Recherche civilisation(s), de toute urgence

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Recherche civilisation(s), de toute urgence

• Nous sommes au constat de la fin de la soi-disant “civilisation occidentale” et donc en attente d’une nouvelle civilisation. • Les pays du Sud-Global nous proposent la notion d’“État-civilisation”. • L’émergence de cette notion comme celle du Sud-Global est évidente depuis le début du conflit ukrainien. • Résumé de la situation et de la révolution : le 24 février 2022, « la Russie a été isolée par l’Occident [et] l’Occident a été isolé par les autres... » • Cette formule heureuse est du professeur chinois Weiwei dont nous présentons le texte.

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C’est peut-être le signe ultime du chaos, – lorsque le terme est pris dans son sens de “désordre créateur”, – que cette démarche de plus en plus affirmée de la recherche d’une, ou de plusieurs civilisation(s). Le meilleur exemple à cet égard, au-delà de la querelle géopolitique de l’unipolarité contre et vers la multipolarité, est l’usage de plus en plus fréquent qui est fait de l’expression “État-civilisation”.

C’est un passage intéressant de la notion d’“État-nation” à celle d’“État-civilisation”. L’expression est toute-récente selon la définition qu’en donne “L’Encyclopédie alternative” ‘Metapédia’ :

« L'État-civilisation (‘civilization state’) est un concept apparu au cours des années 1990 et décrivant au départ la situation de la Chine et de la Russie. Il vise des États pouvant, en s'appuyant sur leur culture et leur histoire de longue durée, constituer une sphère d'influence allant au-delà de leur territoire national ou de leur groupe ethnolinguistique. L’État-civilisation est présenté comme étant appelé à prendre le dessus sur le modèle occidental de l’État-nation qui serait périmé. Cette notion peut également s'appliquer à l’Inde, à la Turquie et à l'Iran. »

Bien entendu et on l’a compris avec cette définition, ce sont les théoriciens des grands pays du “Sud-Global” qui ont mis en avant cette notion, comme ils avancent la multipolarité au lieu de l’unipolarité. Cette démarche fait partie de leur arsenal conceptuel pour faire avancer la bataille lancée sur le champ de guerre par la Russie, avec l’attaque de l’Ukraine qui a rapidement morphé, pour ainsi dire sous nos yeux, en une attaque contre l’ordre occidental rapidement circonscrit à la notion implicitement méprisante d’“Occident-collectif”. Comme l’observe avec finesse le professeur chinois Zhang Weiwei, professeur de relations internationales à l’Université Fudan de Shanghai, l’auteur du texte ci-dessous :

« La Russie a été isolée par l’Occident [et] l’Occident a été isolé par les autres... Si l'opération militaire russe en Ukraine est controversée, l'un des objectifs avoués de la Russie est de transformer l'ordre mondial unipolaire dirigé par les États-Unis en un ordre mondial multipolaire, et cet objectif est largement soutenu ou du moins compris par le monde non occidental. »

... Nous disons bien “avec finesse” de cette observation du professeur Weiwei parce qu’effectivement, elle décrit un subtil mais fantastique changement d’une opération militaire que l’on ne peut plus cantonner à la boue du champ de bataille ni aux stratèges de Zelenskistan et à leurs opérateurs de Washington. Donc, le professeur Weiwei nous explique ce qu’est un “État-civilisation” et, finalement et même aussitôt, on découvre qu’il n’y a rien de bien nouveau. On sait depuis longtemps que la Chine est une vieille “civilisation millénaire”, et la même chose pour l’Inde, pour l’Iran, pour la Turquie et même pour la Russie (les cinq pays cités dans la définition). Mais il y a une grande différence dans le regard que l’on porte aujourd’hui sur la chose, quasiment depuis le 24 février 2022 : en disant “État-civilisation”, on met plus, beaucoup plus l’accent sur le terme “civilisation” que sur l’État. Ce regard transmute la démarche. La grande Histoire, la métahistoire reprise jusqu’aux temps anciens est mise à sa place qui est la première, et le traité de Westphalie mis largement en second, plus comme un outil que comme un destin.

Tout cela nous conduit à trois remarques :

• L’“État-civilisation” est sans aucun doute un nouveau concept mais il s’applique à une situation politique, culturelle qui existait déjà avant ce nouveau concept. Cela signifie-t-il qu’il n’y a rien de changé et qu’il suffit d’un nouveau concept pour réaliser un changement aussi important ? Certes non : la signification de la situation qu’on observe a complètement changé, mais ce changement semble bien appeler à d’autres changements, dans des domaines différents.

• C’est sans aucun doute la première fois dans l’histoire connue qu’un changement de “civilisation” est souhaité, appelé sinon “géré” par les discours et la communication, au su et au vu de tous, et en temps réel. En général, les “changements“ de civilisation se font (se faisaient ?) dans l’écroulement et la décadence du modèle en place, sans vraiment que cette fin soit annoncée, en général subi sans être précisément identifié. Dans le cas actuel, d’une façon générale, le processus est de plus en plus acceptée comme tel et de plus en plus comme une nécessité à mesure de son avancement du processus. C’est la conséquence de la puissance, du poids et de la vitesse du système de la communication, qui visualise et permet la perception de l’événement en même temps qu’il se fait (sans nécessairement qu’on l’identifie et le comprenne avec sagesse et lucidité, – autre débat). La formule choisie par Philippe Grasset à propos de 11-septembre peut évidemment, doit être évidemment reprise pour décrire cette situation :

« D'abord, il y a ceci : en même temps que nous subissions cet événement d’une force et d’une ampleur extrêmes, nous observions cet événement en train de s’accomplir et, plus encore, nous nous observions les uns les autres en train d'observer cet événement. L’histoire se fait, soudain dans un déroulement explosif et brutal, nous la regardons se faire et nous nous regardons en train de la regarder se faire. On sait également que ceux qui ont décidé et réalisé cette attaque l’ont fait parce qu’ils savaient qu’existe cet énorme phénomène d’observation des choses en train de se faire, et de nous-mêmes en train d’observer. Le monde est comme une addition de poupées russes, une duplication de la réalité en plusieurs réalités emboîtées les unes sur les autres. » (PhG ‘Chroniques de l’ébranlement’, éditions Mols, Bruxelles 2003.)

• D’où l’hypothèse que, si l’on a bien mis en évidence que nous changeons de civilisation, on ne pourra pas pour autant en rester à l’“État-civilisation” tel qu’ici défini géopolitiquement et culturellement... Il nous reste à voir ce qui constitue sans doute l’essentiel, de la mise en place d’un véritable système nouveau, constituant la trame de cette nouvelle civilisation. Nous en revenons, pour ce point, à notre anthième cent fois répétée de la nécessaire fin des USA, et précisément de sa représentation symbolique de l’‘American Dream’. Cette idée est tenace dans notre propos et notre pensée et, le 22 avril 2023, nous reprenions une fois encore ce passage datant du 14 octobre 2009, et qui vaut particulièrement et plus encore pour un “changement de civilisation” :

« L’un des fondements est psychologique, avec le phénomène de fascination – à nouveau ce mot – pour l’attraction exercée sur les esprits par le “modèle américaniste”, qui est en fait la représentation à la fois symbolique et onirique de la modernité. C’est cela qui est résumé sous l’expression populaire mais très substantivée de American Dream. Cette représentation donnée comme seule issue possible de notre civilisation (le facteur dit TINA, pour “There Is No Alternative”) infecte la plupart des élites en place; elle représente un verrou d’une puissance inouïe, qui complète d’une façon tragique la “fascination de l’américanisme pour sa propre destinée catastrophique” pour former une situation totalement bloquée empêchant de chercher une autre voie tout en dégringolant vers la catastrophe. La fin de l’American Dream, qui interviendrait avec un processus de parcellisation de l’Amérique, constituerait un facteur décisif pour débloquer notre perception, à la fois des conditions de la crise, de la gravité ontologique de la crise et de la nécessité de tenter de chercher une autre voie pour la civilisation – ou, plus radicalement, une autre civilisation. »

 En attendant la réalisation de ce vaste programme, – mais sans doute à la vitesse de l’éclair, comme tout se fait aujourd’hui, – voici le texte du professeur Zhang Weiwei, de l’Université Fudan de Shanghai (en français, traduit de l’original). Il s’agit de la communication que cet universitaire a faite lors de la conférence mondiale sur la multipolarité du 29 avril 2023, – où nous notons avec intérêt, mais sans aucunement nous faire la moindre illusion, qu’il a réussi à retenir quelque chose d’intéressant des pirouettes de Macron-en-Chine.

dedefensa.org

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Anatomie de l’“État-civilisation”

À la veille de la visite du président chinois Xi Jinping en Russie, le 19 mars, j'ai été interviewé par Russia Today, qui m'a demandé comment je percevais les lourdes sanctions occidentales imposées à la Russie, et j'ai répondu que la Russie avait été isolée par l'Occident et que l'Occident avait été isolé par les autres. La raison en est simple: si l'opération militaire russe en Ukraine est controversée, l'un des objectifs avoués de la Russie est de transformer l'ordre mondial unipolaire dirigé par les États-Unis en un ordre mondial multipolaire, et cet objectif est largement soutenu ou du moins compris par le monde non occidental.

Leur soutien ou leur compréhension de cet objectif est renforcé par le fait que les grandes puissances non occidentales comme la Chine, la Russie, l'Inde et l'Iran, et d'autres encore, se qualifient ouvertement d'États civilisationnels. Ils peuvent diverger sur la définition exacte du terme “État civilisationnel”, mais ils semblent s'accorder sur au moins trois thèmes : premièrement, ils constituent tous respectivement une civilisation unique, deuxièmement, ils en ont assez que l'Occident leur impose ses valeurs au nom de “valeurs universelles” et, troisièmement, ils résistent à l'ingérence de l'Occident dans leurs affaires intérieures.

Ces États civilisationnels en plein essor remettent en effet en question l'ordre mondial unipolaire dit libéral, et le monde assiste ainsi à un changement de l'ordre mondial, qui passe d'un ordre vertical, dans lequel l'Occident est au-dessus des autres, à un ordre horizontal, dans lequel l'Occident et les autres sont sur un pied d'égalité en termes de richesses, de pouvoir et d'idées. Sans parler des autres puissances non occidentales, la Chine à elle seule a contribué davantage à la croissance économique mondiale que les pays du G7 réunis (38% contre 25%) au cours des dix dernières années. L'utilisation du dollar par les États-Unis dans le cadre de leurs sanctions contre la Russie n'a fait qu'inciter de plus en plus de pays non occidentaux à abandonner l'utilisation du dollar dans leurs échanges internationaux, ce qui porte un coup terrible à l'ordre économique unipolaire existant. L'année dernière, 70 % des échanges sino-russes ont été réalisés dans les monnaies locales, et l'Inde, le Brésil, l'Iran, la Turquie, l'Indonésie et d'autres grands pays non occidentaux encouragent tous les échanges dans leurs monnaies locales.

Il est également vrai que dans les relations internationales, les puissances occidentales ont longtemps poursuivi une stratégie de “diviser pour régner” depuis l'époque coloniale. En revanche, les grandes puissances non occidentales, notamment la Chine, suivant sa tradition d'État civilisationnel, poursuivent exactement le contraire, c'est-à-dire “unir et prospérer”, comme le montre sa vaste initiative “la Ceinture et la Route” (BRI), qui s'avère populaire auprès de la plupart des pays, et la Chine estime également que cet idéal d'union et de prospérité représente les meilleurs intérêts des Chinois ainsi que de la plupart des autres peuples.

Le pouvoir politique et l'autorité morale de Washington s'affaiblissant rapidement tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays, il est tout à fait naturel que les pays non occidentaux s'inspirent de leurs propres cultures et civilisations pour se démarquer du modèle libéral américain discrédité et de son hégémonie unipolaire.

Il est intéressant de noter que l'idée d'un État-civilisation est également attrayante pour de nombreuses personnes dans le monde occidental. Par exemple, face aux défis redoutables de la “renationalisation” de l'Europe, le président français Macron a presque ouvertement admiré l'idéal de l'État civilisationnel en citant la Chine, la Russie et l'Inde comme exemples et en déclarant que le destin historique de la France était de guider l'Europe vers un renouveau civilisationnel.

Pour la droite occidentale, le modèle de l'État civilisationnel est un moyen de défendre les valeurs traditionnelles et de résister à l'excès de l'ultralibéralisme et à la dégénérescence culturelle largement perçue, tandis que pour la gauche, ce modèle témoigne du respect dû aux cultures et aux traditions indigènes et constitue un moyen de rejeter l'impérialisme occidental et l'excès du néolibéralisme.

En effet, les États civilisationnels émergents d'Eurasie se définissent principalement contre l'Occident libéral, tandis que l'Occident s'efforce aujourd'hui de définir sa propre identité, ce qui semble plus difficile que pour la Chine ou la Russie. D'une part, les libéraux ont longtemps prêché des valeurs universelles au-delà des frontières nationales ou civilisationnelles et pensent que leurs valeurs sont universelles, ni occidentales, ni européennes, ni judéo-chrétiennes. Pourtant, le politologue européen Bruno Maçães affirme que l’« Occident » libéral est aujourd'hui mort, reflétant sa sympathie pour « une révolte contre le déracinement mondial ».

Cependant, l'Occident peut-il exister en tant qu'entité civilisationnelle indépendante ? L'universitaire britannique Christoph Coker note que « ni les Grecs ni les Européens du XVIe siècle... ne se considéraient comme “occidentaux”, un terme qui ne remonte qu'à la fin du XVIIIe siècle ».

Certains libéraux occidentaux prônent un retour aux Lumières en Europe, mais il est évident que le libéralisme des Lumières, avec ses tendances universelles, a conduit l'Occident à son dilemme actuel, qui a coupé l'Occident, et l'Europe en particulier, de ses propres racines culturelles, comme le note Macaes : « Les sociétés occidentales ont sacrifié leurs cultures spécifiques au nom d'un projet universel. » En effet, un Occident divisé culturellement, socialement et politiquement, comme c'est le cas aujourd'hui, a encore une bataille difficile à mener avant de façonner une identité civilisationnelle commune, si tant est qu'il y en ait une.

Dans une perspective à moyen et long terme, comme l'ordre mondial devient de plus en plus horizontal plutôt que vertical, et que l'Occident et les autres pays sont davantage sur un pied d'égalité en termes de richesse, de pouvoir et d'idées, il est probable que nous assistions à l'émergence d'un plus grand nombre de communautés ou d'États civilisationnels, autoproclamés ou authentiques, parmi lesquels il pourrait bien y avoir une communauté civilisationnelle occidentale sur un pied d'égalité avec d'autres. Il faut espérer que les "valeurs universelles" définies unilatéralement par l'Occident seront progressivement remplacées par certaines valeurs communes approuvées par l'ensemble de la communauté internationale, telles que la paix, l'humanité, la solidarité internationale et une seule communauté humaine, et que toutes les communautés civilisationnelles apporteront leur contribution à cette noble entreprise dans l'intérêt de l'humanité tout entière.

Zhang Weiwei