Reductio ad absurdum

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Reductio ad absurdum

12 juillet 2010 — Nous nous arrêtons à deux chroniqueurs que nous tenons comme étant de grande qualité, et sur deux analyses d’événements semblables, avec des développements assez généraux. Les deux chroniqueurs sont l’Américain Leon T. Hadar et l’Indien M K Bhadrakumar. Leurs deux textes sont autant d’excellentes analyses, on l’a dit, sur une série d’événements similaires, débouchant sur des conclusions exactement inverses. Leurs deux analyses sont justes, leurs états d’esprit et leurs positions disons “intellectuelles” générales sont proches, leurs deux conclusions sont bonnes, – pourtant, exactement inverses.

• Hadar publie sur Huffington.post, le 8 juillet 2010 : «Welcome to the Post-Unipolar World: Great for the U.S. and for the Rest».

• M K Bhadrakumar publie sur Atimes.com, le 10 juillet 2010 : «US-Russia reset on the skids.»

@PAYANT Les deux articles commentent, chacun à leur façon, le récent voyage d’Hillary Clinton en Europe de l’Est et dans le Caucase du Sud, ou, d’une façon plus générale, la politique US dans cette partie du monde. Les deux chroniqueurs abordent la question qu’ils examinent selon une perspective différente mais toujours selon une conception générale assez proche qui est une hostilité marquée à la politique hégémonique et belliciste des USA, – ou, plus précisément, du système de l’américanisme. (C’est bien de cette façon qu’il faut définir les deux chroniqueurs, nous dirions comme des analystes “antisystèmes”.) Leurs conclusions sont opposées mais nullement fermées à l’appréciation comparative (entre elles).

Hadar considère essentiellement la question des relations entre les USA et la Géorgie dans leur évolution actuelle, notamment avec l’évolution de la Géorgie vers des pays comme l’Iran et la Turquie, et les effets sur la situation générale. Son point de vue est “réaliste-optimiste”, appuyé sur le constat que la position de domination (unipolarité) des USA est aujourd’hui totalement battue en brèche, – l’évolution de la Géorgie en étant l’une des conséquences. Hadar pense que les USA vont devoir entériner ce recul de leur influence, en tirer les conséquences et, ce faisant, permettre (involontairement) à une situation plus équilibrée et plus harmonieuse de s’établir. Ce constat général qu’il fait est intéressant : «In a way, the collapse of the American-controlled unipolar system – and before that, the end of the bipolar system of the Cold War – should help us recognize that international relations have ceased to be a zero-sum-game under which gains of other global powers become by definition a loss for America, and vice versa.»

On observera que ce constat implique un schéma diplomatique qui se détourne d’une “politique de l’‘idéal de la puissance’” au profit d’une “politique de l’‘idéal de la perfection’” (selon la classification de Guglielmo Ferrero). D’une façon plus prosaïque, bien entendu, on parlera du passage de l’unipolarité à la multipolarité, mais cette définition nous paraît en l’espèce insuffisante et doit être précisée. L’évolution ainsi décrite ne tient plus compte de la seule notion quantitative de la puissance ; on dirait plutôt qu’on élargit cette notion, qu’on la remplace même d’une certaine façon, par une notion qualitative de l’équilibre et de l’harmonie où la puissance n’est plus qu’un facteur parmi d’autres. Ce n’est pas parce que les USA perdent ici (leur influence sur la Géorgie) qu’ils perdent “objectivement”, d’une façon générale. La Géorgie, réalignée, mieux intégrée régionalement, moins “trouble-fête” irresponsable, contribue à renforcer une éventuelle situation d’équilibre et d’harmonie qui devrait satisfaire les USA : «[I]nternational relations have ceased to be a zero-sum-game under which gains of other global powers become by definition a loss for America, and vice versa.»

Cette approche implique, selon Hadar, que le voyage d’Hillary Clinton que nous mentionnions plus haut n’a été qu’un artifice de communication sans le moindre effet ni la moindre conséquence. C’est exactement notre avis, sur le fait du voyage lui-même, – mais pas sur l’appréciation “réaliste-optimiste” de Hadar.

M K Bhadrakumar, au contraire, a une approche qu’on pourrait qualifier, au regard de l’évolution très rapide des choses, de “diplomatique-utopiste”, très différente de la vision “réaliste-optimiste” de Hadar. Cet excellent analyste est un ancien diplomate indien (ambassadeur à Moscou, à Ankara, etc.) et, pour lui, les mots qui sont dits comptent et valent pour ce qu’ils disent, – ou semblent dire dans le cas qui nous occupe. Ainsi interprète-t-il le voyage d’Hillary Clinton comme un acte diplomatique réel, qui marque une évolution réelle de la diplomatie US, ou bien, si l’on veut, un développement parallèle réel de la diplomatie US, par rapport à la ligne suivie.

M K Bhadrakumar en déduit que la diplomatie US n’est pas si engagée qu’elle le dit dans un redémarrage (reset) fructueux des relations avec la Russie puisque, parallèlement, elle continue activement à débaucher et/ou à réactiver des concurrences des pays limitrophes de la Russie avec la Russie (Ukraine et Géorgie), à tenter de contrer les projets de liaison énergétiques russes, à relancer le système anti-missiles en Pologne, etc. Cette description conduit M K Bhadrakumar à observer que les USA suivent peut-être plusieurs diplomatie à la fois, – mais cela constaté tout de même avec une certaine incertitude confinant à l’incompréhension. D’où ce passage, qui pourrait se traduire par la question : “mais que veulent exactement les USA ?”

«Intriguing questions arise. Was Uncle Sam really as intense as he seemed about the “reset”? Was its real purpose merely to extract Russia's cooperation in isolating Iran? What is the balance sheet of the “reset” so far for Russia? With all the happenings of the past fortnight, does the “reset” hold out the prospect of putting the US-Russia relationship on a sure footing, let alone a real partnership? If not, what next?»

…Ce que M K Bhadrakumar traduit finalement, en désespoir de cause, par la retranscription de la fine remarque d’Hillary Clinton expliquant, lors de son séjour en Ukraine, que les USA étaient après tout capables de faire deux diplomaties parallèles à la fois («[T]he US can walk and chew gum at the same time»). Parlant de la diplomatie US vis-à-vis de la Russie depuis un an, avec ce qui s’est passé lors de la tournée d’Hillary, M K Bhadrakumar écrit : «It seems highly probable that Uncle Sam was chewing gum all through the walk.»

Cette identification d’une diplomatie machiavélique et à double jeu de Washington est encombrée tout de même de nombreuses approximations, qui trahissent le malaise de l’analyse uniquement diplomatique par rapport aux faits, notamment techniques. Considérer le déploiement épisodique d’une poignée de Patriot sans aucune valeur stratégique ni politique en Pologne, les embrassades avec Saakachvili ou la visite en Ukraine comme des initiatives capables d’embarrasser les Russes est très largement exagéré. (Le seul cas des relations entre la Pologne et la Russie, et d’autres, situe la différence d’échelle des événements considérés.) La référence faite par M K Bhadrakumar aux difficultés rencontrées à Washington pour la ratification de START-II est bien réelle mais ces difficultés, loin d’être organisées par l’administration pour contrarier la Russie dans le cadre de cette diplomatie contradictoire qu’il identifie, sont le fait des humeurs maximalistes du Congrès et embarrassent principalement, si pas exclusivement l’administration Obama, tout en mettant la Russie dans une position de force par rapport aux promesses d'Obama. Quant à compter sur la Turquie et le Brésil pour remplacer la Russie pour des “bons offices” auprès de l’Iran de la part des USA (autre hypothèse de M K Bhadrakumar), voilà qui paraît pour le moins plus proche de l’utopie que de la réalité. Il suffit d’aller demander aux Brésiliens ce qu’ils en pensent.

D’où l’impression que nous retirons dans ce cas d’un raisonnement forcé dont on voit bien qu’il repose simplement sur des paroles (celles de Clinton) déjà oubliées parce qu’elles relèvent d’une gesticulation de communication plus que d’une diplomatie, et de l’usage jusqu’à la corde d’un capital d’influence des USA déjà très fortement identifié à une peau de chagrin en phase ultime. Le résultat, effectivement, semble se résumer à ces seules gesticulations de communication.

…Ce qui nous conduit à une conclusion similaire pour les deux articles, selon laquelle nous dirions qu’ils ne sont pas faux mais qu’ils concernent un pays et une diplomatie qui n’existent pas. Hadar a raison, selon notre point de vue, d’exalter une politique d’équilibre et d’harmonie, selon un schéma que les USA devraient suivre, mais qu’ils ne suivront jamais parce qu’il leur est impossible, par conformation psychologique, d’abandonner une politique de puissance. La définition qu’Hillary Clinton donne de la “multipolarité” selon Washington est à cet égard suffisamment édifiante (avec notre appréciation commentée dans le texte citée en référence) :

«“Nous ne pouvons pas permettre que les Etats-Unis soient absents quelque part dans ce grand monde. Nous sommes prêts à travailler avec tous les pays et à appliquer le principe de l'approche multilatérale pour la résolution des problèmes internationaux, [a déclaré Hillary Clinton le 28 mai dernier] […] Je veux souligner que nous essayons ainsi d'acquérir de nouveaux alliés et partenaires pour assurer les intérêts américains. Dans la plupart des cas nos intérêts correspondent aux intérêts universels et répondent aux intérêts des gens partout dans le monde. Et à mon avis nous devons engager le monde entier dans la résolution des problèmes communs…”

»Ainsi, les USA veulent-ils être présents partout dans le monde au nom de la multipolarité, – alors qu’au temps de l’unipolarité, les Etats-Unis étaient présents partout dans le monde, au nom de leur unipolarité. Ils veulent de nouveaux alliés, de nouveaux amis, au nom des intérêts américanistes, notamment et essentiellement parce que ces intérêts américanistes sont à la fois universels et de l’intérêt de tous, alliés et amis. La multipolarité à laquelle adhèrent les USA impliquent donc que les USA sont partout présents, que leurs intérêts sont universels et confondus avec ceux des autres, ce qui implique que les autres doivent évoluer dans un sens favorable aux intérêts des USA, lesquels sont d’autant plus justifiés qu’ils sont eux-mêmes universels.»

C’est justement la formule qu’applique M K Bhadrakumar pour tenter de comprendre et d’expliquer la politique à double chewing gums de Washington, ce qui serait plus accordé à ce qu’est en général la “politique de puissance” des USA. Mais sa démonstration est elle aussi fautive parce qu’elle ne concerne que des affirmations vides de sens et de moyens, ce dont on s’est aperçu depuis un certain temps déjà, comme Hadar lui-même, puisqu’il s’agit des USA et de leur puissance déclinante à un rythme très rapide. La démonstration de M K Bhadrakumar concerne, elle aussi, un pays et une diplomatie qui n’existent plus. Les deux analyses, pourtant rigoureuses, pourtant sorties de plumes réputées, débouchent sur des conclusions sans rapport avec la réalité.

La démonstration essentielle faite à cette occasion concerne la complète inexistence de relations internationales générales contrôlées, essentiellement dans le chef des USA, par conséquent dans une mesure très importantes concernant les relations internationales générales en raison de la place qu’y ont tenue les USA, de la méthodologie parfaitement à leur image qu’ils ont imposée à ces relations. Le problème n’est donc plus d’identifier le contenu des relations internationales générales mais bien de se convaincre qu’elles n’ont plus de contenu cohérent.

Présence active du rien et du vide

Tous les analystes des relations internationales, lorsqu’ils sont confrontés à de nouvelles données, les apprécient selon l’idée qu’il existe des intentions, une coordination, une capacité d’exécution et des moyens correspondants, pour chacun des acteurs impliqués. Le cas est particulièrement important pour les USA, à cause de la place fondamentale que tient ce pays dans les relations internationales générale. Il reste qu’on découvre que deux analystes de sensibilités, de formes d’esprit et d’engagement aussi proches (selon les références actuelles) qu’un Hadar et un M K Bhadrakumar aboutissent, sur le même dossier, à des conclusions pas loin d’être diamétralement opposées. L’un conclut que les USA se désengagent partout, l’autre que les USA pratiquent une diplomatie complexe et machiavélique qui, pour le moins, implique une présence active.

Notre appréciation est qu’en lieu et place de ces deux conclusions, nous substituerons le rien, ou le vide, qui est aujourd’hui la caractéristique fondamentale de la politique extérieure des USA. Cette politique n’est plus conduite par une volonté, par une vision du monde et des objectifs, mais elle est plutôt remorquée par des impulsions venues des différents centres de pouvoir US confrontés aux événements divers qui se produisent et sur lesquels cette même politique n’a aucune prise par simple impuissance à coordonner son jugement et son action, enchaînée à son absence de volonté, d’intérêt, et de toutes les façons son absence de moyens. On a déjà vu tous les succédanés utilisés selon les occasions et les nécessités ; cela nous a conduit à considérer la tournée de Clinton comme un simple acte de communication pour tenter de faire survivre l’idée que les USA ont aussi, à côté de leur politique russe, une politique anti-russe qui serait une resucée de la politique, – déjà elle-même une non-politique, – de l’époque GW Bush. Le résultat est bien sûr qu’en attisant un peu plus la méfiance des Russes, les Américains n’obtiennent dans les pays visités que des engagements de façade, disons un accueil poli et rien d’autre.

Il ne s’agit plus des USA en action, d’une manière spécifique, mais du système qui les habitent, qu’ils ont créé et dont ils sont devenus la créature, qui se divise lui-même, à cause de la crise terminale où il est plongé, en divers courants soit indifférents et non coordonnées, soit concurrents ou antagonistes, de toutes les façons dans le plus complet désordre. (Le cas le plus évident, que nous soulignons souvent, est la dimension fratricide que le système de la communication développe contre le système du technologisme.)

La situation des relations internationales générales et l’évolution de la politique des USA sont devenues un rébus que les analystes des relations internationales ne peuvent plus résoudre avec leurs instruments habituels parce que la chose échappe effectivement à la situation classique. L’on peut encore comprendre la politique chinoise, la politique turque et la politique russe ; un peu moins la politique des puissances européennes, mais tout de même appréciable du point de vue de la logique, essentiellement hors de leurs relations avec les USA ; un peu moins encore la politique de l’UE mais pour cette raison précise que l’UE veut avoir une politique extérieure pour le seul soucis de tenter d’exister, bien plus que pour des résultats politiques. Le cas américaniste, lui, est complètement sorti de la logique de la politique des relations internationales générales. Même les cas les plus flagrants, comme le cas de l’alignement US sur Israël, n’ont pas une signification diplomatique et stratégique réelle mais une signification conjoncturelle et accidentelle, sans rapport avec les relations internationales puisque lié, par exemple et pour cet exemple, à la simple comptabilité des caisses des partis politiques ; pour le cas considéré, notamment avec la dernière rencontre Obama-Netanyahou, c’est le marché habituel convenu, c’est-à-dire la promesse des donateurs juifs américains en faveur des candidats démocrates, contre le soutien US affirmé à Israël, – rien de plus… (Voyez M.J. Rosenberg le 7 juillet 2010 : «The Netanyahu-Obama summit was not a serious event but a purely political one. Each leader accomplished what he needed: […] Obama can inform the chairs of the House and Senate campaign committees that they can tell disgruntled donors that his relations with Netanyahu are good as gold.»)

Nul ne peut plus “comprendre” la politique extérieure des USA s’il s’y attache comme à une politique extérieure, parce qu’il n’y a rien à comprendre. Il s’agit d’une structure brisée, pulvérisée, dont les composants épars sont animés au gré des circonstances. Il s’agit aussi d’une sorte de siphon, d’un réceptacle, – ou d’un égout, c’est selon le sentiment qu’on en a, – où se trouvent rassemblés tous les avatars et les déchets sans fin de la Grande République, des exigences de ses militaires aux exigences du lobby pro-sioniste, des exigences des républicains pro-guerres qui font craindre aux démocrates de perdre des voix aux élections, aux exigences des pétroliers qui ne trouvent plus assez d’espace dans le Golfe du Mexique, – des exigences du système de la communication aux exigences du système de la communication, facteur évidemment omniprésent. Il n’existe plus aucune cohésion pour satisfaire toutes ces exigences, comme ce fut le cas lorsqu’existait une politique extérieure structurée, mais des poussées épisodiques, selon les exigences du jour, dont les acteurs ne s’intéressent pas une seconde de savoir s’ils ne contredisent pas aujourd’hui ce qui a été fait hier. Tout cela est bien entendu de plus en plus contenu dans les limites des moyens disponibles, en chute libre, et de la crédulité de plus en plus réduite et usée de ceux qui reçoivent épisodiquement les assurances américanistes. Chercher quelque chose de structuré, une architecture quelconque, voire même un mouvement impliquant un développement d’une quelconque novation, est désormais une entreprise absolument vaine.

La politique extérieure de l’Amérique est aujourd’hui à mi-chemin entre le chaos et l’entropie, et elle hésite sans fin, à l’image de son président dont on se demande plus que jamais s’il croit à quelque chose (voir Paul Woodward, de War in Context, ce 11 juillet 2010)… Cette situation indécise rend fort difficile de distinguer, dans la non-politique US, les actes réels, qui sont du domaine de la pure réaction, et les effets engendrés, qui sont un phénomène contingent issu d’actes déjà eux-mêmes contingents. L’intuition, avec l’expérience et une bonne connaissance de la psychologie instinctive et souvent primaire des acteurs de la chose, sont les seuls outils disponibles pour tenter de mener à bien la tâche de l’explication. L’analyse rationnelle, au contraire, introduit des facteurs faussaires supplémentaires en appliquant un outil cohérent à une situation qui, par sa nature, nous trompe ainsi un peu plus puisqu’on ne fait que tenter de donner une image cohérente de l’incohérence.


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