Raymond Aron, la dissuasion, la CIA et Gallois

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Raymond Aron, la dissuasion, la CIA et Gallois

Pour compléter un aspect documentaire plutôt qu’anecdotique de notre “F&C” du 3 novembre 2007, nous vous présentons un extrait du livre de mémoires du général Pierre Gallois, Le sablier du siècle, L'Âge d'homme, édité à Lausanne en 1999.

Le passage relate les circonstances du soutien puis de l’opposition de Raymond Aron aux thèses du général Gallois (sur la dissuasion nucléaire française); puis l’éclairage singulier qu’une rencontre de Gallois avec un officier américain apporta sur évolution radicale du jugement de Aron.


Le sablier du siècle – Extrait

« J'ai raconté, dans le chapitre consacré à la campagne pour l'atome national, combien Aron m'avait pressé d'écrire un livre sur la stratégie de l'atome, lequel par le biais de l'exposé des nouvelles conditions de la sécurité en France — mon objectif — justifierait la politique nucléaire des Etats-Unis — ce qui était son objectif — à l'époque, politique d'engagement inconditionnel aux côtés des alliés européens et de représailles nucléaires immédiates à tout empiétement territorial soviétique. Un an après la rédaction de cet ouvrage, J. F. Kennedy s'installait à la Maison-Blanche au moment où l'Amérique prenait conscience qu'elle était désormais à portée des missiles balistiques soviétiques. Elle modifia sa stratégie et, légitimement, d'inconditionnelle, la garantie qu'elle avait donnée à ses alliés européens devint conditionnelle. Le général de Gaulle en tira les conséquences que l'on connaît. Mais Raymond Aron, fidèle aux desseins de Washington et à ses volte-face, condamna la thèse que j'avais soutenue et qu'il avait chaleureusement approuvée (1) alors qu'elle n'était pas contraire à la stratégie des Etats-Unis. J'en fus surpris.

» Tout s'éclaira, en 1963, grâce au colonel Robert Kintner, un de mes anciens collègues rencontré au SHAPE et au Pentagone au cours des années 50. Kintner était l'auteur d'un ouvrage sur le combat terrestre et la menace nucléaire (2). Il dirigeait un centre d'analyse à Philadelphie et publia dans les revues spécialisées d'outre-Atlantique de nombreuses études sur la tactique. De passage à Paris et alors qu'il était descendu à l'hôtel Castiglione, Kintner demanda à me voir. C'était un dimanche et le rendez-vous fut fixé en fin d'après-midi, après le retour de la campagne. Je le trouvai en bonne compagnie; des livres, des journaux éparpillés autour de son fauteuil et une bouteille de whisky bien entamée. Il m'entretint aussitôt de ses projets: contribuer à l'éducation stratégique des Européens, plus particulièrement sur le continent, faire apprécier l'Otan et justifier ses exigences stratégiques; à Londres, l'Institut d'Alastair Buchan faisait du bon travail... mais trop “élitiste”... l'ensemble de la population devait être informé... périls et remèdes mis à sa portée. Désapprouvant l'abandon de l'“inconditionnalité” et le recours aux pauvres artifices de la “riposte adaptée” de la nouvelle équipe dirigeante américaine, je lui répondis que de nouveaux efforts seraient bien inutiles et que, du reste, cette forme de propagande irait même à l'encontre des objectifs que visait mon interlocuteur. D'ailleurs, ajoutais-je, même Raymond Aron et ses amis, qui s'efforcent d'expliquer la stratégie américaine et d'y rallier l'opinion, trouveraient superflu et maladroit d'en remettre encore. C'est alors que Kintner, mécontent, me dit: “...Raymond Aron sera bien obligé d'être d'accord. C'est moi qui lui apporte, pour ses publications, l'argent de la CIA”.

» Un quart de siècle plus tard, à l'occasion d'une étude sur la revue Preuves dont Raymond Aron était la “figure de proue” selon André Laurens, celui-ci, dans les colonnes du Monde (3), écrivait: “la tare de Preuves, à l'époque, était d'être financée par de l'argent américain, dans une perspective d'opposition politique et culturelle exercée par le ‘camp progressiste’. Il est vrai que la revue devait son existence au soutien financier d'un programme américain dans le cadre de la lutte idéologique que se livraient les deux grandes puissances... une des productions du ‘Congrès pour la liberté de la culture’, organisation financée par le syndicalisme américain et la CIA”.

» Avec raison, Alain-Gérard Slama écrira dans Le Figaro (4) : “... faute d'une quelconque initiative européenne, la résistance culturelle fut alimentée par l'argent américain — la CIA pour l'appeler par son nom...” En 1966, la révélation, par le New York Times, de l'activité “culturelle” de la CIA en Europe tarit la source financière... Preuves fut vendue à un groupe de presse. Son créateur, François Bondy, avait eu le rare bonheur, comme d'ailleurs Labarthe, à Londres, de réunir, à côté de celle d'Aron de prestigieuses signatures: Hannah Arendt, George Orwell, Denis de Rougemont, David Rousset, Manes Sperber... Mais ainsi s'explique l'hostilité permanente de Raymond Aron à la politique étrangère du général de Gaulle et ses attaques, dans les colonnes du Figaro, de la force nucléaire française. Celle-ci irritait profondément Washington et il convenait d'être à l'unisson avec le pourvoyeur de fonds. Le revers de la médaille que la postérité accroche au cou des hommes de grand talent, c'est que leur audience suscite un intérêt qui, parfois, pour eux, peut se révéler marchand. En l'occurrence, le soutien de l'étranger avait été d'autant plus facilement accepté qu'il permettait de matérialiser par l'écrit un vieil antagonisme, né à Londres, aux toutes premières heures du gaullisme. Ce n'était pas encore la CIA qui finançait l'opposition au général de Gaulle, mais l'Intelligence Service. En somme, une vieille habitude. »


Notes

(1) « ...Je n'ai nul besoin de forcer mes sentiments pour louer cet ouvrage, bref mais dense, que tous les responsables du destin national devraient lire et méditer.» R. Aron, préface de Stratégie de l'âge nucléaire.

(2) Atomic Weapons in Land Combat, The Military Service Publishing Company, Harrisburg, Penn, USA, 1953.

(3) Livres Politiques, Le Monde, 17 septembre 1989.

(4) La revue Preuves ou le péché originel du libéralisme, Le Figaro, 6 octobre 1989, p. 35.