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936«The RAND Corporation was the US-think tank, the Cold War granddaddy of them all, and it's still with us...» C’est la phrase d’introduction de Tom Engelhardt, pour le texte qu’il publie sur son site le 29 avril. Il s'agit d'un texte de l’historien Chalmers Johnson.
(Johnson, tout en n’étant pas précisément un “dissident” à la sauce US, est un historien avec une très grande expérience dans le domaine du complexe militaro-industriel [CMI], y compris une expérience pratique, comme acteur à l’intérieur de ce CMI. In illo tempore, Chalmers Johnson fut un “cold warrior”, partisan de la ligne conformiste dure du Pentagone. Ses réflexions sont d’autant plus fructueuses et utiles. Avec son livre Blowback et d’autres qui ont suivi, Johnson est devenu un critique éminent, incisif et radical du CMI.)
Le sujet de ce texte est la très fameuse RAND Corporation, basée à Santa-Monica. L’intérêt considérable de l’analyse de Johnson, c’est qu’à travers la recension assez critique d’un livre qui vient de paraître sur la RAND (Soldiers of Reason: The RAND Corporation and the Rise of the American Empire, par Alex Abella, Harcourt), Johnson met cette même RAND à sa place, au coeur de la nébuleuse du CMI, – sa place, pas loin d’être au coeur, sinon d’en être le pensée et, par conséquent, la raison.
Les précisions apportées dans ce texte sont très intéressantes, voire fascinantes. Elles comportent plusieurs aspects. Le premier est sans aucun doute de donner à la RAND sa véritable situation. Il s’agit vraiment du coeur du CMI (pour la raison, on verra plus loin). La RAND fut formée en 1946, à l’initiative de l’USAAF (qui n’était pas encore l’arme indépendante, – USAF, – qu’elle deviendrait en 1947), rejoignant en cela les origines du complexe militaro industriel qui fut d’abord un complexe scientifico-industriel appuyé essentiellement sur l’industrie aéronautique. Johnson définit ainsi la RAND:
«Soon enough, however, RAND became a key institutional building block of the Cold War American empire. As the premier think tank for the U.S.'s role as hegemon of the Western world, RAND was instrumental in giving that empire the militaristic cast it retains to this day and in hugely enlarging official demands for atomic bombs, nuclear submarines, intercontinental ballistic missiles, and long-range bombers. Without RAND, our military-industrial complex, as well as our democracy, would look quite different.»
Une exploration de la RAND Corportation, ses méthodes de travail, ses tendances, ces centres d’intérêt et ses sources constitue une démarche fascinante parce qu’elle nous permet d’embrasser à partir d’un exemple complet – et quel exemple, “le coeur et la raison du CMI”, – la véritable substance de l’américanisme dans son achèvement. Le CMI et la RAND ne sont pas des accidents ou des aberrations mais la suite logique et le couronnement de l’américanisme.
Le long passage ci-dessous permet d’embrasser ce que nous suggérons. (La firme Douglas, – future McDonnell Douglas en 1964 avant d’être incorporée dans Boeing en 1997, – est citée dans le début de cet extrait parce que RAND fut créée en 1946 d’abord comme une division de la société Douglas avant de devenir indépendante en 1948. Le détail est intéressant car l’on a ainsi un exemple de plus, particulièrement éclairant, de la connexion intime entre le secteur privé et le soi-disant secteur public aux USA. Cette connexion intime est la marque du CMI autant que, dans son sens plus large, de l’américanisme. Dans ce cas également, le CMI est une quintessence de l’américanisme.)
«Collbohm and other pioneer managers at Douglas gave RAND its commitment to interdisciplinary work and limited its product to written reports, avoiding applied or laboratory research, or actual manufacturing. RAND's golden age of creativity lasted from approximately 1950 to 1970. During that period its theorists worked diligently on such new analytical techniques and inventions as systems analysis, game theory, reconnaissance satellites, the Internet, advanced computers, digital communications, missile defense, and intercontinental ballistic missiles. During the 1970s, RAND began to turn to projects in the civilian world, such as health financing systems, insurance, and urban governance.
»Much of RAND's work was always ideological, designed to support the American values of individualism and personal gratification as well as to counter Marxism, but its ideological bent was disguised in statistics and equations, which allegedly made its analyses “rational” and “scientific.” Abella writes:
»“If a subject could not be measured, ranged, or classified, it was of little consequence in systems analysis, for it was not rational. Numbers were all – the human factor was a mere adjunct to the empirical.”
»In my opinion, Abella here confuses numerical with empirical. Most RAND analyses were formal, deductive, and mathematical but rarely based on concrete research into actually functioning societies. RAND never devoted itself to the ethnographic and linguistic knowledge necessary to do truly empirical research on societies that its administrators and researchers, in any case, thought they already understood.
»For example, RAND's research conclusions on the Third World, limited war, and counterinsurgency during the Vietnam War were notably wrong-headed. It argued that the United States should support “military modernization” in underdeveloped countries, that military takeovers and military rule were good things, that we could work with military officers in other countries, where democracy was best honored in the breach. The result was that virtually every government in East Asia during the 1960s and 1970s was a U.S.-backed military dictatorship, including South Vietnam, South Korea, Thailand, the Philippines, Indonesia, and Taiwan.
»It is also important to note that RAND's analytical errors were not just those of commission – excessive mathematical reductionism – but also of omission. As Abella notes, “In spite of the collective brilliance of RAND there would be one area of science that would forever elude it, one whose absence would time and again expose the organization to peril: the knowledge of the human psyche.”
»Following the axioms of mathematical economics, RAND researchers tended to lump all human motives under what the Canadian political scientist C. B. Macpherson called “possessive individualism” and not to analyze them further. Therefore, they often misunderstood mass political movements, failing to appreciate the strength of organizations like the Vietcong and its resistance to the RAND-conceived Vietnam War strategy of “escalated” bombing of military and civilian targets.
»Similarly, RAND researchers saw Soviet motives in the blackest, most unnuanced terms, leading them to oppose the détente that President Richard Nixon and his National Security Advisor Henry Kissinger sought and, in the 1980s, vastly to overestimate the Soviet threat. Abella observes, “For a place where thinking the unthinkable was supposed to be the common coin, strangely enough there was virtually no internal RAND debate on the nature of the Soviet Union or on the validity of existing American policies to contain it. RANDites took their cues from the military's top echelons.” A typical RAND product of those years was Nathan Leites's The Operational Code of the Politburo (1951), a fairly mechanistic study of Soviet military strategy and doctrine and the organization and operation of the Soviet economy.»
Voilà donc, résumée, la quintessence de la RAND, qui est celle du CMI par extension, celle de l’américanisme par extension supplémentaire. L’approche est totalement “scientifique”, écartant tout intérêt sérieux pour l’aspect humain, y compris l’aspect humain scientifiquement observé comme peut l’être la psychologie. Mais cette démarche “scientifique”, qui mérite des guillemets, est plutôt pseudo-scientifique dans la mesure où elle est complètement pervertie par l’idéologie. L’expérimentation de base, fondement de la démarche scientifique, est réduite pour s’en tenir à des faits “scientifiques” déjà élaborés et constitués, grâce au ciment principal de la chose qu’est l’idéologie. L’objet “scientifique” principal est la technologie, artefact soi-disant “scientifique” mais essentiellement idéologique: l’américanisme est d’abord une “idéologie de la technologie”.
Il s'agit non seulement de la caractéristique de l’américanisme et éventuellement de sa puissance, mais aussi de la faiblesse mortelle de l’américanisme. L’absence du “facteur humain”, de sa recherche, de son identification, de sa connaissance, etc., caractérise toutes les activités de l’américanisme. Elle caractérise le renseignement comme elle caractérise toutes les activités militaires qu’on connaît aujourd’hui; elle caractérise les actions d’influence, l’activité de la corruption, etc., qui portent essentiellement sur les moyens militaires et vénaux.
Les américanistes n’ont jamais compris que la principale puissance de leur influence durant la Deuxième Guerre et la Guerre froide était psychologique, obtenue sans qu’ils s’en rendent exactement compte, pour des raisons objectives influençant les psychologies des communautés, des nations et des psychologies conquises (ou plutôt “sous influence”). La chose a tenu durant ces périodes, notamment durant la Guerre froide, à cause des conditions spécifiques, notamment l’existence d’une menace communiste perçue comme subversive (psychologique) autant que comme militaire, sinon plus, par les alliés “sous influence”. (Les américanistes ont également compris bien peu de choses à la subversion communiste: ils l’ont pris pour une technique alors que c’était une psychologie utilisant des techniques.)
Depuis la fin de la Guerre froide et 9/11, cette influence américaniste décroît très vite parce que les choses ont été dépouillées de tout leur apparat d'objectivité avec l’écroulement du communisme et que cette soudaine nudité est apparu au grand jour avec 9/11. Les américanistes ont continué à travailler dans le “technique” et l’“idéologie technologique”, avec l’“idéologie démocratisque” comme faire-valoir de relations publiques dont le but ultime reste de pure conquête matérialiste. Les alliés “sous influence”, eux, ont perdu ce miel américaniste de leur illusion psychologique à cet égard. Ils sont en grand désarroi et leur alignement ressemble de plus en plus à une servilité vénale ou pathologique, qui a perdu toute sa légitimité du temps de la Guerre froide, quand l’alignement pro-US se déclinait avec émotion sur le thème de “la défense de la liberté”.
Le CMI, ou la RAND comme exemple d’application intégrale du CMI, est certes le cœur et la raison de l’américanisme mais aussi un concentré de ces tares mortelles. Il s’agit de l’incompréhension de la spécificité humaine, c’est-à-dire d’un corps de doctrine absolument anti-humaniste, pour autant qu’on donne au mot “humanisme” son sens profond, originel et classique.
Il faut aussi, pour bien comprendre la chose, échapper à l’obsession de la critique politique classique du CMI, aux USA et en Europe. Pour cela, il faut revenir aux sources, que nous avons déjà tentées de rappeler. Substantiellement, le CMI n’est pas fondé sur la dimension militaire (si le “M” n’est pas accessoire, il est certainement de circonstance). Il est d’abord civil, et fondé sur l’ “idéologie de la technologie” comme outil d’une volonté de puissance de type darwinien (et nullement nietzschéen, dont il est l’exacte caricature antagoniste pour des aspects essentiels).
Au départ, le CMI n’a rien de militaire, mais il s’appuie sur l’aéronautique comme expression principale, aux USA, de l’ “idéologie de la technologie”. (Tout cela se fait dans une époque darwinienne par excellence aux USA, celle des années 1920 et 1930, d’où cette identification d’une volonté de puissance de type darwinien.) Le CMI deviendra militaire à cause des circonstances de la Deuxième Guerre mondiale, et sans trahir sa substance originelle puisque cette évolution se fera en connexion intime avec le surgissement de la puissance aérienne (durant la Deuxième Guerre mondiale) et de l’USAF, devenu service autonome en 1947, – donc, toujours l’ “idéologie de la technologie” liée à l’aéronautique. La RAND est l’émanation institutionnalisée de tout cela. Elle est née du rapport “Toward the Horizon” réalisé en 1945-46, qui avait été initié par le général Arnold (chef de l’USAAF de 1941 à 1946) et dont la réalisation fut confiée, par ce même Arnold, à une équipé dirigée par le physicien de l’aéronautique Theodore von Karman. “Toward the Horizon” faisait un catalogue des développements technologiques à lancer pour le quart de siècle à venir, pour l’aéronautique militaire. La RAND fut aussi l’émanation institutionnalisée de “Toward the Horizon”.
Le CMI, et la RAND par conséquent, n’a rien à voir avec les idéologies européennes telles qu’on aime à les citer pour faire frissonner les invités du soir dans les dîners en ville. Le CMI n’a rien d’une sorte de monstruosité fasciste. Il s’agit d’une structure absolument moderniste, appuyée sur les principes libéraux, proclamant l’idéologie moderniste de la démocratie et utilisant la communication d'une façon extensive, tout cela dans les normes conformistes du système. (C’est par la démocratie à la sauce américaniste et libérale que le CMI fait son office. Il n’est ainsi pas entravé par les subtilités régaliennes d’un véritable Etat à fondation historique, attentif au bien public et à toute cette sorte de chose. Il est parfaitement en ligne car c’est bien ainsi que fonctionne la démocratie américaniste.)
La RAND représente cette spécificité, dans le luxe de Santa Monica (Californie) et les salaires plantureux des experts. C’est une interface d’honorabilité, une entreprise de recyclage dont l’objet précis est d’institutionnaliser des idées et des thèses dont le CMI a besoin pour des raisons diverses (politiques et idéologiques, commerciales, etc.). RAND a aussi un rôle non négligeable de subordination mondaine de relais étrangers. A la RAND, dont le prestige atlantiste est considérable, on recrute avec élégance les apprentis-experts et autres (journalistes, experts, futurs hommes politiques, etc.) des pays de la communauté atlantique, dont on espère avec patience et confiance qu’ils seront plus tard des relais américanistes appréciés. La RAND fut notamment le creuset de la Transatlantic New Generation lancée au début des années 1980, “vivier” comme on dit de recrutement pour le CMI et les américanistes, et dont nous subissons aujourd’hui l’amicale pression par le biais de divers dirigeants et hommes d’influence, dans nombre de pays d’Europe. Cet aspect de son activité complète son rôle et sa place centrale, au cœur du CMI et pour exalter sa raison.