motor and signifier of change. Those humans, in every country and region, who cannot understand the new world, or who cannot profit from its uncertainties, or who cannot reconcile themselves to its dynamics, will become the violent enemies of their inadequate governments, of their more fortunate neighbors, and ultimately of the United States. We are entering a new American century, in which we will become still wealthier, culturally more lethal, and increasingly powerful. We will excite hatreds without precedent.
We live in an age of multiple truths. He who warns of the ''clash of civilizations'' is incontestably right; simultaneously, we shall see higher levels of constructive trafficking between civilizations than ever before.
The future is bright--and it is also very dark. More men and women will enjoy health and prosperity than ever before, yet more will live in poverty or tumult, if only because of the ferocity of demographics. There will be more democracy--that deft liberal form of imperialism--and greater popular refusal of democracy. One of the defining bifurcations of the future will be the conflict between information masters and information victims.
In the past, information empowerment was largely a matter of insider and outsider, as elementary as the division of society into the literate and illiterate. While superior information--often embodied in military technology--killed throughout history, its effects tended to be politically decisive but not personally intrusive (once the raping and pillaging were done).
Technology was more apt to batter down the city gates than to change the nature of the city. The rise of the modern West broke the pattern. Whether speaking of the dispossessions and dislocations caused in Europe through the introduction of machine-driven production or elsewhere by the great age of European imperialism, an explosion of disorienting information intruded ever further into Braudel's ''structures of everyday life.'' Historically, ignorance was bliss. Today, ignorance is no longer possible, only error.
The contemporary expansion of available information is immeasurable, uncontainable, and destructive to individuals and entire cultures unable to master it. The radical fundamentalists--the bomber in Jerusalem or Oklahoma City, the moral terrorist on the right or the dictatorial multiculturalist on the left--are all brothers and sisters, all threatened by change, terrified of the future, and alienated by information they cannot reconcile with their lives or ambitions. They ache to return to a golden age that never existed, or to create a paradise of their own restrictive design. They no longer understand the world, and their fear is volatile.
Information destroys traditional jobs and traditional cultures; it seduces, betrays, yet remains invulnerable. How can you counterattack the information others have turned upon you? There is no effective option other than competitive performance. For those individuals and cultures that cannot join or compete with our information empire, there is only inevitable failure (of note, the internet is to the techno-capable disaffected what the United Nations is to marginal states: it offers the illusion of empowerment and community). The attempt of the Iranian mullahs to secede from modernity has failed, although a turbaned corpse still stumbles about the neighborhood. Information, from the internet to rock videos, will not be contained, and fundamentalism cannot control its children. Our victims volunteer.
These noncompetitive cultures, such as that of Arabo-Persian Islam or the rejectionist segment of our own population, are enraged. Their cultures are under assault; their cherished values have proven dysfunctional, and the successful move on without them.
The laid-off blue-collar worker in America and the Taliban militiaman in Afghanistan are brothers in suffering.
It is a truism that throughout much of the 20th century the income gap between top and bottom narrowed, whether we speak of individuals, countries, or in some cases continents. Further, individuals or countries could ''make it'' on sheer muscle power and the will to apply it. You could work harder than your neighbor and win in the marketplace. There was a rough justice in it, and it offered near-ecumenical hope. That model is dead. Today, there is a growing excess of muscle power in an age of labor-saving machines and methods. In our own country, we have seen blue-collar unions move from center stage to near-irrelevance. The trend will not reverse. At the same time, expectations have increased dramatically. There is a global sense of promises broken, of lies told. Individuals on much of the planet believe they have played by the rules laid down for them (in the breech, they often have not), only to find that some indefinite power has changed those rules overnight. The American who graduated from high school in the 1960s expected a good job that would allow his family security and reasonably increasing prosperity. For many such Americans, the world has collapsed, even as the media tease them with images of an ever-richer, brighter, fun world from which they are excluded.
These discarded citizens sense that their government is no longer about them, but only about the privileged. Some seek the solace of explicit religion. Most remain law-abiding, hard-working citizens. Some do not.
The foreign twin is the Islamic, or sub-Saharan African, or Mexican university graduate who faces a teetering government, joblessness, exclusion from the profits of the corruption distorting his society, marriage in poverty or the impossibility of marriage, and a deluge of information telling him (exaggeratedly and dishonestly) how well the West lives. In this age of television-series franchising, videos, and satellite dishes, this young, embittered male gets his skewed view of us from reruns of Dynasty and Dallas, or from satellite links beaming down Baywatch, sources we dismiss too quickly as laughable and unworthy of serious consideration as factors influencing world affairs. But their effect is destructive beyond the power of words to describe. Hollywood goes where Harvard never penetrated, and the foreigner, unable to touch the reality of America, is touched by America's irresponsible fantasies of itself; he sees a devilishly enchanting, bluntly sexual, terrifying world from which he is excluded, a world of wealth he can judge only in terms of his own poverty.
Most citizens of the globe are not economists; they perceive wealth as inelastic, its possession a zero-sum game. If decadent America (as seen on the screen) is so fabulously rich, it can only be because America has looted one's own impoverished group or country or region. Adding to the cognitive dissonance, the discarded foreigner cannot square the perceived moral corruption of America, a travesty of all he has been told to value, with America's enduring punitive power. How could a nation whose women are ''all harlots'' stage Desert Storm? It is an offense to God, and there must be a demonic answer, a substance of conspiracies and oppression in which his own secular, disappointing elite is complicit. This discarded foreigner's desire may be to attack the ''Great Satan America,'' but America is far away (for now), so he acts violently in his own neighborhood. He will accept no personal guilt for his failure, nor can he bear the possibility that his culture ''doesn't work.'' The blame lies ever elsewhere. The cult of victimization is becoming a universal phenomenon, and it is a source of dynamic hatreds.
It is fashionable among world intellectual elites to decry ''American culture,'' with our domestic critics among the loudest in complaint. But traditional intellectual elites are of shrinking relevance, replaced by cognitive-practical elites--figures such as Bill Gates, Steven Spielberg, Madonna, or our most successful politicians--human beings who can recognize or create popular appetites, recreating themselves as necessary. Contemporary American culture is the most powerful in history, and the most destructive of competitor cultures.
While some other cultures, such as those of East Asia, appear strong enough to survive the onslaught by adaptive behaviors, most are not. The genius, the secret weapon, of American culture is the essence that the elites despise: ours is the first genuine people's culture. It stresses comfort and convenience--ease--and it generates pleasure for the masses. We are Karl Marx's dream, and his nightmare.
Secular and religious revolutionaries in our century have made the identical mistake, imagining that the workers of the world or the faithful just can't wait to go home at night to study Marx or the Koran. Well, Joe Sixpack, Ivan Tipichni, and Ali Quat would rather ''Baywatch.'' America has figured it out, and we are brilliant at operationalizing our knowledge, and our cultural power will hinder even those cultures we do not undermine. There is no ''peer competitor'' in the cultural (or military) department. Our cultural empire has the addicted--men and women everywhere--clamoring for more. And they pay for the privilege of their disillusionment.
American culture is criticized for its impermanence, its ''disposable'' products. But therein lies its strength. All previous cultures sought ideal achievement which, once reached, might endure in static perfection.. If our works are transient, then so are life's greatest gifts--passion, beauty, the quality of light on a winter afternoon, even life itself. American culture is alive.
This vividness, this vitality, is reflected in our military; we do not expect to achieve ultimate solutions, only constant improvement. All previous cultures, general and military, have sought to achieve an ideal form of life and then fix it in cement. Americans, in and out of uniform, have always embraced change (though many individuals have not, and their conservatism has acted as a healthy brake on our national excesses). American culture is the culture of the unafraid.
Ours is also the first culture that aims to include rather than exclude. The films most despised by the intellectual elite--those that feature extreme violence and to-the-victors-the-spoils sex--are our most popular cultural weapon, bought or bootlegged nearly everywhere. American action films, often in dreadful copies, are available from the Upper Amazon to Mandalay. They are even more popular than our music, because they are easier to understand. The action films of a Stallone or Schwarzenegger or Chuck Norris rely on visual narratives that do not require dialog for a basic understanding. They deal at the level of universal myth, of pre-text, celebrating the most fundamental impulses (although we have yet to produce a film as violent and cruel as the Iliad). They feature a hero, a villain, a woman to be defended or won--and violence and sex. Complain until doomsday; it sells. The enduring popularity abroad of the shopworn Rambo series tells us far more about humanity than does a library full of scholarly analysis.
When we speak of a global information revolution, the effect of video images is more immediate and intense than that of computers. Image trumps text in the mass psyche, and computers remain a textual outgrowth, demanding high-order skills: computers demarcate the domain of the privileged. We use technology to expand our wealth, power, and opportunities. The rest get high on pop culture. If religion is the opium of the people, video is their crack cocaine. When we and they collide, they shock us with violence, but, statistically, we win.
As more and more human beings are overwhelmed by information, or dispossessed by the effects of information-based technologies, there will be more violence. Information victims will often see no other resort. As work becomes more cerebral, those who fail to find a place will respond by rejecting reason. We will see countries and continents divide between rich and poor in a reversal of 20th-century economic trends. Developing countries will not be able to depend on physical production industries, because there will always be another country willing to work cheaper. The have-nots will hate and strive to attack the haves. And we in the United States will continue to be perceived as the ultimate haves. States will struggle for advantage or revenge as their societies boil. Beyond traditional crime, terrorism will be the most common form of violence, but transnational criminality, civil strife, secessions, border conflicts, and conventional wars will continue to plague the world, albeit with the ''lesser'' conflicts statistically dominant. In defense of its interests, its citizens, its allies, or its clients, the United States will be required to intervene in some of these contests. We will win militarily whenever we have the guts for it.
There will be no peace. At any given moment for the rest of our lifetimes, there will be multiple conflicts in mutating forms around the globe. Violent conflict will dominate the headlines, but cultural and economic struggles will be steadier and ultimately more decisive. The de facto role of the US armed forces will be to keep the world safe for our economy and open to our cultural assault. To those ends, we will do a fair amount of killing.
We are building an information-based military to do that killing. There will still be plenty of muscle power required, but much of our military art will consist in knowing more about the enemy than he knows about himself, manipulating data for effectiveness and efficiency, and denying similar advantages to our opponents. This will involve a good bit of technology, but the relevant systems will not be the budget vampires, such as manned bombers and attack submarines, that we continue to buy through inertia, emotional attachment, and the lobbying power of the defense industry. Our most important technologies will be those that support soldiers and Marines on the ground, that facilitate command decisions, and that enable us to kill accurately and survive amid clutter (such as multidimensional urban battlefields). The only imaginable use for most of our submarine fleet will be to strip out the weapons, dock them tight, and turn the boats into low-income housing. There will be no justification for billion-dollar bombers at all.
For a generation, and probably much longer, we will face no military peer competitor. Our enemies will challenge us by other means. The violent actors we encounter often will be small, hostile parties possessed of unexpected, incisive capabilities or simply of a stunning will to violence (or both). Renegade elites, not foreign fleets, should worry us. The urbanization of the global landscape is a greater threat to our operations than any extant or foreseeable military system. We will not deal with wars of Realpolitik, but with conflicts spawned of collective emotions, sub-state interests, and systemic collapse. Hatred, jealousy, and greed--emotions rather than strategy--will set the terms of the struggles.
We will survive and win any conflict short of a cataclysmic use of weapons of mass destruction. But the constant conflicts in which we selectively intervene will be as miserable as any other form of warfare for the soldiers and Marines engaged. The bayonet will still be relevant; however, informational superiority incisively employed should both sharpen that bayonet and permit us to defeat some--but never all--of our enemies outside of bayonet range. Our informational advantage over every other country and culture will be so enormous that our greatest battlefield challenge will be harnessing its power. Our potential national weakness will be the failure to maintain the moral and raw physical strength to thrust that bayonet into an enemy's heart.
Pilots and skippers, as well as defense executives, demand threat models that portray country X or Y as overtaking the military capability of the United States in 10 to 20 years. Forget it. Our military power is culturally based. They cannot rival us without becoming us. Wise competitors will not even attempt to defeat us on our terms; rather, they will seek to shift the playing field away from military confrontations or turn to terrorism and nontraditional forms of assault on our national integrity. Only the foolish will fight fair.
The threat models stitched together from dead parts to convince Congress that the Russians are only taking a deep breath or that the Chinese are only a few miles off the coast of California uniformly assume that while foreign powers make all the right decisions, analyze every trend correctly, and continue to achieve higher and higher economic growth rates, the United States will take a nap. On the contrary. Beyond the Beltway, the United States is wide awake and leading a second ''industrial'' revolution that will make the original industrial revolution that climaxed the great age of imperialism look like a rehearsal by amateurs. Only the United States has the synthetic ability, the supportive laws, and the cultural agility to remain at the cutting edge of wealth creation.
Not long ago, the Russians were going to overtake us. Then it was oil-wealthy Arabs, then the Japanese. One prize-winning economist even calculated that fuddy-duddy Europe would dominate the next century (a sure prescription for boredom, were it true). Now the Chinese are our nemesis. No doubt our industrial-strength Cassandras will soon find a reason to fear the Galapagos. In the meantime, the average American can look forward to a longer life-span, a secure retirement, and free membership in the most triumphant culture in history. For the majority of our citizens, our vulgar, near-chaotic, marvelous culture is the greatest engine of positive change in history.
In the military sphere, it will be impossible to rival or even approach the capabilities of our information-based force because it is so profoundly an outgrowth of our culture. Our information-based Army will employ many marvelous tools, but the core of the force will still be the soldier, not the machine, and our soldiers will have skills other cultures will be unable to replicate. Intelligence analysts, fleeing human complexity, like to project enemy capabilities based upon the systems a potential opponent might acquire. But buying or building stuff is not enough. It didn't work for Saddam Hussein, and it won't work for Beijing.
The complex human-machine interface developing in the US military will be impossible to duplicate abroad because no other state will be able to come from behind to equal the informational dexterity of our officers and soldiers. For all the complaints--in many respects justified--about our public school systems, the holistic and synergistic nature of education in our society and culture is imparting to tomorrow's soldiers and Marines a second-nature grasp of technology and the ability to sort and assimilate vast amounts of competitive data that no other population will achieve. The informational dexterity of our average middle-class kid is terrifying to anyone born before 1970. Our computer kids function at a level foreign elites barely manage, and this has as much to do with television commercials, CD-ROMs, and grotesque video games as it does with the classroom. We are outgrowing our 19th-century model education system as surely as we have outgrown the manned bomber. In the meantime, our children are undergoing a process of Darwinian selection in coping with the information deluge that is drowning many of their parents.
These kids are going to make mean techno-warriors. We just have to make sure they can do push-ups, too.
There is a useful German expression, ''Die Lage war immer so ernst,'' that translates very freely as ''The sky has always been falling.'' Despite our relish of fears and complaints, we live in the most powerful, robust culture on earth. Its discontinuities and contradictions are often its strengths. We are incapable of five-year plans, and it is a saving grace. Our fluidity, in consumption, technology, and on the battlefield, is a strength our nearest competitors cannot approach. We move very fast. At our military best, we become Nathan Bedford Forrest riding a microchip. But when we insist on buying into extended procurement contracts for unaffordable, neo-traditional weapon systems, we squander our brilliant flexibility.
Today, we are locking-in already obsolescent defense purchases that will not begin to rise to the human capabilities of tomorrow's service members. In 2015 and beyond, we will be receiving systems into our inventory that will be no more relevant than Sherman tanks and prop-driven bombers would be today. We are not providing for tomorrow's military, we are paralyzing it. We will have the most humanly agile force on earth, and we are doing our best to shut it inside a technological straight-jacket.
There is no ''big threat'' out there. There's none on the horizon, either. Instead of preparing for the Battle of Midway, we need to focus on the constant conflicts of richly varying description that will challenge us--and kill us--at home and abroad. There are plenty of threats, but the beloved dinosaurs are dead.
We will outcreate, outproduce and, when need be, outfight the rest of the world. We can out-think them, too. But our military must not embark upon the 21st century clinging to 20th-century models. Our national appetite for information and our sophistication in handling it will enable us to outlast and outperform all hierarchical cultures, information-controlling societies, and rejectionist states. The skills necessary to this newest information age can be acquired only beginning in childhood and in complete immersion. Societies that fear or otherwise cannot manage the free flow of information simply will not be competitive. They might master the technological wherewithal to watch the videos, but we will be writing the scripts, producing them, and collecting the royalties. Our creativity is devastating. If we insist on a ''proven'' approach to military affairs, we will be throwing away our greatest national advantage.
We need to make sure our information-based military is based on the right information.
Facing this environment of constant conflict amid information proliferation, the military response has been to coin a new catchphrase--information warfare--and then duck. Although there has been plenty of chatter about information warfare, most of it has been as helpful and incisive as a discussion of sex among junior high school boys; everybody wants to pose, but nobody has a clue. We have hemorrhaged defense dollars to contractors perfectly willing to tell us what we already knew. Studies study other studies. For now, we have decided that information warfare is a matter of technology, which is akin to believing that your stereo system is more important to music than the musicians.
Fear not. We are already masters of information warfare, and we shall get around to defining it eventually. Let the scholars fuss. When it comes to our technology (and all technology is military technology) the Russians can't produce it, the Arabs can't afford it, and no one can steal it fast enough to make a difference. Our great bogeyman, China, is achieving remarkable growth rates because the Chinese belatedly entered the industrial revolution with a billion-plus population. Without a culture-shattering reappreciation of the role of free information in a society, China will peak well below our level of achievement.
Yes, foreign cultures are reasserting their threatened identities--usually with marginal, if any, success--and yes, they are attempting to escape our influence. But American culture is infectious, a plague of pleasure, and you don't have to die of it to be hindered or crippled in your integrity or competitiveness. The very struggle of other cultures to resist American cultural intrusion fatefully diverts their energies from the pursuit of the future. We should not fear the advent of fundamentalist or rejectionist regimes. They are simply guaranteeing their peoples' failure, while further increasing our relative strength.
It remains difficult, of course, for military leaders to conceive of warfare, informational or otherwise, in such broad terms. But Hollywood is ''preparing the battlefield,'' and burgers precede bullets. The flag follows trade. Despite our declaration of defeat in the face of battlefield victory in Mogadishu, the image of US power and the US military around the world is not only a deterrent, but a psychological warfare tool that is constantly at work in the minds of real or potential opponents. Saddam swaggered, but the image of the US military crippled the Iraqi army in the field, doing more to soften them up for our ground assault than did tossing bombs into the sand. Everybody is afraid of us. They really believe we can do all the stuff in the movies. If the Trojans ''saw'' Athena guiding the Greeks in battle, then the Iraqis saw Luke Skywalker precede McCaffrey's tanks. Our unconscious alliance of culture with killing power is a combat multiplier no government, including our own, could design or afford. We are magic. And we're going to keep it that way.
Within our formal military, we have been moving into information warfare for decades. Our attitude toward data acquisition and, especially, data dissemination within the force has broken with global military tradition, in which empowering information was reserved for the upper echelons. While our military is vertically responsible, as it must be, it is informationally democratic. Our ability to decentralize information and appropriate decisionmaking authority is a revolutionary breakthrough (the over-praised pre-1945 Germans decentralized some tactical decisionmaking, but only within carefully regulated guidelines--and they could not enable the process with sufficient information dissemination).
No military establishment has ever placed such trust in lieutenants, sergeants, and privates, nor are our touted future competitors likely to do so. In fact, there has been an even greater diffusion of power within our military (in the Army and Marines) than most of us realize. Pragmatic behavior daily subverts antiquated structures, such as divisions and traditional staffs. We keep the old names, but the behaviors are changing. What, other than its flag, does the division of 1997 have in common with the division of World War II? Even as traditionalists resist the reformation of the force, the ''anarchy'' of lieutenants is shaping the Army of tomorrow. Battalion commanders do not understand what their lieutenants are up to, and generals would not be able to sleep at night if they knew what the battalion commanders know. While we argue about change, the Army is changing itself. The Marines are doing a brilliant job of reinventing themselves while retaining their essence, and their achievement should be a welcome challenge to the Army. The Air Force and Navy remain rigidly hierarchical.
Culture is fate. Countries, clans, military services, and individual soldiers are products of their respective cultures, and they are either empowered or imprisoned. The majority of the world's inhabitants are prisoners of their cultures, and they will rage against inadequacies they cannot admit, cannot bear, and cannot escape. The current chest-thumping of some Asian leaders about the degeneracy, weakness, and vulnerability of American culture is reminiscent of nothing so much as of the ranting of Japanese militarists on the eve of the Pacific War. I do not suggest that any of those Asian leaders intend to attack us, only that they are wrong. Liberty always looks like weakness to those who fear it.
In the wake of the Soviet collapse, some commentators declared that freedom had won and history was at an end. But freedom will always find enemies. The problem with freedom is that it's just too damned free for tyrants, whether they be dictators, racial or religious supremacists, or abusive husbands. Freedom challenges existing orders, exposes bigotry, opens opportunity, and demands personal responsibility. What could be more threatening to traditional cultures? The advent of this new information age has opened a fresh chapter in the human struggle for, and with, freedom. It will be a bloody chapter, with plenty of computer-smashing and head-bashing. The number one priority of non-Western governments in the coming decades will be to find acceptable terms for the flow of information within their societies. They will uniformly err on the side of conservatism--informational corruption--and will cripple their competitiveness in doing so. Their failure is programmed.
The next century will indeed be American, but it will also be troubled. We will find ourselves in constant conflict, much of it violent. The United States Army is going to add a lot of battle streamers to its flag. We will wage information warfare, but we will fight with infantry. And we will always surprise those critics, domestic and foreign, who predict our decline.
Major (P) Ralph Peters is assigned to the Office of the Deputy Chief of Staff for Intelligence, where he is responsible for future warfare. Prior to becoming a Foreign Area Officer for Eurasia, he served exclusively at the tactical level. He is a graduate of the US Army Command and General Staff College and holds a master's degree in international relations. Over the past several years, his professional and personal research travels have taken Major Peters to Russia, Ukraine, Georgia, Ossetia, Abkhazia, Armenia, Azerbaijan, Uzbekistan, Kazakhstan, Latvia, Lithuania, Estonia, Croatia, Serbia, Bulgaria, Romania, Poland, Hungary, the Czech Republic, Pakistan, Turkey, Burma, Laos, Thailand, and Mexico, as well as the countries of the Andean Ridge. He has published widely on military and international concerns. His sixth novel, Twilight of Heroes, was recently released by Avon Books. This is his eighth article for Parameters. The author wishes to acknowledge the importance to this essay of discussions with Lieutenant Colonels Gordon Thompson and Lonnie Henley, both US Army officers.
Ci-dessous, extrait de de defensa Volume 12 n°20, la rubrique Analyse, pages 15-19, numéro paru le 10 juillet 1997.
Cet article n'est pas un exposé de doctrine. Il ne reflète pas une position officielle ni rien de semblable. Cela n'empêche, Constant Conflict est écrit par le major Peters qui est un officier de l'U.S. Army, affecté au bureau du Vice Chief of Staff, Intelligence, et il est publié dans Parameters, la revue doctrinale de l'U.S. Army (1). [On pourra peut-être trouver également une explication de certains aspects de cet article dans le fait que Ralph Peters est aussi auteur de best sellers d'un style assez comparable (genre war thriller) à celui de Tom Clancy ; Twilight of Heroes, publié chez Avon Books, est son sixième ouvrage. Mais Peters a aussi la charge plus sérieuse, à l'Office of the Deputy Chief of Staff for Intelligence, de la prospective sur les guerres futures (future warfare).] En un mot : si Constant Conflict n'est pas une proclamation officielle, c'est au moins du sérieux, même écrit dans le cadre d'une réflexion laissée volontairement libre sur l'avenir des conflits et l'avenir des forces armées des États-Unis.
Si l'on prend toutes ces précautions, c'est parce que Constant Conflict est une pièce de littérature prospective qu'on pourrait qualifier d'objectivement effrayante. Ce texte a des aspects absurdes et hystériques, et en même temps d'autres qui sont froids, réalistes et implacables. Il dit des choses qu'on jugerait insensées et perverses, et en même temps il nous avertit de la possibilité de quelques sinistres réalités qui sont peut-être à venir.
Finalement, il lève le voile de façon crue et sans manière inutile sur l'appréciation que se font certains de cette nouvelle forme de guerre qui est déjà la vraie guerre d'aujourd'hui et certainement celle de demain, et qui, par certains côtés qui paraissent de plus en plus impératifs, pourrait être la guerre ultime de l'humanité aussi sûrement et beaucoup moins théoriquement que la grande guerre nucléaire que nous ne fîmes jamais. Il s'agit de la guerre culturelle.
Constant Conflict décrit ce que Peters juge inéluctable : la victoire de l'offensive culturelle américaine, mais avec toute l'ambiguïté possible autour de ce qualificatif de “culturelle”. La réflexion est elle-même baignée par cette ambiguïté que nourrit le goût du paradoxe : « L'avenir est brillant, écrit l'auteur, — et il est aussi très sombre. » La réflexion est un hymne àla liberté de l'information, à l'expansion sans frein de la culture et de la démocratie, sur un ton et dans des conditions dont l'aspect totalitaire implicite est d'une permanence stupéfiante (l'auteur ne donne-t-il pas, en passant et entre tirets, comme sans y toucher, cette définition de la démocratie : « cette forme libérale habile de l'impérialisme » ?). Enfin, il y a dans ce texte, à la fois, une telle jubilation et une telle absence de perspective créatrice et constructive qu'on est conduit à forger une expression pour le qualifier, — et ce serait : un nihilisme jubilatoire ; jamais nihilisme plus entier et proclamé, jamais jubilation plus grande et affiché de promouvoir ce nihilisme. On pourrait alors croire que nous ne sommes plus très loin du crépuscule sombre de la pensée en tant que force constructrice et créatrice, instrumenté par l'impérialisme technologique et culturel le plus dévastateur. C'est pourquoi nous croyons pouvoir avancer que, dans ce cas hypothétique qu'évoque Peters, les Barbares seraient là comme jamais il n'y eut Barbares dans l'Histoire qui en fourmille pourtant, Barbares d'une race nouvelle, à la fois disposant d'une barbarie infiniment sophistiquée et clamant haut et fort la nécessité d'appliquer cette barbarie au monde, comme ça, sans but, sans dessein, parce que le poids entraîne la chose et doit soumettre la civilisation.
A côté de tout cela, et nous ferions bien d'y prêter la plus extrême attention, ce texte dit sans fard quelques vérités d'une grande importance. Il montre, également sans fard, quelques aspects fondamentaux de l'Amérique d'aujourd'hui.
Il s'agit d'un hymne au triomphe de la “culture” américaine, ou plutôt disons : la culture américanisée. « La culture contemporaine américaine est la plus puissante dans l'histoire, et la plus destructrice parmi les cultures en compétition, » écrit Peters. Retenons précisément ce mot : « destructrice, » car il est partout question de mort dans ce texte, en filigrane. Autrement dit, « la culture américaine est contagieuse, c'est une peste de plaisir. »
Mais il s'agit bien de cette culture “américanisée” que nous distinguons, car nous préférons impérativement ce qualificatif à celui d'« américain » qu'emploie l'auteur. Celui-ci ne se dissimule rien à ce propos, et c'est bien un des aspects frappants de Constant Conflict. Il se pourrait bien qu'il s'agisse là de la première fois qu'un texte américain présenté dans un cadre si “sérieux” et faisant l'apologie de la puissance américaine sacrifie dans ses perspectives une bonne partie des Américains en les rejetant dans le camp de l'“Ennemi”. « Pour nombre de ces Américains [qui furent diplômés dans les années soixante], le monde a éclaté, même si les médias les tourmentent avec l'image d'un monde d'amusement, toujours plus riche, toujours plus brillant, et dont ils sont exclus. Ces citoyens exclus sentent que leur gouvernement ne les protège plus, mais protège les privilégiés. » Décrivant l'assaut de la culture américanisée, Peters désigne clairement les cibles : « Les cultures non-compétitives, comme celle de l'Islam arabo-persique ou de la fraction rejectionniste de notre propre population [...] sont attaquées ; les valeurs [qu'elles] chérissent se révèlent impuissantes, et celles qui triomphent avancent sans [elles]. Le cadre moyen américain et le milicien taliban d'Afghanistan sont des frères de souffrance. »
Ainsi Constant Conflict nous apparaît-il comme plus significatif, comme à visage découvert dirions-nous, et c'est là toute sa vertu pédagogique a contrario : ce n'est pas l'Amérique selon l'entendement commun qui attaque, mais bien un système qu'a secrété l'Amérique et qui se retourne contre elle de la même façon qu'il agresse le reste.
Les moyens de l'attaque sont ceux d'un flot d'information qui noie tout, emporte tout ; plus précisément, d'un flot d'information “subversives” ... Là se trouve encore un point capital : la subversion implicite applaudie par Peters n'est pas d'essence idéologique, par exemple pour convaincre de la supériorité américaine en tant que force historique relative, mais d'essence vitale. Peters applaudit la puissance destructrice de la soi-disant “culture américaine”. Parlant de “culture”, il ne parle pas de l'excellence américaine là où il y en a ; il ne parle pas du cinéma d'auteur (Tarentino, les frères Coen, Scorcese, etc.) ; il ne parle pas de la littérature, d'Ellroy, de Mailer, de Gore Vidal, — et d'ailleurs, pour tout cela nous sommes rassurés : cette culture-là ne peut pas nous faire de mal parce qu'elle est humaniste et respecte notre identité comme nous respectons la sienne. Non, Peters parle de Dynasty, de Dallas, de Rambo dans ceci que toutes ces choses ont une évidente “vertu” d'abrutissement (comme on parle de « la vertu dormitive » de l'opium). Il n'est même plus besoin de parler : « Les films d'actions de Stallone, de Schwarzenegger ou de Chuck Norris reposent sur une narration visuelle qui ne nécessite aucun dialogue pour la compréhension » (non plus qu'ils ne requièrent plus d'Américains stricto sensu, comme avant on applaudissait John Wayne comme l'archétype du héros américain : les Schwarzenegger et les Van Damme sont Autrichien et Belge et ils pourraient être aussi bien Zoulou et Chinois). Nous sommes au niveau d'une subversion primaire et sans objet, celle qui détruit aveuglément. A ce propos, Peters nous livre le secret final, la définition même du nihilisme jubilatoire qui anime cette force qu'il décrit : tout cela n'a aucun but, et par conséquent aucun but idéologique, puisque « la culture américaine ne concerne pas les fins mais les moyens, le processus dynamique qui crée, détruit et crée du nouveau. » Et Peters proclame (c'est lui qui souligne) : «
Peters n'oublie pas qu'il est soldat et qu'il travaille au Pentagone. Aussi assigne-t-il à l'armée un rôle qui assure à celle-ci la plus complète pérennité (et les budgets qui vont avec) pour les décennies à venir au long du XXIe siècle : « Le rôle de facto des forces armées américaines sera de tenir le monde adapté à [la pénétration de] notre économie et ouvert aux assauts de notre culture. » Comment ? Restituons l'anglo-américain original pour n'en pas trahir le sens, lequel vaut son pesant de mitraille : « To those ends, we will do a fair amount of killing. » Et ainsi Peters décrit-il l'avenir brillant des forces armées américaines, mais dans des termes qui parfois dévoilent les faiblesses cachées d'un Système qui s'est totalement investi dans les moyens sans plus se préoccuper des fins, c'est-à-dire de l'esprit des choses : « Nous gagnerons militairement quand nous en aurons le cran. [...] Notre faiblesse nationale potentielle sera l'incapacité de maintenir le moral et la force physique brute pour enfoncer la baïonnette dans le coeur de l'ennemi. » Le rêve de Peters pour les forces armées contraste étrangement avec les réalités militaires américaines : « A notre meilleur niveau militaire, nous devenons un Nathan Bedford Forrest chevauchant une “puce” électronique. » [Forrest, général sudiste et fondateur du Ku Klux Klan première manière, était célèbre pendant la guerre de Sécession par ses raids très rapides sur les arrières de l'ennemi, effectués sans logistique, vivant sur le pays qu'il traversait, utilisant comme atouts essentiels la légèreté, la vitesse et la surprise : il n'est pas sûr qu'on décrive là l'actuelle U.S. Army, où chaque combattant doit être “doublé” par deux ou trois spécialistes de la logistique, où la 1ère Division blindée met près de trois semaines pour traverser la rivière Selva, à la frontière de la Bosnie en décembre 1995, pour aller prendre ses quartiers de peace-keeping.]
Néanmoins, tout se terminera bien dans l'apocalypse habituelle, comme l'indique la non moins habituelle incantation : « Notre alliance inconsciente de la culture avec la puissance de tuer est un multiplicateur de la capacité de combattre qu'aucun gouvernement, y compris le nôtre, ne pourrait concevoir ou acheter. Nous sommes magiques. Et nous allons faire en sorte que cela continue. »
Avec ce « [N]ous sommes magiques », résonnent des accents d'autres temps. Il y a dans la littérature, dans le “style” de Peters, dans sa fièvre parfois fortement inquiétante, une forme qui rappelle nombre d'écrits, et d'une façon plus générale l'atmosphère des années vingt aux États-Unis. Ce n'est d'ailleurs pas propre au seul Peters, et l'on a déjà relevé ce phénomène à propos d'autres événements américains ces derniers mois (2).
Pour comparaison, nous citons un extrait d'un livre (publié en 1931) bien illustratif de la période (3), également sur l'irrésistible offensive américaine. « [L'Amérique] a le sentiment de la victoire. Elle sent “son heure” arriver. Les autres pays le croient aussi. L'américanisation de l'Europe et du monde avance. Les nations sont fascinées par l'éclat du vainqueur, parfois tout en le détestant. Les Américains ne doutent de rien. Ils sont sûrs d'être le peuple élu. Nous appelons notre pays “God's country”, le pays de Dieu. Les affaires sont pour nous comme une religion dont nos dirigeants sont les prêtres. [...] Trop sages pour essayer de gouverner le monde, nous nous contenterons de le posséder. Rien ne nous arrêtera jusqu'au jour où le coeur même de notre empire financier tombera en décrépitude, comme dans tous les empires. Naturellement, la suprématie américaine sur le monde est une éventualité assez peu plaisante àenvisager [...] [A]près tout, notre suprématie ne sera pas pire que celles qui l'ont précédée. Nos armes sont l'argent et les machines. Les autres nations en veulent. Notre matérialisme vaut le leur. C'est pourquoi notre triomphe est si facile et si inévitable. »
Ici, nous tirerons une première conclusion, qui place déjà les gesticulations de Peters dans une perspective historique typiquement américaine : ce formidable besoin de conquête à fort caractère nihiliste, cette affirmation de volonté de puissance d'un nietzschéisme complètement dénaturé et trahi est une constante de l'américanisme. L'attitude relève à notre sens d'une pathologie collective caractérisée par l'absence de dessein ou de projet civilisateur historique par absence de référence historique passée, et qui est fortement signalée par un malaise de tous temps présent dans la substance même du paradoxal Projet américain (paradoxal bien sûr parce que Projet théorique et mythique, sans projet au strict sens historique du terme ...) Ce que nous désignons comme une pathologie par rapport aux réalités historiques implique que le dessein de l'avancement sans fin et sans retenue de la puissance américaine est laissé à l'intervention divine, au caractère divin de la destinée (évidemment “manifeste”) de l'Amérique.
Lorsque nous parlons de pathologie, ce n'est pas gratuitement. On rappellera ici les travaux du psychiatre américain Beard, qui, le premier, isola (en 1880) le symptôme de la neurasthénie et l'appliqua au cas américain : « [L]e diagnostic tombe. Il est brutal : l'Amérique est malade, » explique un commentateur (4).
L'idée d'une pathologie collective est acceptable pour l'Amérique. Par la force du conformisme qui structure sa société et rejette l'opposition dans une marginalité qui en fait une “dissidence” souvent accusée, comme par antithèse révélatrice, d'être elle-même une pathologie, ce pays établit un lien très fort entre ses caractéristiques collectives et les comportements individuels. On peut donc émettre un jugement général et collectif qui rende compte assez justement des comportements individuels, et renvoie àd'autres jugements, souvent intuitifs et de simple bon sens (au diagnostic « l'Amérique est malade » de Beard, correspond la remarque de Henry Miller « [Les Américains sont] secrètement inquiets » ; ou celle du professeur de littérature américaine Albert-J. Guérard écrivant en 1946 qu'« il n'y a pas de mythe aussi simpliste que celui, si commun, qui représente les Américains comme “optimistes” ».)
Ces diverses variations psychanalytiques, qui rejoignent nombre d'oeuvres intuitives d'artistes et d'essayistes et rencontrent parfois quelques constats parcellaires de sociologues, constituent un corpus général capable de nous suggérer une explication très vaste d'un malaise qui n'a jamais complètement quitté l'Amérique, qui est particulièrement adaptée à l'Amérique et s'exprime remarquablement dans le Système qui conduit sa destinée ; l'Amérique est ce pays qui refuse l'Histoire en général, et ce pays sans véritable passé qui façonne sa propre histoire dans les studios d'Hollywood pour la faire correspondre aux nécessités du présent (5). D'où le constat qu'effectivement, la maladie nerveuse de la civilisation répond bien au cas américain (et moins aux cas d'autres pays qui sont eux “historiques”, plus attachés à leur passé) : « Notre immunité contre la nervosité et les maladies nerveuses, nous l'avons sacrifiée à la civilisation, écrit encore Beard. En effet, nous ne pouvons avoir la civilisation et tout le reste ; dans notre marche en avant, nous perdons de vue, et perdons en effet, la région que nous avons traversée. »
Beard assimile essentiellement “le mal américain” à une neurasthénie causée par le rythme de la civilisation moderne (« La nervosité américaine est le produit de la civilisation américaine. ») Dans son livre sur la neurasthénie, il égrène les 53 « symptômes caractéristiques » de cette maladie, jusqu'au plus terrible de tous : « la peur de tout. » Celui-là sera retenu comme caractéristique particulièrement frappante de l'Amérique.
Ainsi présentons-nous une hypothèse applicable àl'Amérique telle que l'a développée son Système, et d'une certaine façon au modernisme tout entier dont l'Amérique est évidemment la représentation la plus extrême : à l'énergie continuelle pour une marche en avant correspond cette « peur de tout. » Celle-ci transforme la marche en avant à la fois en une “marche forcée” et en une “fuite en avant”. Les périodes heureuses où existe une immanence indiscutable pouvant figurer comme une référence historique, fabriquée ou pas, semblent dissiper le malaise. Ce fut le cas de la Guerre froide où l'immanence communiste semblait justifier toutes les énergies modernistes de l'Amérique et dissiper le malaise américain malgré les outrances extraordinaires qu'elle justifiait. Le maccarthysme fut bien accepté par les Américains, il n'interféra en rien dans un optimisme retrouvé qui s'exprima dans l'expansion économique apaisée des années Eisenhower. L'effort de développement du programme spatial menant au programme Apollo de conquête de la Lune, entrepris en 1957-58, fut décrit comme « très proche de l'utilisation de toutes les capacités de la nation. La NASA menait un effort de mobilisation jugé impossible sauf en temps de guerre. » Lorsque Kennedy proposa une coopération spatiale à l'URSS, en septembre 1963, l'initiative fut condamnée dans les mêmes milieux industriels non par opposition politique mais parce qu'une telle possibilité « frustrerait des millions de travailleurs du sens patriotique de l'extrême urgence. » (6)
Mais cette sorte de mobilisation est fragile et apparaît à la réflexion comme un masque plaqué précipitamment sur l'affreuse réalité. La peur existe toujours et va se loger dans des recoins inattendus et bientôt révélateurs. Ces mêmes années cinquante de l'optimisme américain furent aussi une période où transparut la peur ontologique de l'Amérique (en attendant la révolte, puisque c'est dans les années cinquante que la révolte des années soixante prit ses racines définitives.) Dans une émission de la BBC (7), on entend le chanteur (noir) de rock and roll Little Richard exposer que le rock à ses débuts (1954-55) fut la première diffusion nationale de la culture noire aux États-Unis (« Rock and roll est le nom que les Blancs ont donné à notre rythm and blues, rien d'autre, » explique, goguenard, le producteur de disques [noir] Ron Bartolomew.) Comment Little Richard percevait-il la levée de boucliers contre le rock à cette même époque de ses premiers débuts, avant la notoriété du blanc Elvis Presley ? « Devant cette affirmation de notre identité culturelle noire, les blancs ont eu peur pour leur propre identité. »
Ainsi, par ce biais inattendu qui montre l'universalité du problème, on en revient au major Peters. Sa description pas loin d'être hystérique de l'offensive culturelle nihiliste apparaît alors moins comme un accident, une aberration, que comme l'expression, certes outrancière jusqu'à la caricature mais réelle, d'une tendance bel et bien en marche. La globalisation culturelle, le soi-disant “modèle universel américain” allant de Disney à MacDonald et imposable au monde entier, n'est pas autre chose qu'une machine destructrice des identités (y compris les multiples identités américaines) au profit d'un nivellement informe et non-identifiable ; c'est-à-dire un mouvement qui inspire évidemment et nourrit logiquement les outrances de Peters. Notre hypothèse est qu'il s'agit là de la poussée extrême de cette « peur de tout » qui concerne d'abord, dans le cas américain et à la lumière des explications de Beard, la peur américaine d'être réduit par les autres identités, bien plus affirmées et spécifiques. L'absence de référence historique du Système de l'Amérique officielle (« la perte de la région traversée ») est le moteur même de cette peur. On a souvent identifié, au début des années quatre-vingt-dix, principalement comme une crise de l'identité américaine (8) ce qui était alors perçu de façon vague comme la crise américaine de l'après-guerre froide. Que le triomphalisme de Clinton ou l'extrémisme du nihilisme jubilatoire de Peters ait remplacé la “crise” ne change rien au diagnostic.
Nous voulons proposer avec cette analyse et ces hypothèses une explication générale qui devrait permettre d'apprécier convenablement autant le texte de Peters que le triomphalisme de Clinton ou l'expansionnisme globalisant de Disney. Il y a en effet un comportement spécifique du Système de l'Amérique, évident aujourd'hui dans les rapports des États-Unis avec leurs alliés, sa prétention non à régenter le monde mais à le transformer (au sens substantiel du mot) à son image, qui nous pose un gigantesque problème. L'Amérique apparaît finalement comme elle-même déstabilisée encore plus que déstabilisatrice (bien qu'elle le soit, bien sûr), alors que sa situation intérieure est en apparence très équilibrée et très stable. Cette déstabilisation est un phénomène quasiment psychologique, ce qui ne doit pas nous étonner avec l'Amérique car nous en avons déjà vu des manifestations (la Grande Dépression fut autant sinon plus de caractère psychologique, par l'abattement extraordinaire qui saisit la population, que de caractère purement économique.) La nouveauté qu'introduit le texte outrancier de Peters est qu'il transporte la problématique sur un plan essentiel, celui de la culture. Que cela vienne d'un officier de l'U.S. Army, écrivant dans une revue doctrinale de ce corps, n'en est que plus caractéristique. Il y a là-dedans de quoi faire réfléchir.
Peters décrit une possibilité apocalyptique dont les potentialités existent aujourd'hui. Cela permet de mieux tenter d'embrasser le phénomène américain, et, au-delà, le phénomène moderniste lui-même. Cela permet également d'entrevoir les normes de ce qui pourrait être un affrontement d'un nouveau type, comme nous n'en avons jamais connu auparavant.
La “guerre culturelle” telle qu'elle se dessine n'est pas la guerre d'une culture contre une autre. Il ne peut vraiment y avoir de “guerre” d'une culture contre une autre : il y a des rapports, des échanges, des influences, et le résultat peut être effectivement qu'une culture décline (mais plus souvent elle se transforme). Il s'agit d'un processus somme toute naturel, et surtout exempt d'agressivité prédatrice. Ce n'est pas ce que Peters nous propose. Il suggère l'agression caractérisée, la destruction programmée, l'empoisonnement des autres cultures.
L'essentiel à considérer est ce que cette sorte de réflexion suppose de malaise et de mal-être cachés. Elle rejoint une crise plus générale, que l'Amérique exprime bien plus que n'importe quel autre pays, mais qui affecte d'une façon ou l'autre toutes les nations et tous les systèmes, et qui ne présente aucune cohérence puisqu'elle prévoit aussi bien de s'attaquer à une partie de soi-même. Cette crise est la menace de mort portée contre l'identité, c'est-à-dire l'être soi-même. Ainsi chemine-t-on au milieu des signes de ce qui est non pas une crise de civilisation, mais la crise de la civilisation tout court. « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient touchés » : c'est en tout cas l'actuel état du monde.
(1) Parameters, Summer 1997, pp. 4-14.
(2) Voir notamment notre rubrique de defensa, dd&e Vol12, n<198>11 ; notre rubrique Contexte, dd&e Vol12, n<198>17.
(3) “L'Amérique conquiert l'Angleterre”, Ludwell Denny, paru en traduction française chez Gallimard, 1933.
(4) Cette citation ainsi que celles qui suivent (dont des citations de Beard) sont extraites de l'article de Patrick Di Mascio “Les tyrannies de l'idéal : le mal américain et ses remèdes (1880-1918)”, dans “L'Amérique comme modèle, l'Amérique sans modèle”, édité sous la direction de Jacques Portes aux Presses Universitaires de Lille (1993).
(5) Voir notamment “Screening History”, de Gore Vidal.
(6) Paul Mann, Aviation Week & Space Technology, 12 août 1991, “Fear Makes a Dream Come True”.
(7) Premier épisode de la série “Dancing in the Street”, diffusé sur Canal Plus le 29 juin 1997.
(8) Voir les deux articles de William Pfaff “Post-Cold War Search for U.S. Goals” et “Post-Cold War Anxiety : Deep and Tangle Roots”, des 11 et 12 février 1992 dans l'International “Herald Tribune”.