Rapides notes de lecture sur une perspective existentielle

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Rapides notes de lecture sur une perspective existentielle

Je suis en train de lire votre dernier numéro de ddecrisis consacré au Complexe militaro-industriel devenu le moteur du Moderne, à la psychologie américaniste qui l’a à la fois permis (tendance à l’inculpabilité) et en a été en même temps la victime (renforcement jusqu’à l’emprisonnement total des psychologies individuelles dans ce caractère de l’inculpabilité). Bien que je n’en sois qu’à la page 4, je me permets déjà d’intervenir sous la forme d’approbation et de remarques, tellement votre démarche générale s’inscrit dans une synthèse d’une ampleur et d’une cohérence qui permet d’aller à l’essentiel rapidement.

Quand vous exposez votre thèse (votre intuition développée en thèse) selon laquelle cette "inculpabilité acceptée inconsciemment par tous" est la condition de développement et de prospérité de l’idéal de puissance (dans son avatar américaniste), j’ai tendance à vous suivre totalement, tellement cela est cohérent, plausible et coulant de source [voir Note 1].

Puis quand vous dites (je me permets d’interpréter vos écrits dans leur globalité) que cette tendance à l’inculpabilité est née du processus « salvateur » du déni de ce qui fut trop horrible à considérer (pour les psychologies) : l’échec patent et le constat (la démonstration grandeur nature) de l’impossibilité du fonctionnement du système socio-économique américain et donc (par anticipation !) de l’American Dream, je vous suis d’autant plus que vous montrez que ce déni a immédiatement succédé à la croyance hallucinée qu’au contraire tout était permis et faisable sans restrictions dans ce système – les fameuses Roaring twenties où, fondamentalement, les Etats-Unis (l’establishment américaniste) ont « piqué » l’argent et la puissance des Etats Européens en faillite [note 2], puissance et argent qui leur sont en réalité tombé tout cuits dans les mains, comme on récolte les marrons tirés du feu par autrui (Cadeau empoisonné bien sûr, puisqu’il s’agissait des moyens l’“idéal de puissance”).

On retrouve, à l’échelle de cette séquence historique (Roaring twenties avec réception et usage des outils de l’idéal de puissance, Grande Dépression et incapacité à concevoir une sortie du système, abdication à la poursuite du Système via le Complexe Militaro-Industriel et la psychologie de l’inculpabilité “acceptée inconsciemment par tous”) le paramètre fondamental que vous avez identifié comme le responsable, à chaque occurrence, de l’installation du Moderne (“déchaînement de la matière”), et qui est la fatigue psychologique.

(Ce processus de la fatigue psychologique reste d’autant plus valable que l’on élargit l’histoire américaniste à ses séquences précédentes : la fatigue psychologique de la Guerre de Sécession qui fut un événement absolument déstructurant, suivit par l’imposition et l’application sans restriction du système industriel et capitaliste du Nord, par l’éradication des autres cultures (la Restauration dans les terres sudistes, les “guerres indiennes”, la “mise au pas” des immigrants non WASP etc.), puis le “triomphe” du Gilded Age et des autres Robber Barons (déchaînement de l’“idéal de puissance”, version financière déjà… [Note 3]). Et l’on peut certes remonter, comme vous le faites, à la Révolution américaine, avec le secrétaire au Trésor Hamilton et co.)

Ce qui m’amène à poser cette question, pour des temps moins pressés que le nôtre apparemment, mais qui recèle une certaine actualité : quelles furent les autres conditions de développement et de prospérité de l’idéal de puissance, en chaque lieu et en chaque moment où il a historiquement sévit ? A savoir dans l’Ecosse et l’Angleterre du XVII-XVIIIè siècle lors du “choix du feu” (levée des limitations, des freins et des tabous permettant de considérer un équilibre naturel et cosmique [Note 4], où je suspecte la mentalité puritaine, qui est déni de la terre, d’avoir joué un rôle non négligeable) ; la France prérévolutionnaire et la France napoléonienne lors de cette première “guerre totale” [Note 5] ; l’Allemagne post-guerre napoléonienne et du Kulturkampf et de la naissance de l’industrie scientifique (1870-1918) ; à quoi l’on pourrait rajouter, de manière un peu plus périphérique, la Russie de la fin du XIXè siècle puis le début de l’Union soviétique jusqu’à la perte du credo communiste (après la Seconde Guerre Mondiale puis au cours des années 1970).

Ceci non pas pour le plaisir de discuter (nous vivons de fait des temps où les urgences sont bien autres !), mais bien pour contribuer à cette meilleure connaissance de ce qui nous est arrivés, à cette perception plus fine de notre abdication, afin bien sûr de reconnaître la vie et la culture (la Tradition) là où elle resurgit et lui donner l’espace nécessaire à chaque fois que les fissures puis les béances de la Chute de notre contre-civilisation le permettront…

Christian Steiner

Notes

[Note 1] Commentaire “méthodologique” en forme de perspective existentielle : Peut-être m’est-il d’autant plus facile de vous suivre dans votre exploration que je considère les valeurs et, au-delà, le terreau psychologique et la perception qui influencent et sont influencés en retour par ces valeurs (ou guides culturels d’une existence valable), comme constituants effectivement de conditions de vie, les conditions de vie dans ce deuxième milieu vital (habitat) dans lequel les humains vivent et qui est la culture, la vie de l’esprit etc. ; conditions de vie mentale, spirituelle, culturelle, psychologique, psycho-physiologique donc – si les humains ne considèrent pas ceci, alors que sont-ils ? Ne nous bornons pas au premier milieu vital, l’environnement écologique ; considérons aussi naturellement ce deuxième milieu vital qu’est notre relation construite par le culturel à ce premier milieu, et qu’est notre intelligence des autres, de la vie, de l’univers, et qui permet de faire un cosmos habitable, et habitable avec exigence… Les deux milieux vitaux sont aussi nécessaires l’un que l’autre. Le moderne n’en considère qu’un, et encore est-ce pour l’exploiter sans merci.

N.B. Je dois ce terme des deux milieux vitaux (naturel et vie sociale) à François Flahault, qui en parle par exemple dans Le paradoxe de Robinson. Capitalisme et société (Paris : Mille et une nuits, 2005). Mais là où M. Flahault restreint, pour des raisons tactiques, ce deuxième milieu vital à la vie sociale, je l’élargis quant à moi, pour des raisons stratégiques, à la vie humaine telle que permise et agrandie par la culture, une véritable culture (et l’on rejoint là Nietzsche, le précurseur qui voit dans les "valeurs", donc dans ce qui est véhiculé par la culture, les conditions de vie des hommes, puis Kenneth White, pour qui le monde, le cosmos, notre habitat structuré, émerge de notre relation à la terre (à la biogée), relation qui dépend totalement d’une culture au sens profond, culture qui doit se baser elle-même sur une intelligence poétique (le noûs poïtikos d’Aristote), sur une perception et une expression haute, enfin sur ce que M. Grasset travaille : tout ce surrationnalisme, cette intuition haute qui est notre manière de toucher à la vérité de situations, certes comme celle qui nous affecte gravement aujourd’hui, mais qui vont jusqu’à celle de l’univers (le donné, l’intrinsèquement irréductible à notre raison), et de toucher à la vérité de la création (procréation) du cosmos ou du monde (la relation que nous devons tisser).

[Note 2] A savoir : l’argent de l’Angleterre au lendemain de la Première Guerre mondiale qui permit à la Fed de se renforcer décisivement ; les méthodes industrielles scientifiques de l’Allemagne de la fin du XIXè siècle (système de brevet, université et formation, R&D, etc.) ; les innovations scientifiques françaises, italiennes, allemandes etc. (de Marconi à Fermi) ; sans oublier les derniers confettis des empires coloniaux espagnols et portugais etc. etc.

[Note 3] Et tant pis pour ceux qui croient encore aux vertus ou à l’innocuité (ou à la possibilité de réforme) du système économique actuel et globalisé, dont l’industrie financière et sa catastrophe ne sont que l’aboutissement logique et inévitable. A ceux-là, que dire si ce n’est : haut les cœurs !

[Note 4] Alain Gras, 2007, Le choix du feu, Paris : Fayard.

[Note 5] eg. David A. Bell, 2010, La première guerre totale, Seysell : Champ Vallon.