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11 juillet 2008 — Une petite polémique de plus dans la campagne électorale US, mais une polémique qui nous paraît sur le fond bien révélatrice, qui permet de mettre en évidence une spécificité américaniste. Il s’agit au départ de déclarations de Phil Gramm, ancien sénateur (Texas) de la droite du parti républicain, actuellement vice-président de la banque suisse UBS et conseiller économique de John McCain. Ces déclarations, qui font désordre, ont été exploitées par Obama et condamnées par McCain lui-même, – qui, du coup, n’a plus l’air de connaître son conseiller économique.
• Les déclarations de Gramm, dans le Washington Times du 9 juillet:
«In an interview with the Washington Times, Phil Gramm, a former Texas senator who is now vice chairman of UBS, the giant Swiss bank, said he expects Mr. McCain to inherit a sluggish economy if he wins the presidency, weighed down above all by the conviction of many Americans that economic conditions are the worst in two or three decades and that America is in decline.
»“You’ve heard of mental depression; this is a mental recession,” he said, noting that growth has held up at about 1 percent despite all the publicity over losing jobs to India, China, illegal immigration, housing and credit problems and record oil prices. “We may have a recession; we haven't had one yet.”
»“We have sort of become a nation of whiners,” he said. “You just hear this constant whining, complaining about a loss of competitiveness, America in decline” despite a major export boom that is the primary reason that growth continues in the economy, he said. “We've never been more dominant; we've never had more natural advantages than we have today,” he said. “We have benefited greatly” from the globalization of the economy in the last 30 years.
»Mr. Gramm said the constant drubbing of the media on the economy's problems is one reason people have lost confidence. Various surveys show that consumer confidence has fallen precipitously this year to the lowest levels in two to three decades, with most analysts attributing that to record high gasoline prices over $4 a gallon and big drops in the value of homes, which are consumers' biggest assets. “Misery sells newspapers,” Mr. Gramm said. “Thank God the economy is not as bad as you read in the newspaper every day.”»
• Bien entendu, les deux candidats, au moment où ils sont à la pêche aux voix, ont condamné les déclarations de Phil Gramm, qui font un bien bon marché de l’électeur moyen. On peut se référer à nouveau au Washington Times aujourd’hui. Obama en a fait un avantage évident, en moquant les déclarations de Gramm au grand plaisir d’une audience de 3.000 personnes, au cours d’une réunion électorale. McCain a fait de même, également en termes sévères pour Gramm dont il semble se demander ce qu’il faisait à sa place de prétendu conseiller. Gramm, lui, a fait une mise au point… «Mr. Gramm expanded on his point in a telephone call to The Times on Thursday. “When I spoke of whiners at my breakfast with The Washington Times on Wednesday, I was talking about American leaders who whine instead of lead,” Mr. Gramm said in the phone call. He said he was talking about American “leaders who blame speculators and oil companies for high oil prices and yet have no proposal to produce more energy here at home.” […] “We don't need whining. We need leadership.”»
Phil Gram est un libéral dur, et un libéral à la sauce US, – ce qui signifie un hyper-libéral dur de dur, d’une tendance qu’on décrirait comme “social-darwiniste” en référence au courant dominant dans la direction financière et économique US dans les années 1920 et 1930 (jusqu'à l'arrivée de Roosevelt). Pour cette tendance, une “crise économique” ou financière mérite toujours des guillemets désapprobateurs car elle est d’abord une crise de la psychologie (sans nécessité de guillemets) du citoyen-travailleur/consommateur, qui s’avère ne plus être assez travailleur ni assez consommateur. Si l’économie trébuche, c’est parce que ceux qui prétendent être servis par elle ne sont plus à la hauteur.
L’état d’esprit rejoint celui des années 1920 et 1930, sans nul doute. Une référence au milliardaire Andrew W. Mellon fera l’affaire. En plus d’être milliardaire, philanthrope, troisième fortune des USA dans les années 1920 derrière Rockefeller et Ford, etc., Mellon fut secrétaire au trésor durant un temps exceptionnellement long, sous trois présidents successifs (1921-1932); on peut dire qu’il fut ainsi l’architecte de la structure économique et financière des USA durant les années 1920 jusqu’à la Grande Dépression. Face à cette Grande Dépression, il était partisan d’une réduction des dépenses fédérales et opposé à la moindre aide aux personnes touchées par la crise. Il disait au président Hoover, à propos du chômage massif des années 1931-33, qu’«il [le chômage] débarrasse le corps social des parasites et des inutiles», – ce qui définit parfaitement la “sélection économique naturelle” qui est la dynamique caractéristique du social-darwinisme.
L’état d’esprit d’un Gramm, qui est largement répandu dans l’élite économique, financière et politique US, retrouve celui de Mellon. Il montre combien la transformation préparée aux USA en 1970 avec le “Manifeste Powell” et lancée par Reagan est parfaitement intégrée.
Voici donc une nouvelle affection psychologique: “récession nerveuse”, comme complément de “dépression nerveuse”. C’est le diagnostic du docteur Gramm, qui fustige cette nation de “pleurnichards” (“whiners”, à ne pas confondre avec “winners”). Ces commentaires sont-ils scandaleux, grotesques, caricaturaux, etc.? (Bien entendu, la “mise à point” de Gramm n’a aucun intérêt en plus d’être fausse, – GW, actuel Grand Leader de la Grande République, n’a rien d’un “pleurnichard”, à tous les points de vue. Il s’agit, de la part de Gramm, d’une simple rectification nécessitée par l’intervention du candidat McCain autant que par la mesure prise des dégâts causés par ses déclarations à une campagne qui doit s’en tenir à la stricte démagogie.)
Pourtant, non, on ne peut expédier le commentaire de Gramm de deux ou trois qualificatifs méprisants. En réalité, il touche à un point essentiel, même s’il l’interprète sottement, ou/et d’une façon partisane, ou/et d’une façon exagérée. Il faut noter que Gramm prend bien garde de ne pas parler de la “crise financière” sinon accessoirement, qu’il parle effectivement de l’“économie réelle”, de la situation économique avec ses effets au niveau humain (social et individuel).
Il est vrai que “la crise” est d’abord dans la tête, selon l’idée qu’une crise économique peut aussi bien se comprendre comme une variation comptable et statistique qui n’implique pas un événement nécessairement décisif. Une file de chômeurs n’est qu’une file de chômeurs et il en existe même lorsque la situation économique est florissante. C’est la perception qu’on en a qui, soudain, transforme la “variation comptable et statistique” en une crise qui prend un aspect décisif et peut se transformer en un événement monstrueux hors de tout contrôle. De ce point de vue objectif qui situe l’importance du facteur psychologique, Gramm a raison.
Il est également vrai que des pays ont tenu dans des conditions de “crise” économique que les USA n’auraient peut-être pas supportées. Il est aussi vrai que nombre de nations auraient beaucoup mieux “tenu” que ne firent les USA durant la Grande Dépression (d’ailleurs, la Grande Dépression ne toucha pas que les USA, comme l’on sait, mais seul ce pays fut poussé par elle au bord de la désintégration). Notre thèse constante est que le phénomène quasiment “de civilisation” qu’a constitué la Grande Dépression aux USA s’explique d’abord par la fragilité psychologique des Américains. FDR comprit parfaitement la chose, comme on le sait, et l’exprima parfaitement dès son discours d’inauguration du 4 mars 1933 («La chose dont nous devons avoir le plus peur, c’est la peur elle-même» [«We have nothing to fear but fear itself», phrase adapté d’une citation de l’écrivain du XIXème siècle Henry David Thoreau], – quoi de plus psychologique que la peur?).
De cette façon, Gramm nous donne, peut-être involontairement, un aperçu sur la crise éventuellement en train de se développer aux USA. C’est une crise psychologique, touchant le domaine fondamental qui structure les USA, ce pays sans dimension historique et sans structure régalienne, et cela dès l’origine. Le domaine économique règle tout aux USA; cette réalité entraîne le paradoxe que ce qui compte dans cet aspect économique, c’est ce qui n’est pas économique, ce sont les effets de l’économie hors de la sphère économique, là où tout est fragilisé par l’absence de socle historique, et particulièrement le plus fragile qui est la psychologie individuelle privée du ciment collectif du socle historique. Une “crise économique” aux USA n’est pas une crise spécifique, c’est une crise générale, c’est la crise du système parce qu’elle révèle la fragilité de ses composants dans des domaines hors de la sphère économique (notamment la psychologie).
Ce que nous dit paradoxalement Gramm en arguant que la puissance économique US est toujours énorme et considérable, c’est que justement cette puissance ne se mesure pas pour juger de son efficacité psychologique en termes économiques. Elle se mesure en termes de stabilité que la puissance économique US est capable d’apporter, ou d’imposer à ses composants, notamment les citoyens, – et c’est pourquoi, malgré sa puissance toujours existante, l’Amérique est en crise et en déclin parce qu'elle ne parvient plus à imposer la stabilité, pour des raisons diverses. Gramm a raison involontairement et puis, au-delà, il a tort lorsqu’il prône a contrario le social-darwinisme. La population US est la moins apte à supporter le social-darwinisme à cause de fragilité psychologique alors que les USA sont le pays du social-darwinisme. Depuis 1933 et le magicien FDR, le pire a été évité grâce à des tours de passe-passe successifs qui sont autant de mobilisations sur lesquelles on peut fabriquer une narrative hollywoodienne (la Deuxième Guerre, la Guerre froide, la Guerre contre la Terreur, etc.). Aujourd’hui, la “récession nerveuse” semble pouvoir éventuellement prendre le pas sur tous les stratagèmes du système. Les hommes politiques sont au moins aussi nerveux que leurs électeurs.
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