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753Au centre de tous les débats, aujourd’hui, l’antiaméricanisme. Cette attitude, ce sentiment, cette position, ce jugement, ce trait de caractère peut-être, — bref, l’antiaméricanisme (AA en abrégé) a très mauvaise presse. C’est au point qu’on a fabriqué l’anti-antiaméricanisme et que tant d’Anti-AntiAméricains (AAA) se sont levés, notamment en France, et avec quelle vigueur.
Nous nous sommes intéressés au problème, à deux reprises et successivement, dans notre édition papier de de defensa. Deux thèmes successifs : d’abord, notre rubrique Contexte du Volume 18, n°009, du 25 janvier 2003, où, peut-être, les AAA, à force de décortiquer les AA qu’ils soumettent à leurs attaques, finiraient par leur donner leurs lettre de noblesse oubliées depuis si longtemps ; notre rubrique Anlyse, Vol18, n°10, cette fois pour montrer que l’antiaméricanisme est au coeur de l’idée européenne.
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Commençons par une coquetterie de méthodologie. Le développement d'un puissant courant antiaméricain dans le monde inquiète les Américains et divers milieux non-américains, en, général intellectuels, qui se trouvent, “objectivement”, du côté américain. Ici ou là, des réactions se développent. C'est le cas en France, notamment et particulièrement, parce que la France est un terrain d’élection de l'affrontement autour de l'américanisme. Cette réaction est si remarquable qu'on la désignera, — en plus, c'est une facilité de non-langage — sous les initiales de AAA (pour Anti-AntiAméricain). Deux caractéristiques dans cette réaction :
• Une caractéristique propre au courant libéral et globalisant, au courant américaniste par conséquent, lorsqu'il est à l'offensive : au plus l'offensive est forte et forte sa pression, au plus la résistance est forte par conséquent, au plus le courant libéral et américaniste dénonce dans la critique qui lui est opposée une agression caractérisée et injuste. Il y a dans la réaction AAA qui ressort de cette situation, comme de la vertu outragée, un appel à une justice objective pour que cesse la résistance des situations agressées. C'est l'aspect geignard de la dialectique américaniste; côté face d'une pièce dont, le côté pile est l'affirmation enivrée et arrogante de la toute-puissance incontestable et moralement sanctifiée.
• Une caractéristique plutôt française, et plutôt intellectuelle-française, qui nous amènerait à faire s'équivaloir dans l'esprit 1e courant AAA et le courant, très puissant in illo tempore, de l'anti-anticommunisme (ou AAC pour AntiAnticommunisme, — Staline désignait les AAC sous l'expression « idiots utiles »). Il s'agit, pour les intellectuels (AAA et AAC), en plus d'être intellectuels, d'être contre ce qui est contre une chose plutôt que d'être pour la chose ; cela conduit à être pour la puissance dominante (ici le communisme, là l'américanisme) sans le paraître, en restant vertueusement indépendant. On explique cela en qualifiant l'“anti” (AA ou AC) d'intelligence “primaire” et d'intolérant ; on est, lorsqu'on est AAA comme lorsqu'on était AAC, à la fois tolérant, intelligent, et du côté du manche qui cogne. Excellente opération.
Parmi divers exemples de cette réaction anti-antiaméricaine (dont le livre L'obsession antiaméricaine, de Jean-François Revel est l'application la plus médiatisée), on s'attache au livre de Philippe Roger, l’Ennemi américain (Le Seuil). Le livre présente une généalogie complète de l'antiaméricanisme français. Il a été salué, de divers côtés, dont le côté américain certes, comme un événement important. On a même parlé de chef d'oeuvre, c'est là en dire beaucoup. John Vinocur, de l'International Herald Tribune, s'est emparé de cette bonne cause, s'appuyant sur Le Monde et Le Nouvel Observateur, quelques excellents poissons de vertu dans le vivier foisonnant des AAA. « Philippe Roger's book, “L'Ennemi américain,” has been received with exceptional praise. Le Monde described it as “a chef d'oeuvre of semantic history” and Le Nouvel Observateur said it was a “masterly” analysis of a French tradition that reflects a combination of stupidity, ignorance, and paranoia. » Le bouquin fait aujourd'hui partie des incontournables, de ceux qui ne peuvent pas ne pas être cités lorsqu'on entend apprécier l'état de la question de l'antiaméricanisme en France.
Ce livre est remarquable parce que, d'abord, tout est dans sa méthode. La proposition de départ sur laquelle nous voyons construire le propos est que l'AA français (antiaméricanisme) est si spécifique, si particulier, si extraordinaire en un sens, qu'il est inadéquat de le traiter par exemple, et de façon fondamentale, en fonction de son objet, c'est-à-dire de façon relative. L'AA français est une “chose en soi”. Il sera considéré sans référence, sinon accidentelle (mais ces accidents sont parfois révélateurs) à son objet, — l'Amérique et son évolution. « [O]n prendra l'antiaméricanisme comme un bloc sémiotique historiquement stratéifé qu'il est impossible et même préférable d'isoler pour l'analyser ». Le mot « préférable », souligné par l'auteur, annonce la couleur notre subjectivité d'examinateur de l'AA est baptisée objectivité et se porte garante de la vertu du travail. Nous sommes dans le champ de la moralité propre à l'AAA, et l'AAA est toute objectivité. Cette méthode met à la marge les pro-US français, mais on les rassuré, ce n'est certainement pas (ils en seront d'accord) « un effort sournois pour imposer une sourdine à la voix des américanophiles ». En un sens, et cela dit lestement mais sans aucune animosité, c'est pour mieux régler leur compte aux AA.
On est conduit à dire qu'avec ce livre, — qui mérite bien plus que ces quelques lignes (on y reviendra, sans aucun doute), —on se trouve sur un terrain mouvant et fort incertain, d'ailleurs aussi bien du point de vue des AAA que des AA. La façon dont le livre a été expédié, par une critique élogieuse et dithyrambique, ressemble fort à une réaction de cet ultra-conformisme dont la pensée parisienne a aujourd'hui le secret (à lire les critiques unanimes d'un livre qui dit peu ou prou que tout le monde a été, est ou, sera antiaméricain en France, on se demande effectivement, sacrebleu, où se trouvent, où se terrent plutôt, et honteusement sans aucun doute, les antiaméricains). L'auteur a une thèse, disons une “chose” à démontrer, ou bien encore, une question de prédilection, qui est finalement une démarche somme toute assez classique à Paris ces temps-ci ; c'est la culpabilité des Français ou bien, pour être plus prudent, l'état du soupçon systématique contre les Français. Tout le monde, à Paris et en France, mais à Paris surtout, participe à l'enquête.
Pour notre compte, cet aspect très franco-parisien d'un règlement de comptes within -sérail ne nous intéresse pas. Il nous importe de faire notre miel de ce vinaigre qu'on nous sert en abondance. (Vinaigre, c'est bien le cas : l'Ennemi américain est d'un style enlevé, du pur style du persiflage à l'honneur au XVIIIe siècle, qui a depuis marqué les cercles parisiens, persiflage parfois un peu gonflant, qui fait, grincer des dents, un peu vinaigré et, en cela, après tout, digne fils des Lumières.) Nous tenons à notre miel, et nous le trouvons dans les tonnes de documentation que l'auteur livre à notre réflexion.
A côté des appréciations polémiques qu'on a signalées et dont nous avons l'audace, à ce point (mais on y reviendra), de nous désintéresser complètement, il y a les faits sans nombre qui sont rassemblés dans ce livre. Tout AA ou apprenti-AA (AntiAméricain) doit le lire car, en vérité, jamais il ne trouvera rassemblée masse plus richissime de documents sur la cause qu'il défend. C'est par ce biais que nous signalons ce livre, pour cette fois, pour tenter de reconnaître ce qu'il nous dit du mouvement antiaméricain en France, et plutôt factuellement, plutôt historiquement (littérairement aussi) que dans sa tentative d'explication et d'anatomie. Nous tentons d'en dégager au moins 4 points principaux, les caractéristiques du mouvement, ou plutôt du sentiment antiaméricain en France depuis les origines, — et “les origines”, c'est le cas de le dire, puisque le sentiment en question précède même l'Amérique, comme si l'existence, là aussi, précédait l'essence...
• Les points principaux que nous relevons, et devant lesquels le chercheur lui-même s'exclame, c'est la constance et la profondeur du sentiment AA en France. (Nous parlons bien de “sentiment” plutôt que de jugement ou de parti-pris, car ce ne serait pas loin d'être un trait du caractère français, de la psychologie française.) C'est un phénomène unique, cette constance, cette, durée, cette profondeur, qui ne se retrouve dans aucun autre sentiment, aucune autre attitude politique. L'antiaméricanisme est le sentiment et l'attitude riches par excellence, en France, et l'AA mérite donc bien cette anthologie, et nous lui en souhaitons d'autres.
• La profondeur extraordinaire de ce sentiment tient à sa sagacité, à sa compréhension immédiate des problèmes. Au contraire de l'auteur, nous jugeons que l'antiaméricanisme français suit au plus près l'évolution de son objet, qu'il évolue selon l'évolution de son objet et selon la découverte qu'il en fait, qu'il comprend aussitôt l'importance de ce qui se passe en Amérique, qu'il en distingue les éléments cachés derrière la rhétorique officielle Il suit la maxime fameuse de Beaumarchais (sa présence est justifiée) sur la sacralité des faits et la liberté du commentaire. L'antiaméricanisme français perçoit et débrouille certains événements américains, alors qu'ils se produisent, d'une façon que nous sommes bien incapables dé retrouver aujourd'hui : le traitement réservé aux indiens dont on devine le sort, dès Chateaubriand et Natchez, la guerre de Sécession, le Gilded Age de l'expansion capitaliste sauvage (1865-1890), la première expansion hégémonique de 1898 avec la guerre contre l'Espagne, etc.
• AA est le seul sentiment durable qui, en France, depuis la création de son objet, unit de façon décisive et radicale les Français. Constamment revient cette remarque dont, par exemple, cette phrase page 409 porte témoignage : « Même si ce n'est pas la première fois que l'antiaméricanisme a cet effet magique sur les divisions françaises, l'unanimité est en effet impressionnante. » (A propos de l'unanimité française gauche-droite, de l'Action Française au PCF, contre l'attitude US concernant les dettes de guerre et les réparations, dans es années 1925-31.
• AA est le seul sentiment de cette importance, de' cette constance, et le seul sentiment qui nous paraisse si complètement français, qui dépasse la “France seule”, bien qu'il soit jugé en général dépassé, archaïque, franchouillard et ainsi de suite. Très tôt, dès la fin du XIXe siècle, les Français AA (c'est-à-dire tout le monde en France ?) ont voulu s'opposer de façon concrète à l'américanisme en se plaçant dans un cadre européen plutôt qu'un cadre français. Cela laisse à penser : ainsi, les Français peuvent être Européens ...
• On ajoutera un dernier point, qui est de notre cru, à partir du constat implicite fait par l'auteur qu'à partir du début des années 1930, tout est dit, l'essentiel de la critiqué AA semble faite. Effectivement, il nous semble que ce qui a suivi fut pure idéologie, conforme à 1’“esprit binaire” qui s'est abattu sur l'Occident pendant la période, comme cadeau intellectuel subversif du marxisme (voir sur ce point notre Analyse, Vol18, n°06).
Faut-il brûler Javier Solana ? Lorsque le Haut Représentant, qui est à la tête du secrétariat général de l'UE en charge des questions de sécurité dans le sens le plus large (défense, affaires étrangères), émet les considérations qu'on a lues (voir Vo118, n°09, rubrique Journal), extraites d'une interview au Financial Times du 7 janvier 2003, où il constate que les USA sont un pays qui a une vision religieuse du monde, et l'Europe une vision séculière ; lorsque Solana, en d'autres termes, constate l'existence d'un fossé culturel qui ne cesse de s'approfondir entre Europe et USA, et manifestement avec une préférence pour cette “vision séculière” du monde ; lorsqu'il n'est pas loin de l'hypothèse qu'il y a une différence de fond, de substance presque, entre, disons “l'esprit américain” et l’“esprit européen” ; lorsqu'il nous dit, enfin, ce que dirait un chrétien s'il avait à juger d'une façon critique du monde musulman, selon la perception du professeur Huntington développant sa thèse sur le soi-disant “choc des civilisations”, — alors, ne sommes-nous pas justifiés d'accuser Solana d'antiaméricanisme ? Ne sommes-nous pas justifiés de le mettre à l'index, si nous jugeons ce sentiment détestable ?
La question, autant que l'exemple avancé, sont là pour dramatiser le débat qu'on veut développer ici ; ils sont là pour montrer qu'il y a débat, et qu'il est fort pressant. D'abord, il faut en fixer les termes. On aborde ce débat de façon indirecte mais très puissante, à partir du livre L'Ennemi américain, de Philippe Roger, dont on a déjà parlé dans notre dernier numéro (notre rubrique Contexte), — parce que ce livre prétend être une somme, qu'il prétend embrasser l'antiaméricanisme (AA) dans son ensemble, son histoire, jusqu'à son actualité, et qu'il est reconnu comme tel.
Mais disons différemment notre ambition dans cette analyse, à partir du cas Solana, qui ne peut évidemment être soupçonné une seule seconde d'être AA, selon l'image d'illégalité et d'immoralité que les adversaires de ce sentiment excipent à ce propos : il s'agit d'examiner la question de l'AA au travers de la vigueur de la réaction anti-antiaméricaine (AAA) que nous avions relevée dans notre numéro précédent, et où l'Europe est massivement impliquée.
Ce que nous dit Philippe Roger, c'est que « cette Europe » que les AA français réclamaient pour combattre l'Amérique, nous l'avons désormais et que c'est le contraire ; qu'elle fut « portée sur les fonds baptismaux avec l’Amérique pour marraine et bonne fée » (acceptons cette idée, même si elle nous parait discutable) ; qu'elle n'est antiaméricaine en rien, « pas davantage aujourd'hui » qu'hier, pas plus que dans les années 1960 par exemple (Jean-Baptiste Duroselle, identifiant « les antiaméricanismes des années 1960, ... ne trouve pas sous son scalpel d'antiaméricanisme par européanisme ») ; que rien, aujourd'hui, ne parait « en mesure de réunir ce que l'histoire a séparé » (à savoir l'européanisme et l'antiaméricanisme).
Alors, que dire de Solana, qui est au coeur des affaires européennes et qui manifeste des jugements qu'une plume critique qualifierait d'antiaméricains ? On répondra qu'il ne fait que commenter les événements, les attitudes, les sentiments, ce qu'il dit et entend chaque jour. Solana est, comme on dit, un “homme de terrain”, plus intéressé par l'avancement des choses que par la réflexion sur les choses, et, en plus, en excellents termes et en termes réguliers avec les Américains (on dit qu'il correspond téléphoniquement, quasiment chaque jour, avec Powell et avec Rice). Sans doute un peu las, Solana a choisi de prendre quelques instants pour se laisser aller à, disons, une “réflexion sur les choses”. Là aussi, nous rapportons des rumeurs précises en ajoutant qu'il a lui-même insisté pour dire ces choses au Financial Times ; que son service de communication n'en voyait pas l'intérêt, en termes politiques (politiciens) s'entend ; que beaucoup de gens de hauts niveaux ont réagi à ses déclarations en disant n'y rien comprendre (réactions du type-“and so what ?”) ; bref, que les attitudes sont du type courant, gens qui ne veulent rien voir ni rien entendre de tout ce qui peut paraître fondamental dans ces questions transatlantiques, qui ne craignent rien plus que de soulever le pansement pour voir l'état de la blessure, crainte d'y trouver l'infection et ainsi de suite. Mais l'important est ceci : il ne nous parait plus aussi sûr, à cet instant, que “rien, aujourd'hui” ne puisse « réunir ce que l'histoire a séparé », — à savoir l'AA et l'européanisme.
Nous sommes un peu gênés par ces affirmations, comme celles de Philippe Roger, qui semblent tenir pour acquis que certaines voies sont désormais fermées, qui permettent d'imposer certaines condamnations, qui verrouillent ces condamnations avec le ton sarcastique que les salons parisiens réservent à l'étiquette passéiste et archaïque. La voie d'une Europe antiaméricaine fermée, c'est l'antiaméricanisme réduit définitivement à la France, à une sorte d'Astérix-Bové, privée à jamais de la vertu de modernité et de la légalité de la morale officielle. Mais Solana ? Et, avant lui et en même temps que lui, Chris Patten, qui, selon la tactique fameuse, se présente comme “un ami de l'Amérique” pour pouvoir mieux développer une critique qui est, aujourd'hui, perçu par un Américain, rien de moins qu'un acte de subversion contre l'américanisme. (Observons, ce n'est pas un hasard, que les deux hommes sont chargés pour le compte de l'Europe, parallèlement mais concurremment, de questions extérieures portant sur l'essentiel, les questions de sécurité ; que le ton de leur remarques ne serait certainement pas démenti par un Pascal Lamy, lui aussi homme des relations extérieures de la Commission européenne avec l'Amérique, etc.)
Ces péripéties nous confirment-elles absolument que les relations USA-Europe ont définitivement écarté la voie de la critique et de la confrontation ? La question est d'une importance et d'une gravité extrêmes et nous pensons que, pour y répondre, les philosophes de l'AAA ont le tort de se référer à la lecture des communiqués européens qui exaltent les “valeurs communes”. (Ces “valeurs communes” sont expédiées, dans l'article du Financial Times sur Solana, de la sorte, avec cette seule mention qui en soit faite : « And despite rhetoric about the values that bind both sides of the Atlantic, Mr Solana says Europe and the US are growing further apart. »)
Un Américain, l'écrivain A.S. Byatt, publia dans le New York Times Magazine du 13 octobre 2002 un article rapportant ses impressions d'un long séjour d'enquête en Europe (sur le thème: l'Europe existe-t-elle ? L'Européen existe-t-il ?, et ainsi de suite). Après avoir énuméré sarcastiquement les différences et les contradictions des Européens, — et il ne parlait pas que des Français, il parlait des Européens, — il notait ceci : « There was only one thing all the Europeans I talked to had in common. They would all say, “When I am in America, I know I am European.” In Europe they notice local differences, but seen from the distance of the States, it is suddenly the whole state of being European that grips them. » Il n'est question, ici, ni d'antiaméricanisme, ni de politique, ni de rien de ce genre. Il n'est question que de ce simple fait : l'Européen ne se perçoit comme tel que dans la seule mesure où il est confronté à l'Amérique, c'est-à-dire dans la seule mesure où il se perçoit différent de l'Amérique (et, le plus souvent, il ne faut pas le dissimuler, et aujourd'hui plus que jamais, à l'heure de GW Bush : “différent” dans un sens agressif, voire hostile, dans tous les cas marqué par l'incompréhension la plus complète).
Traduisons en termes politiques, — partisans, nous ne le dissimulons pas, mais irréfutables : l'Europe n'existe que par opposition à l'Amérique. Cette conclusion est une forte perturbation pour l'esprit, et nous ne parlons pas que de l'esprit simple et soi-disant politiquement non éduqué, car il ne nous semble pas que les déclarations de Solana démentent le constat que nous faisons. Il nous semble au contraire, au travers de notre expérience d'enquêteur à ce propos, que les seules circonstances où des dirigeants européens se trouvent proches, de conception et d'action, c'est lorsqu'ils se trouvent face à l'Amérique (et nullement face à l'Asie, face à la Russie, où aucun problème d'antagonisme de cette sorte ne se pose). Le trio Solana-Patten-Lamy est significatif à cet égard, à la lumière de ce qu'on en a dit, et, en plus, — sorte d'échantillonnage en miniature qui' nous dit la vanité de ces étiquettes — avec un Français de gauche et un Anglais de droite dans le groupe.
L'antiaméricanisme est une matière délicate. Il y a quelques années, un sociologue américain, Paul Hollander, auteur de Anti-américanism, Critiques At Home and abroad, 1965-1990, écrivit que f antiaméricanisme devrait être considéré dans la même catégorie que l'antisémitisme ou le racisme ; c'est-à-dire quelque chose qui doit être condamné absolument, parce qu'il est et nullement parce que l'objet de sa critique justifierait hypothétiquement qu'il le soit. C'est une tendance assez courante chez ceux qui font profession d'étudier l'antiaméricanisme et d'éclairer notre lanterne à ce propos.
Revenons à notre passionnant auteur, Philippe Roger, pour découvrir effectivement le même penchant. Ce quasi-philosophe, proche et spécialiste de Barthes, nous en explique là-dessus dès le départ (nous l'avons noté dans notre précédent numéro). La règle du jeu, c'est l’“objectivisation” du sujet (l'AA), c'est-à-dire la façon qu'il a de le détacher de sa raison d'être : l'antiaméricanisme (français) étudié en le séparant de l'évolution de l'américanisme. (Citons le passage à ce propos, de notre dernier numéro « [“O]n prendra l'antiaméricanisme comme un bloc sémiotique historiquement stratéifié qu'il est impossible et mêmepréférabled'isoler pour l'analyser”. Le mot “préférable”, souligné par l'auteur, annonce la couleur : notre subjectivité d'examinateur de l’AA est baptisée objectivité et se porte garante de la vertu du travail ».)
Cela donne plus de liberté à l'enquêteur, qui est en général un juge d'instruction, et à charge cela va sans dire. Cette liberté ne garantit pas d'accidents qui sont révélateurs des limites de la méthode. C'est le cas, pour notre compte, avec Philippe Roger, et dès l'origine. Voici le cas.
Au début de l'enquête, on nous décrit les racines de l'antiaméricanisme. Lorsque L'Ennemi américain fut lu et commenté, au début de l'automne 2002, cela fit frissonner les salons germanopratins ; dès cette quête de l'origine, on trouve pèle-mêle des relents d'archaïsme, d'obscurantisme, de racisme biologique. Trônant au centre de ces Lumières soudain découvertes comme si violemment AA, Buffon lui-même qui, avec ses thèses, accrédite cet obscurantisme quasi-raciste de l'origine du sentiment AA en France. L'effet est qu'on découvre une France incroyablement antiaméricaine avant même que l'Amérique existe, puis au moment de la guerre d'Indépendance. A ce point, la chose devient étrange, et nous pensions le contraire, dans tous les cas pour cette période de la guerre d'Indépendance sans aucun doute. Tant d'auteurs et historiens, qui seraient aujourd'hui classés conformes, se sont échinés à nous décrire l'extraordinaire engouement des salons (déjà eux) pour les insurgents américains, le brillant Beaumarchais en tête. Par exemple, Madame Susan Mary Alsop, femme de Joseph et citoyenne américaine, décrivant dans son bouquin Yankees at the Court [Doubleday, Lattès, 1982] une France de Paris folle d'Amérique ; la Gazette de France, — Le Monde d'alors, — disant le 4 avril 1775 qu' « un amour inné de la liberté s'exhalait, semble-t-il, de la substance même du sol [de l'Amérique], du ciel, des lacs et des forêts de ce vaste continent » ; tout à l'avenant si bien qu'on peut parler d'une frénésie collective, d'une manie pro-américaine dans la France ramenée à l'essentiel de ses élites parisiennes. Pourtant, cette France est en même temps totalement, viscéralement anti-américaine comme on nous la décrit dans l'Ennemi américain, un peu comme on est viscéralement antisémite (ce n'est pas droitement dit mais nous sommes tout proches).
Alors, tout de même, l'auteur reconnaît que cette France complètement AA, se laisse aller. Il y a l'alliance avec les Américains insurgés, il y a « l'engouement pour Washington de l'extrêmement bonne société, comme disait Crébillon ». Par conséquent, conclut-il : « La situation est intellectuellement paradoxale : l'engouement mondain pour les insurgents [...] forme un étrange contraste avec l'image globalement négative de l Amérique désormais solidement ancrée dans le public lettré » Alors, l'engouement des salons, de la presse, des mondains, des acteurs, tout cela c'est accessoire pour définir le sentiment français ; et les élucubrations de Buffon et Cie, c'est l'essentiel ? Oui, nous dit-on, et la preuve en est que l'abbé Depauw, qui reprend les salades de Buffon et Cie, est réédité onze fois de 1770 à 1799. Alors, avec cette sorte de preuve, cela signifie que la France est fameusement pro-américaine aujourd'hui parce que Jean-François Revel est en tête des ventes pendant plusieurs semaines avec son Obsession antiaméricaine ? Ainsi nous conduit cette méthode : lorsqu'elle se heurte à la réalité, de chaos en chaos, entre le récit qui nous est fait et ses heurts avec la réalité, chaque fois expédié avec le constat que « [L]a situation est intellectuellement paradoxale ».
D'où vient cette volonté d'ainsi procéder pour nous conduire sur un chemin par ailleurs du plus haut intérêt (le récit de l'histoire de l'antiaméricanisme fait dans L'Ennemi américain est prodigieux d'intérêt, on l'a déjà dit), — mais nous y conduire en tentant d'orienter la conclusion qu'on en tire ?
L'auteur qu'on cite ici, Philippe Roger, nous explique qu'il a, volontairement semble-t-il, laissé de côté l'après-9/11. Il semble nous dire qu'il a voulu écarter l'émotion causée par l'événement et nous ne pouvons, sur l'instant, que louer cette démarche. Il nous confie pourtant son émotion qui, semble-t-il, lui va profond. Roger était à New York le 11 septembre « Je travaillais ce matin-là au chapitre sur la haine de la ville américaine lorsque j'ai vu passer, à la verticale de mon immeuble de la Troisième Rue, le premier des avions détournés. » Il nous dit encore que, plus que tout le reste, l'horreur, les mouvements fous, les commentateurs de l'instant, ce qui l'a frappé c'est le cri collectif qui s'est élevé de la ville lorsque les avions ont frappé : « un mugissement monté des rues, des places, des terrasses et des toits, le planctus antique et formidable d'une Cité abîmée dans l'horreur » Vient aussitôt la conclusion, qui devrait être celle du livre tant elle lui donne sa véritable signification et son authentique valeur : « Ce cri inouï ... couvre à jamais, pour moi, le bruitage des commentaires “intelligents”. » (Les « commentaires “intelligents” » qui ont du mal à écarter leur sentiment de honte sont ceux qui ont protesté, depuis que le mot a été écrit, contre le « Nous sommes tous Américains » de Jean-Marie Colombani, dans Le Monde du 12 septembre 2001. Nous nous permettrons de conclure que cette “intelligence”-là, objet du sarcasme et de la honte suprêmes, c'est, — le hasard fait bien les choses, — celle qui met en cause l'Amérique, c'est celle de l'AA.)
Nous y sommes : au bout de ce remarquable ouvrage qui est l'emblème de la réaction AAA et qui se veut appuyé absolument sur la Raison contre la déraison, la sorte de folie française que serait l'AA, pourtant ce sentiment si universellement porteur de l'intelligence et de l'intuition françaises depuis deux siècles, — il nous semble qu'il y a une émotion profonde, et qu'elle ne fait, dans la citation qu'on en fait, que découvrir et symboliser le domaine émotionnel qui est le champ sur lequel ce livre a mûri, et sur lequel en général prospère la réaction contre l'antiaméricanisme. L'attaque contre les tours est une attaque contre toutes les villes du monde, contre la civilisation, contre l'espèce, voilà la véritable conclusion du livre ; par conséquent, l'antiaméricanisme est un assaut contre la Raison et contre la civilisation, contre l'espèce. Saluons l'émotion et constatons qu'elle transforme la rigoureuse analyse scientifique en cet argumentaire passionné où, justement, l'émotion a une place considérable, à mesure de l'ampleur de ce cri du 11 septembre. Ce n'est plus une thèse, c'est une plaidoirie.
Saluons l'émotion mais craignons qu'elle ne soit, fatalement dirait-on, un peu trop sélective. D'énormes moyens techniques, dont la vertu reste à démontrer et qui sont au service de l'américanisme, permettent d'entendre haut et fort tel « cri inouï » qui vous fait froid dans le dos et semble vous autoriser à écrire : « à jamais » ; ils ne s'intéressent guère, par contraste, à d'autres «
cris inouïs » dont est grosse l'histoire du monde (quand ils peuvent être poussés car souvent, ce n'est pas le cas ; le silence d'Hiroshima le 6 août 1945 est un exemple).
En matière d'antiaméricanisme, on le sait de façon claire et explicable, plus rien de nouveau n'est apparu depuis la période des années 1920, à peu près entre 1926 et 1934, qui est la dernière période d'innovation et d'avancée dans l'esprit critique à cet égard. Depuis, l'AA est en retraite, quand il existe encore, ou bien il est lié à des événements historiques qui le rendent éminemment suspect, ou bien il est complètement caractéristique d'une vision dépassée, archaïque, obsolète. Cela est caractérisé par un divorce, ou quelque chose qui est perçu et présenté avec empressement comme tel : le divorce entre l'antiaméricanisme et l'Europe, cette dernière étant évidemment le symbole de la modernité. Philippe Roger ne se lasse pas d'insister là-dessus et l'on comprend bien qu'il s'agit d'une sorte d’“interprétation officielle” de milieux intellectuels qui voient l'Europe comme seul avenir et qui ne souffriront pas une seconde que celle-ci se fasse, même dans la plus petite partie possible, au son de l'antiaméricanisme. Pour bien nous convaincre de cette voie sans issue du AA, Roger risque l'audace inattendue de faire de De Gaulle un type magnifique (pour les AAA) qui est « très intelligemment anti-antiaméricain ». Une thèse aussi joyeusement paradoxale, sans autre explication qu'une citation de Lacouture (drôle d'orfèvre) à propos du sempiternel soutien de De Gaulle à Kennedy en octobre 1962 (crise des fusées de Cuba), cela méritait mieux et plus, quelques explications convaincantes, par exemple. Bref, tout cela montre qu'on ne parle pas vraiment de la même chose.
C'est alors qu'apparaît la thèse implicite l'Europe existe, elle se développe, et elle est heureusement débarrassée de VAA, de l'AntiAméricanisme. L'AA a été isolé définitivement comme un fantasme, un microbe porteur d'une infection fatale, quelque chose qui ne dépend évidemment pas de son objet et qui ne mesure en rien les caractéristiques et la culpabilité de cet objet. Ainsi, l'AA a été définitivement séparé du temps réel, de l'histoire, il est devenu définitivement ce que Hollander propose qu'il soit, — une sorte de démarche absolue et absolument condamnable, comme antisémitisme, et sans plus aucun rapport avec son objet. On est obligé de constater que, ce faisant, on évite à son objet n'importe quelle critique fondamentale. Ainsi, pendant la Guerre froide, qui voulait s'intituler AA était nécessairement assimilé aux communistes, avec les chaînes qui vont avec cette assimilation, et seuls quelques farfelus, authentiques AA, résistaient d'une façon parcellaire (on s'autorisera cet avis que, contrairement à ce qui nous est dit, de Gaulle en faisait partie, même s'il savait s'allier avec les USA quand cela lui chantait et que c'était de l'intérêt de la France).
En même temps, il se trouve qu'on “fait” l'Europe et que les événements vont leur train. Et, brusquement, dans l'entraînement du 11 septembre 2001, voilà que la thèse est ébranlée et apparaît pour ce qu'elle est, — une plaidoirie ; car voilà que, depuis quelques mois, l'anti-américanisme se développe partout ; il est, aujourd'hui en Europe, d'une intensité qui laisse à penser, et cela grandit de jour en jour. L'explication en est simplement le comportement des États-Unis et nullement quelque perversion secrète et maligne, qui générerait l'antiaméricanisme comme un poison. Ainsi s'efface ce fondement de la démarche AAA qui est de séparer l'anti-américanisme de son objet, l'Amérique.
Au bout du compte, la situation est dramatiquement éclairée, ces dernières semaines, par la querelle euro-américaine, par l'évidente affirmation européenne de certains pays appuyée sur une volonté de résistance à l'Amérique. La réalité éclate et fait paraître les thèses développées sur l'AAA, comme celle que nous avons tentée de suivre, comme anachroniques ou, simplement, répétons-le, qui “ne parlent pas de la même chose”.
La querelle de salons, la querelle parisienne autour de l'antiaméricanisme, est tranchée par ce juge suprême : la réalité. Par la même occasion, on en vient à mettre gravement en question la méthode en général suivie par les anti-antiaméricains. Comment justifier de l'étude du mouvement de critique et de résistance sans référence à l'objet de cette critique et de cette résistance, s'il s'avère évidemment que les activités de cet objet causent directement, et de façon si puissante, un regain de ce mouvement de critique et de résistance ? Même si elle est un peu complexe, la question est grave.
Et l'Europe, certes, ne sortira pas indemne de ce débat, — disons, l'Europe telle que les AAA l'ont définie depuis cinquante ans, avec le soutien des forces amies de l'Amérique. L'Europe amie de l'Amérique, aujourd'hui, c'est Tony Blair, et encore dans la tranche horaire pro-US de ses agitations (il a une tranche horaire pro-européenne) ; ou, encore mieux (?), c'est le président de la Pologne et ancien communiste de la Pologne de Gomulka, annoncé par certains comme le futur secrétaire général de l'OTAN, qui vous confie tranquillement et sans le vertige d'une pudeur excessive, à propos d'une appréciation de notre GW, que « puisque c'est la vision du président Bush, alors c'est ma vision ».
Cette Europe-là a du mal à tenir sous les coups de boutoirs de l'antiaméricanisme enfanté par le comportement de l'Amérique. Le reflux a déjà commencé. Comme l'on sait par ailleurs, très récemment les Polonais ont commencé à démentir toute possibilité que leur président devienne secrétaire général de l'OTAN. Tout comme ils se récrient lorsqu'on les “accuse” d'avoir acheté le F-16. Fines mouches (ils ont pu s'exercer avec les Russes pendant 50 ans), ils devinent les sautes d'humeur des vents dominants. Ils devinent que la cause américaine n'est plus, aujourd'hui, l'assurance sur la vie de la respectabilité.