Réflexions et analyses sur l’évaluation de la menace

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En perspective, réflexions et analyses sur l’évaluation de la menace

Nous publions ci-dessous deux textes extraits de la revue eurostratégie, publication-soeur de de defensa qui fut publiée d’avril 1987 à janvier 1992, avant de fusionner avec de defensa (d’où le titre complet de de defensa & eurostratégie, ou dd&e). Ces deux articles traitent de la question de l’évaluation de la menace à deux époques différentes, rapprochées dans le temps mais très différentes avec les événements survenus entre-temps : en janvier 1988, immédiatement après la signature du traité INF qui ouvrit le processus de réduction accélérée de l’affrontement stratégique est-ouest ; en avril 1990, peu après l’effondrement du Pacte de Varsovie et l’autonomie retrouvée des pays d’Europe de l’Est.

Il n’est pas du tout certain, bien sûr, que nous récririons ces deux textes dans le même sens, de la même façon, aujourd’hui par rapport à leur rédaction en 1988 et en 1990. Mais ce que nous voulons surtout montrer, c’est la perspective passée et la problématique contemporaine de l’évaluation de la menace que ces deux articles traitent. Il va de soi qu’on découvre l’extraordinaire relativité de ce processus, ses erreurs innombrables, ses impasses et ainsi de suite. On lira successivement les articles parus en avril 1990 et en janvier 1988 et, à la suite de ce dernier, deux petits textes qui l’accompagnaient en “cadres” dans l’édition initiale.

Il va de soi également que ces deux textes accompagnent le texte “Faits & Commentaires” publié ce jour sur notre site, à propos de la crise de l’évaluation de la menace mise à jour par la question des ADM irakiennes qui n’existent pas.

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A quoi servent les évaluations?

L'audition de William Webster, le 1er mars 1990 devant la Commission de la Chambre des Représentants, restera dans les mémoires. Webster est l'actuel directeur de la CIA. Sa personnalité tranche avec celles de ses prédécesseurs ''politiques''. Webster était juge, avant de diriger l'Agence; rien d'un partisan politique ou d'un idéologue. On avait déjà noté chez lui une tendance, assez inhabituelle à cette fonction, à ne pas farder la vérité, au risque parfois de se contredire avec certains de ses adjoints (1). Devant les députés, Webster ne s'embarrassa pas de phrases inutiles. Il donna une évaluation de la ''menace'' soviétique radicalement différente de celles qu'on avait coutume d'entendre. Webster affirma: «Même un régime dur, qui renverserait Gorbatchev et engagerait une répression sanglante, serait assez peu tenté de se lancer dans un nouveau développement des forces militaires. (...) Ce régime aurait à faire face aux mêmes pressions économiques et politiques que doit affronter Gorbatchev, et il continuerait probablement une politique de contrôle des armements avec l'Ouest». Enfin, Webster prononça cette phrase capitale: «En fait, les changements sont probablement irréversibles dans de nombreux domaines critiques».

Cette audition tombait bien mal pour le secrétaire à la Défense, Richard Cheney. On s'en aperçut lors d'une interview qu'il donna presque aussitôt (2), manifestement et exclusivement décidée pour tenter de limiter les dégâts causés par les propos de Webster. Cheney y déclarait son désaccord avec l'évaluation de William Webster, parlant pour son compte de son «très fort sentiment à l'égard de la menace soviétique», ce qui le conduit à devoir «préserver les capacités militaires des Etats-Unis». Concernant le témoignage de Webster, Cheney estima que le directeur de la CIA avait une obligation de soutenir le budget militaire du président Bush, et que, dès lors, «Mr. Webster devrait être aussi inquiet de la menace soviétique que je le suis». Finalement, le problème du secrétaire à la Défense apparaît assez simple, même s'il est très délicat à résoudre. Il fut exprimé par un journaliste, commentant l'échange Webster-Cheney: «Le secrétaire à la Défense Dick Cheney pense apparemment qu'il est suffisamment difficile de ''vendre'' à un Congrès hostile un budget de 306 milliards USD, sans une attaque inattendue du directeur du renseignement» (3). On comprend son souci tactique de contrer la déclaration de William Webster lorsqu'on apprécie l'hostilité du Congrès par une remarque comme celle de Richard Gephardt, leader démocrate à la Chambre des Représentants: «Le budget de la défense de l'Administration pour 1991 semble avoir été conçu par quelqu'un qui n'aurait pas lu les journaux depuis un an».

A PREMIERE VUE, il s'agit de ''cuisine'' intérieure. C'est un aspect des choses, qui concerne la grande bataille du budget de la Défense dans laquelle le Pentagone a choisi l'option de la défensive à outrance: tout faire pour retarder l'inéluctable (l'effondrement du budget), et même éviter de formuler une nouvelle stratégie impliquant une complète restructuration des forces. L'autre aspect, qui n'est pas moins intéressant à cause de ses prolongements, concerne le fait même dé l'évaluation stratégique: son utilité, son but, les méthodologies qui la gouvernent et les pressions qui s'exercent sur elles. Ce débat a d'abord valeur historique. Les évaluations stratégiques ont mené d'une façon impérative, sous l'argument de leur contenu rationnel (ou affirmé tel), la politique de sécurité depuis quarante ans. Par conséquent, elles ont directement influencé les relations Est-Ouest, et le plus souvent, les ont purement et simplement déterminées.

Une phrase de Richard Cheney est révélatrice: ''Le directeur de la CIA a l'obligation d'appuyer le budget de la Défense du président George Bush''. En d'autres temps, lorsque les évaluations n'impliquaient guère de polémiques entre les différents ministères et agences de sécurité, ce genre de phrase n'avait guère d'importance puisque, sur le fond, et grosso modo, il y avait unanimité des ''évaluateurs''. Aujourd'hui, il en va tout autrement, parce que notre époque de rupture permet des attitudes extrêmes sur des questions concrètes et précises, et par conséquent, des oppositions extrêmes. La polémique Webster-Cheney jette une lumière surprenante sur le fondement et l'usage des évaluations. Richard Cheney ne réclame pas autre chose de la CIA que ses évaluations s'accordent au budget de la Défense du président des Etats-Unis. C'est surprenant, parce qu'il y a là une complète perversion de la définition d'une évaluation; celle-ci est destinée, par substance, à éclairer les dirigeants sur une situation donnée, pour leur permettre de décider les mesures qui s'imposent. Tout se passe comme si le secrétaire à la Défense disait au contraire: la CIA doit réaliser des évaluations qui s'accordent au budget de la Défense, tel qu'il a été déterminé par le président.

On comprend pourtant la démarche de Richard Cheney, telle qu'elle a été présentée par la remarque déjà citée. Comment ''vendre'' un budget qui sent encore la guerre froide, alors que celle-ci est finie? Comment justifier le B-2, le M-X, le Trident, l'ATF, toute cette quincaillerie développée à coups de milliards de dollars dans un seul but: vaincre un adversaire qui, aujourd'hui, n'existe plus tel qu'on l'appréhendait? Non seulement le budget du Pentagone est cher, non seulement la quincaillerie est fort coûteuse, mais encore elle apparaît de moins en moins adaptée à un éventuel adversaire. Que peut faire un B-2 ou un ATF contre des passeurs de drogue? A quoi sert un sous-marin lance-missiles nucléaires dans une opération comme ''Just Cause'', destinée à capturer un seul homme, chef d'Etat-bidon, ex-agent de la CIA et coordinateur du trafic de drogue? Mais quel est l'autre terme de l'alternative? Arrêter brusquement la machine de production sans savoir comment la réorienter d'une part, la restructurer d'autre part? Cela demande du temps et de la tranquillité. La pression des événements, la ruée des parlementaires vers les ''dividendes de la paix'' (terme qui fait fureur et qui n'a guère de cohérence), les interminables auditions au Congrès, n'invitent pas à la sérénité nécessaire à la définition d'une nouvelle stratégie et de nouvelles structures qui y seraient adaptées.

D'où la délicate démarche de Richard Cheney depuis son arrivée au Pentagone. Il doit amorcer une réduction budgétaire régulière, assez modérée pour ne pas mobiliser contre lui la bureaucratie militaire, assez significative pour se gagner le soutien des réformateurs modérés du Congrès. Il doit peu à peu introduire des mesures de réduction des acquisitions, abandonner un programme ou l'autre, et pour cela vaincre des résistances considérables dans la bureaucratie du Pentagone et dans les états-majors des trois forces. A cet égard, on peut admettre l'idée que Cheney représente assez bien le sentiment de George Bush, que son caractère porte au compromis avec toutes les forces en présence. Pour justifier publiquement - notamment devant le Congrès - cette politique fluctuante et nécessairement hésitante, Cheney en a appelé à l'habituelle référence utilisée par le Pentagone: l'évaluation de la Menace soviétique. Il en a usé de cette même façon ambivalente: d'un côté, reconnaissant que cette Menace diminue, pour soutenir la baisse relative et régulière du budget par rapport aux projections antérieures d'augmentation antérieure; à l'inverse, affirmant que cette Menace reste bien réelle, pour soutenir la poursuite de programmes classiques, notamment stratégiques, face au Congrès qui presse pour des réductions plus conséquentes. Cette sorte d'attitude provoque souvent le résultat inverse de celui qu'on recherche: au lieu de satisfaire tout le monde, on déçoit tout le monde... Certains aspects de la tactique de Richard Cheney ont même provoqué des réactions plutôt vives. Les parlementaires ont été très mécontents lorsqu'ils ont appris que le Pentagone leur avait dissimulé pendant près d'un an une analyse de la CIA concluant que les capacités d'attaques du Pacte de Varsovie passaient désormais par un délai de 30 à 45 jours alors qu'il était question jusqu'alors d'une quinzaine de jours (aujourd'hui, dans le chaos de l'Europe de l'Est, on parle plutôt d'un délai de plusieurs mois, à supposer qu'une telle opération soit encore possible dans les conditions habituellement envisagées). Ce point de désaccord entre le secrétaire à la Défense et l'agence de renseignement préfigurait la récente polémique entre Webster et Cheney.

QUOIQU'IL EN SOIT, une lumière crue est faite sur la conception qu'on se fait, notamment au Pentagone pour ce cas, du bon usage des évaluations. Cela n'est pas nouveau. Il était déjà apparu dans les décennies précédentes que les évaluations servaient souvent plus à justifier, parfois a posteriori, un effort militaire national plutôt qu'à apprécier objectivement celui de l'adversaire potentiel pour servir de guide aux décisions nationales. A la fin des années cinquante, les évaluations nationales des Etats-Unis sur la puissance stratégique soviétique (bombardiers et missiles intercontinentaux) s'avérèrent totalement fausses et beaucoup trop gonflées. Mais elles justifièrent un énorme effort d'armement de la part des Américains, aboutissant à une énorme supériorité stratégique dans les années soixante (mais aussi, déclenchant l'effort de développement massif et continu des forces armées soviétiques de 1963-64 jusqu'aux années quatre-vingts). Cette fois, pourtant, le cas est très différent et s'accorde avec la nouveauté de la situation que nous commençons à peine à appréhender. La querelle Cheney-Webster pourrait marquer, purement et simplement, la fin de l'usage des évaluations, tel qu'il en fut fait depuis les années cinquante jusqu'à nos jours pour justifier les efforts d'armement.

En effet, la principale Menace quantifiable et évaluable, - l'Union Soviétique -, tend à disparaître très rapidement en tant que Menace centrale contre la sécurité nationale des pays occidentaux (le caractère de rapidité est important dans la mesure où il rend très pressants, et donc dramatiques, les changements nécessaires). Parallèlement et tout aussi rapidement, on devrait très vite s'apercevoir que ce qu'on pourrait nommer ''les nouvelles menaces'' sont, elles, totalement intraduisibles en termes de volumes de forces et de matériels. Ces ''nouvelles menaces'' sont constituées notamment «par la famine, l'instabilité politique, les risques de soulèvement, la lutte contre les narcotiques» (selon le colonel Tom Swain, de l'U.S. Army, directeur de l'Army-Air Force Center for Low-Intensity Conflicts). Il était possible, dans les années soixante-dix et quatre-vingts, de déterminer le nombre de milliers de chars et de dizaines de milliers de postes anti-chars nécessaires à l'OTAN pour se mettre en position de défaire une attaque du Pacte de Varsovie appuyée sur une masse de plusieurs dizaines de milliers de chars. Dans les années quatre-vingt-dix et au-delà, comment va-t-on pouvoir déterminer le nombre d'unités de telle et telle sorte, de systèmes d'armes de telle et telle sorte, nécessaires pour intervenir contre des trafiquants de drogue, contre une prise d'otage, ou dans le cadre d'une insurrection populaire suivant des ''émeutes de la faim'' dans tel et tel pays? Il n'existe plus aucune référence directement transposable au niveau des forces et des systèmes, tant pour ce qui concerne la puissance matérielle de l'adversaire (qui n'a pas sa valeur réelle mais une valeur d'effets beaucoup plus importante) qu'au niveau des événements, largement imprévisibles. Plus encore: comment déterminer - comment seulement le dire, d'ailleurs? - que le développement de tel et tel système d'armes est nécessaire au bon fonctionnement et au développement de la base technologique d'une nation d'une part, à ses capacités commerciales (exportation) d'autre part? Bien évidemment, aucune évaluation au monde, de la sorte qui fut jusqu'ici suivie (décompte des forces de l'adversaire), ne saurait donner une réponse satisfaisante. En ce sens, l'affrontement Cheney-Webster est symbolique de la nouvelle période qui s'ouvre: l'un (la CIA) joue le jeu et dit en substance (dans ce cas, au Pentagone): puisque vous voulez savoir l'état de la menace soviétique, le voici, et il ne justifie pas le budget que vous demandez, et surtout pas la sorte de budget que vous demandez; l'autre (le Pentagone) n'ose pas encore jouer le jeu, et moins encore dire tout haut: voici le budget que nous estimons nécessaire pour la sécurité et les intérêts de la nation, quelles que soient les menaces, et malgré le fait que nous ne pouvons pas les évaluer. Bien entendu, le jeu est faussé. Le Pentagone n'en accepte pas les règles et préfère encore se reposer sur des évaluations pour justifier ses dépenses, d'où l'incident avec Webster. Il est également évident que le budget qu'il présente est loin d'être le plus satisfaisant pour les situations possibles qui se dessinent, et qu'à cet égard le Pentagone traîne largement derrière les événements.

RESTE L'ESSENTIEL. Si l'on peut comprendre aisément cette nouvelle méthodologie qui apparaît (déterminer les besoins de sécurité sans référence extérieure précise), force est de constater qu'aucun pays n'y a encore vraiment souscrit, et surtout pas publiquement. C'est pourtant à ce niveau qu'apparaissent les plus grandes nécessités. Comment justifier aux yeux de l'opinion publique tel ou tel développement, tel ou tel système d'armes, si on persiste à les rendre dépendants d'une Menace centrale qui apparaît de plus en plus comme une chose dépassée, et alors qu'il n'existe aucune Menace centrale de substitution qui puisse être exactement définie? Il y a d'abord un problème de communications et de relations publiques auquel bien peu de dirigeants, de ministres ou de généraux, semblent jusqu'ici s'être intéressés. On préfère parler, de manière bureaucratique et mécanique, de dangers dont tout le monde voit chaque jour qu'ils tendent à disparaître à une vitesse prodigieuse, ne serait-ce d'ailleurs et d'abord par la disparition, d'ores et déjà en voie d'être réalisée, de la volonté agressive de se servir des armes disponibles. Il n'y a alors rien d'étonnant à constater le déphasage existant entre les dirigeants et l'opinion publique, la piètre opinion qu'à celle-ci de ceux-là, l'inconfort d'une situation où les uns semblent prendre les autres pour des ignares complets et totalement désinformés.

Ainsi, l'essentiel aujourd'hui, devrait être d'en venir à réaliser que les grandes orientations de défense, les choix, le volume des forces et les missions auxquelles elles doivent être préparées, ne peuvent plus dépendre de l'évaluation d'une (de) menace(s) qu'il devient impossible d'identifier précisément. La conséquence de ce phénomène capital est qu'on se trouve dans l'obligation de revenir à une évaluation nationale, sans référence extérieure impérative, des besoins de sécurité des nations. Les seules références qui devraient être prises en compte dans une évolution de cette sorte sont classiques: la position géographique, les intérêts industriels et commerciaux, la défense de la cohérence sociale, etc, - en un mot, tout ce qui détermine la position géopolitique d'une nation.

Paradoxalement lorsqu'on songe à sa position vis-à-vis du budget - ce qui met en évidence le dilemme dans lequel se trouve le Pentagone - une telle approche était publiquement esquissée, pour ce qui concerne les Etats-Unis, dans des déclarations de Cheney, en septembre 1989. Il affirma à propos des forces navales américaines: «Manifestement, nos systèmes stratégiques, nos forces conventionnelles déployées en Europe sont des domaines où nous pouvons chercher des réductions ou des contraintes mutuelles. Les forces navales américaines sont, je pense, fondamentalement différentes dans le sens que nous sommes une puissance maritime majeure. (...) Les Etats-Unis ne sont pas vraiment intéressés par des négociations de contrôle des armements pour ce qui concerne les forces navales». La différence faite par Cheney entre ''les systèmes stratégiques'' et les ''forces conventionnelles stationnées en Europe'' d'une part, les forces navales d'autre part (sans préjuger du statut d'autres forces nécessaires à la sécurité nationale), est caractéristique de cette approche à laquelle poussent les événements, - une approche qui n'est pas vraiment nouvelle, qui a toujours subsisté, non exprimée publiquement, dans l'esprit des dirigeants de toutes les nations conscientes de leurs intérêts nationaux, mais qui devrait aujourd'hui être exprimée publiquement sous peine de couper l'opinion publique de son appareil de sécurité nationale.

Il semblerait raisonnable de faire l'hypothèse que les systèmes de sécurité tendront de plus en plus à être conçus selon deux conceptions:

• Une conception ''absolue'', déterminant les forces et les structures nécessaires à la sécurité d'une nation, en fonction des dangers et des menaces potentiels, et non plus d'une Menace établie et répertoriée. A cet égard, les évaluations au sens comptable classique n'ont plus guère de raison d'être. Il s'agit plutôt d'apprécier les besoins d'un pays d'une façon unilatérale. Sans nul doute, cette méthode recèle bien des risques d'instabilité, dans la mesure où la perception de sa propre sécurité nationale par un pays n'est évidemment pas la même que celle que peut en faire un autre. Mais cette instabilité est inhérente aux relations internationales, mise à part la période des quarante dernières années, et suppose pour qu'on en combatte les effets que l'aspect diplomatique de ces relations reprenne le dessus sur l'aspect uniquement stratégico-militaire (évaluation du potentiel militaire des autres nations). Cela suppose une révolution intellectuelle des bureaucraties diplomatiques dont rien ne montre, au contraire des événements qui y poussent, qu'elle soit sur le point d'éclater.

• Une approche ''relative'', ne dépendant plus de l'évaluation des forces de certains ''adversaires'' (et ''partenaires'' dans d'autres domaines) mais s'appuyant sur un système de traités et d'accords. Dans ce cas, l'évaluation est remplacée purement et simplement par le contrôle et la vérification autorisés, et même exigés par les traités. Il faudrait placer dans ce même cadre les alliances et les accords de pays à pays ou multinationaux, qui retrouvent ainsi leur définition classique: des actes diplomatiques posés de façon ponctuelle, sans engagement irréversible, selon l'évolution des relations internationales et l'appréciation qu'on fait, à cette lumière, des intérêts nationaux. Cette transformation remet totalement en question nos conceptions de l'après-guerre, notamment le rôle que jouèrent les grandes alliances (Alliance Atlantique et Pacte), qui déterminèrent par le biais des évaluations impératives la plupart des mouvements ''diplomatiques'' de ses membres sous l'inspiration du ''plus égal'' d'entre eux.

Dans ce cadre nouveau qui s'esquisse, les positions des uns et des autres diffèrent. Les Etats-Unis sont les plus favorisés à cause de leur position géopolitique sans ambiguïté. Cela apparaît clairement dans la déclaration de Cheney déjà citée. Le seul frein que connaît ce pays - mais il est d'une importance considérable et rend bien profonde la crise actuelle des conceptions de sécurité nationale de ce pays - est d'ordre bureaucratique, avec la force d'inertie des appareils bureaucratiques militaires.

Les Européens ont à faire face à la difficulté essentielle de devoir définir leurs intérêts à la fois d'un point de vue national et d'un point de vue collectif (géographie oblige), et le cadre de sécurité où ceux-ci doivent se placer. Ils perçoivent la nécessité impérative d'un système de sécurité collective mais sont tentés d'y voir figurer, à parts égales, les deux grandes puissances (USA et URSS) qui ne sont pas, en la matière, des états européens. Cette assurance qu'ils recherchent, et qui ressort de craintes d'une autre époque, peut s'avérer finalement être un moyen de perpétuer la domination stratégique des deux puissances sur le continent européen. D'autre part, la logique devrait amener à rechercher un système de sécurité collective qui n'empêche pas chaque nation de se choisir les instruments de sa propre sécurité nationale; cette idée commence d'ailleurs à apparaître, devant les risques de ''conflits régionaux de basse intensité'' en Europe, la seule parade étant d'assurer des équilibres régionaux avec des pays disposant de forces armées significatives et équilibrées les unes par rapport aux autres. On appréciera que les récents événements de Roumanie (affrontements entre Roumains et Hongrois) nécessitent davantage des équilibres régionaux impliquant les pays intéressés que les assurances des deux super-puissances. Un pays comme la Grande-Bretagne, qui prévoit (en le regrettant) un retrait américain d'Europe et son propre retrait d'Allemagne, envisage désormais à cette occasion la réduction radicale de ses forces terrestres au profit de ses forces navales et aériennes. Réflexe ''national'' lié à la géographie.

Ce débat sur la sécurité nationale plonge ses racines dans l'immense débat de notre époque, entre les nécessités collectives et les réalités nationales. Il est d'une telle importance, les événements qui le nourrissent vont à une telle rapidité, qu'on voit mal comment on pourra éviter de l'envisager dans un futur rapproché, selon ses termes les plus réels, et malgré que ceux-ci remettent en question beaucoup de nos certitudes.

 

Notes

(1) Début 1989, Webster avait estimé que les capacités d'attaque-surprise du Pacte en secteur Centre-Europe avaient pratiquement disparu, alors que son adjoint déclarait, quelques jours plus tard, que cette menace subsistait.

(2) L'interview fut enregistrée le 3 mars, deux jours après l'audition de Webster, par Cable News Network

(3) Patrick E Tyler, Washington Post, 7 mars 1990.

 

Cet article est extrait de Eurostratégie n°34, avril 1990.

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Les infortunes de l'évaluation

II n'y a pas si longtemps, – début octobre 1985, – le State Department répondit à cette question d'une sous-commission de la Chambre des Représentants du Congrès: «Si une guerre éclate, jusqu'à quel point les Soviétiques peuvent-ils compter sur la fidélité politique des forces des pays est-européens?». La réponse fut celle-ci: «Nous ne pouvons spéculer sur l'évaluation que font les Soviétiques de la fidélité de leurs alliés. De notre point de vue, nous devons prévoir que les forces est-européennes du Pacte de Varsovie participeront pleinement (fully) [à un conflit] au côté de l'Union Soviétique». Cette manière singulière d'expédier un élément d'incertitude si fondamental sur les capacités réelles du Pacte de Varsovie est caractéristique des méthodes d'évaluation des experts. II ne faut pas soupçonner un complot pour favoriser des orientations politiques. II y a plutôt un amoncellement de procédures bureaucratiques qui verrouillent un état d'esprit et rencontrent les orientations générales du pouvoir politique. On le constate avec le changement amorcé depuis que le traité INF est acquis; c'est-à-dire, depuis qu'il devient politiquement impératif de montrer que l'OTAN et l'Europe ne sont pas si inférieurs au Pacte de Varsovie qu'il y paraissait jusqu'alors. Si une atténuation sensible de l'évaluation commune selon laquelle le Pacte est très supérieur au niveau conventionnel était démontrée durant cette période de la fin de 1987/début 1988, la ratification du traité INF par le Sénat des Etats-Unis serait beaucoup plus difficile.

Le cas du prestigieux IISS de Londres est exemplaire. «Dans le passé» écrit Karen DeYoung (1), «l'Institut préférait laisser parler les chiffres d'eux-mêmes (...) Pourtant, l'Institut estime maintenant que sa description d'une supériorité massive (du Pacte de Varsovie) a été mal interprétée par une partie du monde politique». L'IISS a donc décidé de donner une interprétation. «Nous avons commencé par mettre en évidence les 999 cas où la seule comptabilité ne donne pas une réponse sensée» dit John Cross, qui contrôle la compilation de «The Military Balance». «Si le but est de répondre à la question: qui va gagner?, alors la réponse consiste en 5000 pages d'imprimante avec en général cette phrase: Eh bien, cela dépend». Tout cela paraît logique, - d'ailleurs si logique que c'en est du bon sens. II n'y guère d'exemples dans l'Histoire où le vainqueur d'une guerre puisse apparaître, avant le déclenchement de celle-ci, dans la seule comptabilité. La guerre est le désordre, la comptabilité des évaluations est l'ordre rationnel des experts. II y a incompatibilité. Mais on s'étonne pour ce qui concerne notre situation des rapports Pacte-OTAN qu'on le découvre aujourd'hui: honnêteté scientifique ou opportunité politique? Les deux sans doute, puisque les deux se confondent. Mais surtout: un état d'esprit. L'Histoire donne d'ailleurs des indications.

Les infortunes de la CIA

Un cas exemplaire à rappeler est celui des évaluations faites par la CIA, de 1965 à 1976, des dépenses de défense de l'Union Soviétique. II est assez peu connu. II est pourtant fondamental, et l'on distinguera à partir de lui son influence décisive sur notre itinéraire politique et stratégique de 1960 à nos jours. L'histoire de notre «évaluation» de la menace ressemble à une suite de montagnes russes (évidemment) où le prochain obstacle (montagnes ou «vallées») serait prévu exactement en fonction de celui qu'on vient de franchir - alors qu'on devrait supposer que c'est exactement le contraire ...

Chaque période d'alarme l'a souvent été a contrario, et chaque période d'«apaisement», également a contrario. L'Occident (les Etats-Unis) sortait, au début des années soixante, d'une alarme bien inutile: le «missile gap» avait succédé au «bomber gap», et dans les deux cas les Etats-Unis s'étaient vus irrémédiablement distancés par l'Union Soviétique. Faussement. La crise de Cuba et la proximité effrayante de la guerre nucléaire avaient achevé d'amener au sein de la communauté politico-stratégique un esprit d'apaisement.

En 1979, Robert Ellsworth et Kenneth Aldeman (2) firent paraître dans Foreign Policy une analyse des erreurs de la CIA dans les années soixante et soixante-dix. «A partir de 1960, la CIA se lança dans une sous-estimation systématique constante de l'accroissement des ICBM soviétiques, et par une marge considérable. Ses estimations ne cessèrent d'être fausses, les erreurs commises d'année en année s'additionnant. Au milieu des années soixante-dix, le renseignement américain sous-estimait complètement l'importance et l'efficacité des MIRV (Multiple Indépendant Re-entry Vehicle) soviétiques. Encore plus important, la précision des têtes nucléaires soviétiques d'ores et déjà atteinte - et équivalente à celle des têtes nucléaires américaines - n'était pas prévue par les estimations des services de renseignement avant le milieu des années quatre-vingts». Le cas des ICBM n'est qu'un exemple de la distorsion de l'évaluation de l'ensemble de la politique militaire soviétique. La puissance et les intentions stratégiques d'une nation étant évaluées selon la méthodologie occidentale par les dépenses militaires - méthode contestable mais c'est un autre débat -, on mesurera l'importance des distorsions apportées par la CIA dans ce domaine en constatant qu'à l'aboutissement de cette période d'estimations faussées, elle évaluait les dépenses militaires soviétiques à 6-8% du PNB alors qu'elles s'avérèrent de 11 à 13% de ce même PNB. Cette colossale erreur d'estimation, peut-être la plus grave dans l'histoire du renseignement, mais aussi la plus discrète et la plus diffuse, - était due à un état d'esprit. Mais on distingue la démarche: en 1964-65, quand les estimations commencèrent à diverger de la réalité, les Soviétiques dépensaient effectivement de 6 à 8% de leur PNB. Ils augmentèrent régulièrement leurs dépenses, jusqu'à atteindre ces fameux 11-13%, et vers 1979-1980, plutôt 13-14% ... Que se passait-il pendant ce temps?

L'époque était celle de la détente, des négociations pour les accords SALT I et ABM (signés en 1972). L'idée aux Etats-Unis, dans ce monde où se côtoient savants, analystes, universitaires, stratèges et spécialistes du renseignement, était que les forces stratégiques nucléaires s'annulaient dans leurs effets tant leur pouvoir de, destruction était considérable. Totalement conditionnée par la théorie de la Mutual Assured Destruction, la réflexion américaine posait en substance que la supériorité stratégique n'avait plus aucun sens, et que les Soviétiques admettaient eux aussi que les rapports des deux puissances en étaient arrivés à cette neutralisation mutuelle, cette stabilisation par la terreur. La détente faisait le reste, avec des théories comme la «convergence» des années soixante, expliquant que les régimes socialiste et capitaliste étaient destinés à se rapprocher, puis à se fondre, notamment grâce aux vertus du commerce et des échanges. C'est bien d'état d'esprit dont il s'agit, une atmosphère justifiée par quelques idées générales, abstraites et prétendument audacieuses. Dans le rapport qu'elle publia en avril 1976 (3) sur les problèmes des services de renseignement, la commission du renseignement du Sénat américain rapporta ainsi les paroles de James Schlesinger (4): «Ceci (cet état d'esprit) provoqua une distorsion structurelle parmi les analystes. II y eut l'acceptation préjugée du fait, que l'on estimait prouvé, que les Soviétiques avaient les mêmes objectifs en ce qui concernait le contrôle des armements qu'eux-mêmes (les analystes) voulaient convaincre le gouvernement d'adopter. Le résultat fut une distorsion constante de l'évaluation des capacités stratégiques soviétiques (...) considérées comme étant à la fin d'un cycle lorsque l'URSS parvint à déployer près d'un millier d'ICBM; même alors, les NIE (5) continuèrent à postuler que les Soviétiques ne déploieraient pas plus d'un millier d'ICBM à cause de la croyance majoritaire dans le milieu des analystes que les Soviétiques ne cherchaient qu'à parvenir au niveau américain (1054 ICBM), et rien de plus».

Indication de la pesanteur bureaucratique notamment caractérisée par sa servilité intellectuelle qui caractérisait ces attitudes, il fallut quatre ans pour apporter des modifications d'estimations, après que la réalité eût été connue au niveau des ICBM. Le traité SALT I de 1972 avait montré que les Soviétiques avaient largement dépassé en nombre d'ICBM les Américains. La bureaucratie (la CIA dans ce cas) s'adapta. Les fausses estimations d'un état d'esprit persistant portèrent alors sur l'aspect qualitatif (MIRV). Les prévisions annonçaient des MIRV soviétiques avec une précision équivalente à celle des américains autour de 1985. Comme on l'a vu, les évaluations «révisées» disent que les Soviétiques l'eurent en 1978-80 ... La révision sur le point fondamental des dépenses militaires soviétiques, par quoi passaient toutes les décisions concernant la stratégie américaine, fut déclenchée contre le gré de la CIA, par intervention extérieure. En 1975, le «Team B», institué par l'administration Ford et dirigé par le professeur Richard Pipes, entreprit les mêmes évaluations que la CIA, à partir des mêmes données. Le «Team B» était formé de personnalités indépendantes, mais nettement conservatrices, - ce qui impliquait d'ailleurs une distorsion en sens inverse et rendait également bien relatives les nouvelles évaluations. Le verdict fut sans appel: la CIA se trompait totalement. Fin 1975, les estimations étaient modifiées au niveau des NIE. En décembre 1975, Ford modifiait in extremis sa proposition de budget de la défense, stoppant un déclin général depuis 1969 (les années Nixon-Kissinger). En février-mars 1976, convaincu, le Congrès acceptait de renverser la tendance de déclin en termes réels que connaissait le budget de la défense depuis sept années.

II ne faut pas conclure de tant de distorsions, d'erreurs et de drames, à un processus idéologique: telle bureaucratie est plus «libérale», ou plus «conservatrice» que telle autre. Si elle peut l'être effectivement, à telle ou telle occasion, ce n'est pas l'essentiel et ce n'est pas cela qui pèse. La bureaucratie a d'abord comme tendance de suivre les attitudes de la fraction du pouvoir qui la concerne. La CIA n'a fait que suivre, dans le temps de ses erreurs, les tendances du pouvoir diplomatico-stratégique: aux Etats-Unis, le National Security Council et d'une certaine façon le State Department, c'est-à-dire à cette époque, Henry Kissinger lui-même (6).

II est donc logique qu'à la suite de l'intervention du «Team B», on ait vu fleurir, dès 1976-77, les analyses sur la vulnérabilité occidentale, sur la montée de la puissance militaire soviétique, etc. Le balancier de l'évaluation passait dans l'autre quartier, les chiffres bruts le permettaient d'ailleurs à merveille (quoiqu'on en dise aujourd'hui ...) puisqu'ils montraient une formidable supériorité du Pacte. D'autre part, cette évolution assez typiquement interne aux Etats-Unis rencontrait une situation elle-même caractérisée par une distorsion structurelle des choses, au sein de l'OTAN.

Problèmes d'alliances

L'OTAN est une coalition où l'un des partenaires est notablement «plus égal» que les autres. « Nous parlons souvent du leadership américain dans l'Alliance» écrit John Maresca, sous-secrétaire à la Défense pour l'OTAN (7), « mais ce n'est pas une forme de style. Le leadership américain a eu un impact majeur dans l'Alliance chaque jour depuis quarante ans». Voilà pour les rapports de puissance. Ajoutons-y l'état d'esprit. En poursuivant la citation de Maresca, on verra son appréciation en tant qu'Américain, des alliés des Etats-Unis au sein de l'OTAN: «Est-ce que quiconque ayant traité avec les pays d'Europe, suivi leurs politiques et considéré la façon dont leurs gouvernements conduisent leurs affaires, pourrait sérieusement croire qu'un retrait majeur de troupes américaines d'Europe les amènerait à combler le vide ainsi fait? (...) Si nous retirions nos troupes d'Europe, les Européens nous suivraient aussitôt dans (la voie) de la réduction». Cette sorte d'argument est courante (elle est aussi bien mentionnée par David Abshire, qui fut ambassadeur américain à l'OTAN). Par tendance, sinon par système, les Américains mettent en doute les capacités des gouvernements européens à éventuellement déclencher un effort important au niveau de là défense. Cela est particulièrement vrai du Pentagone (Maresca y appartient). Le Commandant en Chef Suprême Allié en Europe (SACEUR) est un général américain, venu du Pentagone, dont le rôle est de se faire diplomate pour réunir et entretenir les énergies des coalisés. II dispose pour cela d'évaluations qui paraissent impératives aux alliés européens, puisqu'elles émanent du puissant Pentagone. II doit être diplomate, et souvent il l'est, faisant oublier à ses interlocuteurs ses origines et son état d'esprit. Enfin, nul n'ignore que, dans une coalition, le rôle du commandant-en-chef est la coordination, le discours, l'argument pour convaincre chaque coalisé dépendant théoriquement de lui de continuer à figurer dans la coalition et d'y assurer son effort.

On ne s'étonnera alors pas de découvrir, dans les discours des commandants en chef en Europe, dans leurs évaluations du danger, des alarmes qui apparaissent beaucoup moins urgentes dans les discours de leurs collègues, chefs dans les mêmes forces armées (américaines), mais dans un commandement exclusivement national et placés devant leurs propres autorités politiques. Ajoutons-y que la méfiance courante - parfois justifiée, parfois non - des chefs militaires européens vis-à-vis de leurs propres autorités civiles trouve mieux à s'exprimer. Affectés à des états-majors internationaux, avec une répartition de l'autorité entre le commandant en chef suprême (américain) et leurs propres gouvernements, confortés par le discours du premier, ils se trouvent plus à l'aise pour l'appuyer vis-à-vis des seconds. II suffit de faire quelques citations en parallèle pour embrasser cette distorsion qui n'est pas une dissimulation des faits, mais qui procède, encore une fois, d'un état d'esprit:

• 1970, le général Goodpaster, SACEUR: «Si les commandants de l'OTAN veulent remplir leur mission de défense et de dissuasion, il importe d'améliorer et d'augmenter nos capacités conventionnelles».

• ... Deux ans plus tard, son ministre (le Secrétaire à la Défense Melvin Laird): «Je pense que nous avons des forces adéquates aujourd'hui mais je suis très inquiet pour la période à partir de 1975 ».

• 1976, le général Brown, président du Comité des chefs d'état-major des for ces armées américaines: «Le Pacte maintient sa supériorité quantitative sur l'OTAN tout en modernisant ses forces de façon à supprimer l'avantage qualitatif de l'OTAN».

• ... Mais un an plus tard, Alexander Haig, SACEUR, était bien plus abrupt: « Les déficiences dans le domaine conventionnel [sont] les plus préoccupantes».

• Mais un an plus tard encore, le Général David Jones, successeur de Brown, indiquait: «Nous sommes en relativement bonne forme aujourd'hui, mais ce n'est pas suffisant. C'est le rythme, les tendances qui importent, et cela nous inquiète».

• Le général Rogers, autre SACEUR, réclamait en 1982 les «mesures nécessaires pour améliorer nos forces conventionnelles».

Ainsi distingue-t-on la nuance. Lorsqu'un général américain s'adresse au public américain, il tend à le rassurer pour la situation présente mais se montre inquiet pour l'avenir. Lorsqu'un général américain, de son poste de SACEUR, s'adresse à un autre public - les autorités européennes -, son inquiétude est pour l'immédiat, la situation est d'ores et déjà grave. II est difficile de n'y pas voir une attitude politique. II est difficile également de ne pas distinguer, entre les deux discours, la différence d'état d'esprit, telle que nous avons tenté de l'identifier.

Changer de méthode?

Si l'on apprécie cette attitude à la lumière des «découvertes» des derniers mois, on est en droit d'être songeur. Cet élément quantitatif qui alarmait si considérablement des chefs tels que Goodpaster, Haig, Rogers, est aujourd'hui minimisé. Un rapport du Pentagone, un rapport de l'UEO (tous deux rendus publics début décembre 1987), le rapport annuel de l'IISS comme on l'a vu, - tous tendent à nuancer le tableau de la menace. Désormais, on tient compte du facteur de fidélité (ou plutôt d'infidélité) des pays du Pacte de Varsovie, alors qu'on l'écartait il y a deux ans. On fait remarquer que les chars soviétiques, s'ils sont nombreux, sont souvent vieux (quelques années auparavant, la même situation était présentée comme une menace supplémentaire: le Pacte, au lieu d'envoyer ses vieux chars à la ferraille, les garde en réserve et se constitue ainsi une force puissante).

Voilà donc le tour complet des déformations: les déformations politiques tenant à la position des chefs, et les déformations bureaucratiques des experts qui tendent à conforter la déformation politique du chef, alors que celui-ci pourra dire au contraire que c'est sa position politique qui s'adapte aux rapports des experts. Ce mouvement évolue dans un cercle vicieux. II amène à constater qu'il devient de plus en plus malaisé de prendre pour comptant des évaluations qui s'affirment scientifiques et qui apparaissent si sensibles à des pressions extérieures et parfois partisanes.

La vraie crise aujourd'hui est celle de l'évaluation qui, pendant quarante ans, a impérativement guidé notre politique et notre stratégie. Sa place est beaucoup plus relative que celle qui lui fut accordée pendant quarante années où elle guida tout. Une révision politique serait utile. Curieusement, ce pourrait être Gorbatchev qui indique la voie à suivre. La direction soviétique a, elle aussi, connu cette tyrannie de l'évaluation. Les témoignages abondent en ce sens: cloisonnement, contrôle total des militaires sur les données, etc. On se rappelle le mot d'Ogarkov aux négociations SALT-I, en 1972, lorsqu'il interpella un Américain qui venait de mettre sur la table de négociations les évaluations américaines des forces soviétiques; en aparté, Ogarkov lui dit: «Vous êtes fou! Vous ne devez pas montrer cela à nos civils, ce n'est pas leur affaire!» (8).

Du temps de Brejnev, la désinformation menée par les militaires ne contredisait pas la politique menée par l'appareil. Gorbatchev, lui, veut retrouver la maîtrise de l'appareil militaire pour contrôler la politique de production d'armements et éventuellement l'infléchir en faveur du secteur civil. II doit donc tenter de contrôler le rapport fermement établi entre la politique militaire et les évaluations de la menace faites par le même appareil militaire. Ainsi a-t-il avancé la notion de «défense suffisante»: les besoins de sécurité sont mesurés, non en fonction du potentiel de l'adversaire qui passe par l'évaluation, mais selon les besoins propres à la sécurité du pays. II n'y a plus comparaison, mais mesure des besoins selon des données nationales qui sont maîtrisées par la direction politique. Démarche impensable? Ce fut pourtant et c'est toujours celle de la Suisse, de la Yougoslavie, de la Suède. Ces pays n'ont pas d'allié. Ils choisissent leur potentiel, non en fonction de l'adversaire potentiel (cela serait absurde), mais en faisant un compromis équilibré entre leurs besoins de sécurité et leurs moyens budgétaires.

Bien sûr, ils ont autre chose, - ce qu'eut la Suisse en 1942-43 face à Hitler, la Yougoslavie face à Staline en 1949: la détermination appuyée sur un très fort sentiment national. Celui-ci vient évidemment de ce que la sécurité est mesurée en des termes nationaux, selon les capacités nationales, et qu'elle dépend absolument de la résolution nationale. Dans cette logique, la situation stratégique en Europe et la sécurité des pays européens sont au moins autant une question de résolution nationale et/ou continentale, qu'une question de «quincaillerie». II n'est pas évident que la crise actuelle de l'évaluation soit seulement le désastre qu'elle est. II n'est pas évident que la substitution de l'empilement des armes (la «quincaillerie») au dynamisme des résolutions, situation exactement créée par l'évaluation de l'adversaire en ce qu'elle fixe la concurrence effectivement au niveau de cette «quincaillerie», n'a pas constitué la principale cause de la crise qui nous affecte aujourd'hui. Reste - c'est l'essentiel - à susciter à nouveau cette résolution chez des peuples qui se sont endormis à l'ombre dans la sécurité trompeuse de la quincaillerie. Tâche bien ardue.

 

Notes

(1) Washington Post, 11 novembre 1987.

(2) Ellsworth fut adjoint au Secrétaire à la Défense pour le renseignement en 1975-77. Adelman devint directeur de l'Arms Controi and Disarmement Agency en 1981.

(3) Senate Select Committee to Study Governmentai Operations With Respect to Intelligence Activities, avril 1976.

(4) Schlesinger fut directeur de la CIA de 1972 à 1973. En mai 1973, il devint Secrétaire à la Défense, jusqu'en novembre 1975.

(5) Les National Intelligence Estimates (NIE) sont le rassemblement annuel des évaluations de tous les services de renseignement américains (CIA, DIA, NSA, State, Air Force, Army, Navy, Finances), pour former une synthèse globale. Cette opération est de la responsabilité du DCI (Director Central Intelligence), en général le directeur de la CIA.

(6) De 1969 à novembre 1975, Kissinger dirigea le NSC. De l'été 1972 jusqu'en janvier 1977, il fut (également pour une période) Secrétaire d'Etat.

(7) Dans le Baltimore Sun du 4 mars 1987.

(8) John Newhouse, rapporté dans «Cold Dawn ».

 

D'un «gap» à l'autre

Les années cinquante virent la litanie des «gap» (fossé). II y eut le «bomber gap», suivi très rapidement du «missile gap». Dans les deux cas, des alarmes extrêmes du côté occidental (américain) à propos d'une supériorité écrasante des Soviétiques dans des domaines stratégiques majeurs, qui s'avérèrent finalement être exactement l'inverse. Ces deux aventures constituent des exemples intéressants du désastre courant des évaluations.

Le «bomber gap» En 1954, au meeting aérien de Tuchino, les attachés militaires eurent la surprise de découvrir le bombardier Myasischyev Mya-4 (nom-code OTAN: Bison). Une première formation de trois bombardiers passa dans le ciel, puis une autre, une autre et une autre encore. Aucun doute: le Mya-4 se trouvait d'ores et déjà opérationnel. II s'agissait d'un quadriréacteur à capacités intercontinentale (URSS-USA) et nucléaire. L'arme absolue! La panique fut considérable du côté américain. Le général LeMay, chef du Strategic Air Command, put obtenir l'accélération des programmes B-47 et B-52, les deux bombardiers qui pouvaient espérer contrer la menace que constituait le Bison. Dès 1957, la réalité commença à apparaître: 1) les Soviétiques avaient utilisé une «ruse» sommaire mais efficace: c'était la même formation de trois prototypes du Bison qui était repassée à quatre reprises dans le ciel de Tuchino; 2) le Mya-4 s'avéra être un échec, n'atteignant jamais l'autonomie pour laquelle il était prévu et ne pouvant ainsi franchir des distances intercontinentales ... En attendant, le SAC déployait plus de 1500 B-47 et commençait à recevoir le B-52.

Le «missile gap» ... Dans l'entre-temps, une autre panique était apparue: le « missile gap». En août 1957, l'URSS expérimenta un ICBM. Le 1er octobre 1957, elle lança le premier satellite artificiel («Spoutnik»). Les Etats-Unis furent aussitôt persuadés que l'Union Soviétique possédait une avance considérable dans ce domaine de la nouvelle «arme absolue» - la fusée nucléaire intercontinentale. Un effort massif fut entrepris, tant au niveau des ICBM (missiles terrestres) que des SLBM (missiles lancés de sous-marins). Dans l'intervalle, le danger soviétique supposé serait contenu par le déploiement d'armes intermédiaires en Europe (missiles de croisière Matador et Mace, missiles balistiques intermédiaires Jupiter et Thor) [Ironiquement, on trouve là la genèse de la crise de Cuba et, à plus long terme, de la crise des Euromissiles]. Le «missile gap» fut même un excellent argument de Kennedy contre Nixon et l'administration républicaine dont il héritait, en 1960. En 1961, l'effort massif lancé par l'industrie américaine - qu'il n'était pas question de stopper - commençait à donner les premiers résultats: programmes Titan et Minuteman (ICBM), programme Polaris (SLBM). Entre-temps, on découvrit une réalité très différente des fausses interprétations des services de renseignement et des rodomontades de Krouchtchev dramatisées par le climat de guerre froide. Le décompte opérationnel (en quantité seulement, sans mettre en évidence que les missiles soviétiques étaient qualitativement très inférieurs) à partir de la première année de mise en service: * 18 ICBM et 32 SLBM pour les USA en 1960, 35 ICBM et pas de SLBM pour l'URSS; * 63 ICBM et 96 SLBM pour les USA en 1961, 50 et 20 pour l'URSS; * 294 ICBM et 144 SLBM pour les USA en 1962, 75 et 50 pour l'URSS; * 424 et 224 pour les USA en 1963, 100 et 100 pour l'URSS; * 834 et 416 pour les USA en 1964, 200 et 120 pour l'URSS ...

 

Les tourments de «Dear Henry»

Le rôle de Henry Kissinger dans les erreurs d'évaluation de l'effort soviétique d'armement dans les années 1969-76 est considérable, bien qu'assez peu connu., Kissinger est un de ceux qui renforcèrent par leurs pressions l'influence du pouvoir politique sur les services de renseignement, d'abord pour obtenir des évaluations conformes à leur vision politique des rapports avec l'URSS à cette époque. Comme exemple, on peut donner les cas précis des ICBM soviétique SS-9 et SS-18.

En décembre 1975, Ray S. Cline déposa devant le House Select Committee on Intelligence. II avait été à la CIA, puis adjoint de William Rogers au Département d'état jusqu'au remplacement de son patron par Kissinger en septembre 1973. Cline expliqua: «[Kissinger] repoussa en 1973 des demandes du State et du Pentagone, ainsi que des chefs de l'équipe de négociation aux SALT, concernant les indications sur d'éventuelles violations du premier traité de limitation des armements stratégiques [SALT-I] (...) En 1973, il avait été mis au courant par certaines agences de renseignement qu'il contrôlait pour les informations stratégiques du fait que les Soviétiques travaillaient sur d'énormes silos d'ICBM [II s'est avéré qu'il s'agissait des SS-18]. II contacta l'ambassadeur Dobrynine avant même que le Secrétaire d'Etat Rogers ait été mis au courant. II lui exposa le problème et accepta les assurances privées que lui donna aussitôt Dobrynine, selon lesquelles « il n'y a aucune inquiétude à se faire à propos de ces silos» ...». Et Cline concluait: «La seule sanction contre le renforcement des silos, c'est l'abrogation du traité». [Arnaud de Borchgrave, actuel rédacteur en chef du Washington Times, commentait ainsi cette période: «Chaque semaine, Kissinger rencontrait Dobrynine avec qui il avait d'excellents rapports, et il se faisait régulièrement désinformer».]

Auparavant, il y avait eu le cas de l'énorme SS-9, le prédécesseur du SS-18. Une seule tête nucléaire lui donnait une puissance menaçant les forces nucléaires adverses au lieu d'être une menace contre les seules villes américaines. Perspective déstabilisante: la menace anti-cités constitue le fondement de la doctrine MAD, un des composants essentiels de la détente et de l'équilibre stratégique selon l'appréciation américaine de l'époque, à laquelle l'URSS était censée adhérer. Le rapport du Senate Select Committee indiqua en avril 1976: « [en juin 1969] Kissinger et son équipe firent clairement savoir [à Richard Helms, alors directeur de la CIA] qu'à leur avis, [le SS-9] était un véhicule porteur de têtes multiples (MIRV), donc nullement destiné à une attaque de type contre-forces mais plutôt un engin conventionnel selon les conceptions américaines. Ils demandèrent que Helms reprenne l'affaire pour trouver de nouvelles preuves que le SS-9 était bien un engin porteur de MIRV». Mais Kissinger n'est pas seul en cause. L'état d'esprit était général. Le même rapport signale que Helms - décidément très sollicité - dut supprimer un paragraphe des estimations NIE de 1970 à la demande du Secrétaire à la Défense Melvin Laird parce qu'il était «en contradiction avec la position publique du Secrétaire». Le rapport exposa deux autres cas en 1969 où l'administration exerça des pressions sur la CIA pour que les évaluations de l'Agence correspondissent mieux a ses thèses stratégiques. Mais il nota également combien la CIA s'était montrée réceptive à de telles orientations, et avec quelle aisance elle avait écarté les données contradictoires de la pensée stratégique de Kissinger et des experts qui l'entouraient.

[Cet article et les deux “cadres” qui l’accompagnent ont été publiés dans le n°9 de janvier 1988 d’“eurostratégie”.]