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3858Une élection présidentielle s’est récemment tenue dans ce pays troublé connu sous le nom d’Ukraine. Certains espèrent que, grâce à l’arrivée d’un nouveau président, l’Ukraine pourra enfin se remettre sur pied, prendre au sérieux la lutte contre la corruption et inverser sa tendance à la misère et au crime. D’autres y voient en quelque sorte une optimisation de l’ordre oligarchique existant : au lieu d’avoir un oligarque (Porochenko) comme président, il est moins cher d’avoir un animal de compagnie personnel (Zelenski) comme président, sinon pourquoi un oligarque qui se respecte (Kolomoiski) devrait s’occuper des élections ?
L’Ukraine est intéressante pour moi parce qu’elle constitue un cas d’effondrement merveilleux : elle s’effondre depuis qu’elle a obtenu son indépendance de l’URSS. C’est un cas curieux, parce que son désordre congénital particulier l’a rendu morbide, et sans un système de survie externe tel que l’URSS (qui a, heureusement, disparu) ou l’Union européenne (bonne chance avec ça !) tout ce que les Ukrainiens sont susceptibles de faire, c’est de cannibaliser leur pays jusqu’à ce qu’il n’en reste rien. Plutôt que de s’effondrer d’un coup (après quoi une reprise est théoriquement possible), ce que nous avons en Ukraine, c’est un effondrement progressif – un épuisement et une paupérisation inexorable et systématique.
Néanmoins, je pense que cette dernière élection présidentielle marque un tournant pour l’Ukraine. Nous devons nous attendre à une grande continuité : la domination oligarchique, la corruption généralisée, la perte de population, l’appauvrissement de masse et la dégradation des infrastructures. Bien que les choses qui ne peuvent pas durer éternellement ne le font pas, dans ce cas-ci, elles peuvent probablement durer encore un certain temps. Mais en raison de la force des événements extérieurs, nous devons également nous attendre à ce que certaines discontinuités se produisent plus tôt que prévu.
Pour faire le point sur cette élection présidentielle, l’ancien président, l’oligarque ivrogne et voleur Petro Porochenko, a réussi à se glisser au deuxième tour en falsifiant les résultats dans un nombre requis de circonscriptions (taux de participation de 100% au lieu des 60% habituels, les 40% restants lui ayant été entièrement attribués par des votes truqués). Mais cela n’a pas été possible au second tour, où il n’a obtenu que 24 % des voix, dont environ 7 % en fraudant. Cela a donné la victoire à Vladimir Zelenski, qui n’est pas président mais qui en a joué le rôle à la télévision ukrainienne. Ce n’est pas un politicien, mais un comédien, et ses positions politiques ne se distinguent pas de celles de Porochenko car il n’en a pas. C’est un acteur, et le travail d’un acteur est de divertir, pas de prendre des décisions difficiles et parfois impopulaires. Son seul et unique avantage réel est qu’il n’est pas Porochenko.
Si vous pensez qu’il s’agit d’un nouveau développement majeur dans la politique ukrainienne, réfléchissez bien. Porochenko est un nationaliste ukrainien. L’ancien président nationaliste ukrainien, Iouchtchenko, le président de la révolution orange, n’a obtenu que 5 % des voix. Vous pourriez penser qu’avec 17% (fraude soustraite) Porochenko a fait plus de trois fois mieux, mais alors vous devez vous rappeler que les citoyens ukrainiens en Crimée, Donetsk, Lugansk et des millions d’autres qui vivent maintenant en Russie n’ont pas pu voter. Regardez aussi la carte électorale ci-dessus : la seule région où Porochenko a obtenu une majorité est Lviv, qui est l’analogue de la province syrienne d’Idlib : une sorte de réserve à Gremlins. Elle devrait être entourée d’un mur et tous les nationalistes ukrainiens y être rassemblés. Ensuite, on pourra la rebaptiser Kosovo2 et la transformer en parc à thème euro-nazi.
Pourquoi ces expériences ratées et répétées, qui ressuscitent périodiquement l’idée mort-née du nationalisme ukrainien ? C’est simple : le plan est de militariser l’Ukraine pour en faire une sorte d’anti-Russie. Et ce plan ne change jamais parce qu’il n’y a pas d’autre plan. Le département d’État américain et la CIA dépensent des milliards de dollars pour corrompre la politique ukrainienne, mettre le nationalisme au pouvoir, fermer les yeux sur toutes les croix gammées et les marches au flambeau [célébrant les divisions SS ukrainienne de la 2nd Guerre mondiale, NdT], puis regarder leur marionnette nationaliste ukrainienne se faire évincer aux prochaines élections parce que les gens commencent à la détester.
Y a-t-il des raisons d’espérer maintenant qu’il y a un nouveau président ? Si Zelenski n’était pas un comédien jouant le rôle de président, mais un véritable manager de terrain prêt à diriger et à prendre des risques, qu’est-ce qui nous ferait penser qu’il serait capable d’inverser la tendance à la corruption, au pillage, au dépeuplement, à la décadence et à la négligence maligne générale de ces trente dernières années ? Pas grand-chose, vraiment. Le niveau de corruption oligarchique et d’ingérence extérieure est tel que pour liquider les oligarques et re-souverainiser le pays, l’establishment ukrainien aurait besoin d’un apparatchik qualifié, impitoyable et furtif, appuyé par un équivalent du KGB soviétique. Quelqu’un comme Vladimir Poutine aurait fait l’affaire. Mais Vladimir Zelenski n’est pas Poutine. Nonobstant les panneaux d’affichage de la campagne de Porochenko, qui le montraient face à Poutine et le slogan « Soit Porochenko soit Poutine », les Ukrainiens n’ont pas pu voter pour Poutine (bien que beaucoup d’entre eux l’auraient fait s’il s’était présenté) car il est engagé ailleurs. Eh bien, certains Ukrainiens ont pu choisir Poutine ; on en reparlera plus tard. Il n’y a donc aucune raison d’espérer que l’Ukraine puisse inverser son déclin inexorable vers l’effondrement en utilisant ses ressources internes.
D’autre part, des forces extérieures à l’œuvre accéléreront ce glissement au cours des deux prochaines années.
• L’expérience ukrainienne est en train de perdre le soutien politique des États-Unis parce que les États-Unis sont maintenant trop engagés dans des conflits internes pour s’y concentrer, alors que les preuves de l’ingérence politique américaine dans la politique ukraienne (de l’administration Obama en particulier) ne sont d’aucune utilité. Joe Biden et son fils ont causé pas mal de dégâts en Ukraine, et maintenant que Biden a annoncé sa candidature à la présidence, les médias américains vont faire un effort concerté pour prétendre que l’Ukraine n’existe pas.
• L’Union européenne n’a que peu d’intérêt et aucune ressource pour creuser dans le gâchis ukrainien, ses pays membres se rendant maintenant compte que les bonnes relations avec la Russie priment sur les initiatives russophobes lancées depuis l’autre côté de l’océan, et ils ne diront que de belles paroles périodiques pour « la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine ».
• En 2020, l’importance du gazoduc ukrainien reliant la Russie à l’Union européenne sera considérablement réduite à mesure que deux nouveaux gazoducs, l’un sous la Baltique et l’autre sous la mer Noire, seront mis en service. L’oléoduc ukrainien a de toute façon un retard d’une trentaine d’années sur le plan de l’entretien et il doit être démonté et découpé pour la ferraille. Le gouvernement ukrainien perdra ainsi un montant substantiel de recettes provenant des droits de transit du gaz, ainsi qu’une grande partie de son importance stratégique tant pour la Russie que pour l’UE.
• Jusqu’à présent, malgré tout, la Russie est restée le plus grand et le plus important partenaire commercial de l’Ukraine ; mais la Russie en a assez et cela va maintenant changer. La Russie a récemment bloqué ses exportations de charbon et de pétrole vers l’Ukraine. Le charbon provient principalement de l’est de l’Ukraine, que les Ukrainiens ont « très intelligemment »bloqué, mais qui est expédié via la Russie à un prix majoré, et ses qualités particulières sont nécessaires pour maintenir les centrales électriques ukrainiennes en activité. Auparavant, l’Ukraine pouvait acheter du diesel au Belarus, où il était raffiné à partir de pétrole russe, à un prix réduit, mais la Russie met également un terme à cette opération. Certes, il n’est pas dans l’intérêt de la Russie de perdre des recettes tarifaires à l’exportation de pétrole pour que l’armée ukrainienne dispose de suffisamment de carburant pour continuer à bombarder les districts civils de l’Ukraine orientale. Le dernier élément du puzzle est le combustible nucléaire : malgré tout, la Russie a continué de fournir du combustible à la douzaine de réacteurs nucléaires encore en service en Ukraine, qui ont fourni plus de la moitié de l’électricité. Si cet approvisionnement est interrompu, le moment où les lumières s’éteindront dans toute l’Ukraine ne sera plus qu’à quelques mois.
• Jusqu’à présent, la Russie a refusé de reconnaître les régions de Donetsk et de Lugansk, à l’est de l’Ukraine, qui sont indépendantes de facto depuis maintenant cinq ans. Mais étant donné que l’Ukraine a bloqué ces régions, qu’elle n’a pas fourni de services gouvernementaux à leurs populations, qu’elle n’a pas payé les pensions ou les allocations qui leur sont dues et qu’elle n’a pas permis à ses citoyens qui vivent dans ces régions de voter aux élections ukrainiennes, la Russie a maintenant autorisé les résidents de ces régions à demander la citoyenneté russe, ouvrant des bureaux régionaux pour accepter les demandes et donnant aux bureaucrates russes un délai de trois mois pour leur traitement. Cela change la donne à plusieurs égards, mais le plus important est peut-être que, jusqu’à présent, l’armée ukrainienne a pu bombarder en toute impunité les districts civils de Donetsk et de Lugansk en prétendant qu’elle réprime la rébellion sécessionniste de ses propres citoyens. Cette feuille de vigne est maintenant arrachée, laissant nue l’agression de l’Ukraine contre les citoyens russes. Si l’Ukraine persiste dans cet affrontement militaire, elle subira le même sort que la Géorgie pendant la très courte guerre de 2008, lorsque ses militaires ont osé bombarder l’Ossétie du Sud, un territoire rempli de détenteurs de passeports russes. Au cours de cet incident, la capacité de la Géorgie à faire la guerre a été effacée en moins d’une semaine, mais c’était il y a dix ans, et l’armée russe a fait de gros progrès depuis lors. J’ai décrit ce à quoi cela ressemblerait en 2014.
• Une autre évolution pourrait accélérer le dénouement inévitable de l’Ukraine : l’Union européenne est sur le point de connaître une récession, ce qui réduira considérablement la demande de travailleurs détachés ukrainiens, qui se comptent par millions. Cette population nerveuse va refluer vers l’Est et, n’ayant pas grand-chose à faire chez elle en Ukraine, elle jouera sans aucun doute des rôles importants, à la fois productifs et destructeurs, dans la politique ukrainienne. Tout cela sera très intéressant à regarder, à distance de sécurité.
(Le 25 avril 2019, Club Orlov – Traduction du Sakerfrancophone.)