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570620 mars 2022 (19H00) – Pour ce texte d’Alastair Crooke de ce jour, on va suivre une méthode inhabituelle de présentation (d’habitude, il y a un commentaire, souvent long, d’introduction signé ‘dedefensa.org’). Raison simple : ce texte magistral nous enrichit et, en même temps, suscite des réflexions nouvelles qui prolonge ou relance la pensée du lecteur, pour mon compte dans les cas.
Je vais procéder d’une manière ordonnée pour contenir les élans intuitifs de la pensée dans un rangement de bon aloi mais sans trop la contraindre.
Bien entendu, je me suis parfaitement retrouvé dans l’analyse du sentiment russe qui est ici décrit, d’une guerre totale parce que “guerre sainte” et “guerre de survie”. La fausse perception du bloc-BAO d’une “guerre tactique” correspond parfaitement à l’extrême médiocrité de la pensée stratégique d’une civilisation en cours, – oserais-je dire, moi qui goûte tant d’inventer des mots, – de “ jivarosation”. (La tradition jivaro de la “réduction des têtes”, illustration obscène mais si juste de la monstrueuse évolution de notre intelligence ?)
Ma perception à cet égard est que cette forme du sentiment russe, dans toute sa force, n’est apparue que très récemment ; que ce sentiment n’avait pas cette plénitude et cette certitude de la “guerre existentielle” durant l’essentiel de ces “années ukrainiennes” agitées depuis 2014. Je tendrais à pense que cette amplification de la perception vers le tragique, et même le “méta-tragique”, est extrêmement récente. elle est le fruit de la forme et de la puissance d’Ukrisis, – spasmes et difficultés de cette guerre, et surtout la perception russe de la formidable production de la communication, par conséquent la mise en évidence terrible et presqu’aveuglante de ce qui est vu comme notre volonté d’anéantissement-wokeniste de tout ce qui est russe. (« L’Ouest veut seulement une chose de la Russie : que la Russie n’existe plus” », disait Chebarchine.) Remarque importante de Crooke :
« ...[L]a frénésie de passion hostile dirigée contre Poutine, la Russie et tout ce qui est russe. Rien de tel n'a été observé depuis la Seconde Guerre mondiale. Même à cette époque, on ne considérait pas comme absolument mauvais tout ce qui était allemand. »
Beaucoup disent que la Russie a déjà perdu la guerre. C’est le cas d’Anatol Lieven, expert que j’appréciais beaucoup il y a quelques années (*), et que je retrouve ici avec un texte que j’ai la tristesse de juger tout à fait pitoyable parce que si complètement “bienpensant”. Je vous laisse juste le titre et le sous-titre, le reste est, s’il vous en goûte, à retrouver sur le site à la dénomination pleine d’un sérieux qui ne vaut plus celui de George Kennan, – ‘ResponsableStatecraft.org’ :
« L’Ukraine a déjà gagné la guerre – Il n'est pas exagéré de dire que, par son propre hubris, Poutine a créé une nation ukrainienne unie. Pas tout à fait ce qu'il visait. »
Au contraire, et puisqu’il s’agit de faire ici un bilan avant inventaire, je dirais que la Russie “a déjà gagné la guerre”, – d’ailleurs quasi-involontairement parce qu’encore éloignée de la conscience rationnelle de l’événement, – en imposant à cette guerre cette dimension de “guerre existentialiste”, quasiment de “guerre essentialiste”, à son adversaire qui est le bloc-BAO, l’Occident, c’est-à-dire la modernité. Cet adversaire, armé jusqu’aux dents d’une communication hypersonique, est d’ores et déjà sur la voie de répondre, lui aussi, par une “guerre sainte”.
« Ce que nous aurions alors, c'est une guerre totale livrée d'un côté par la Russie, présentée comme une guerre dans laquelle soit la Russie se défend, soit elle cesse d'exister ; et de l'autre côté, un “Occident” enfermé dans la logique de sa propre construction et se rapprochant de sa propre “guerre sainte” (sécularisée). » (Crooke)
Cela permet de répondre à l’enseignement de Carl Schmitt (« La distinction ami-ennemi comme critère du politique ») et à l’exhortation du Ho Chi-minh de 1946, confronté séparément à la Chine et à la France et choisissant temporairement des négociations (sans suite certes) avec la France : « L’essentiel, c’est d’identifier l’ennemi principal ». Le caractère de “guerre totale” qui a pénétré l’esprit russe, et qui confronte, très en-gros mais fondamentalement la modernité et la tradition, devrait permettre aux uns et aux autres de mieux se déterminer. Inutile de dire, pour mon compte, que le patriotisme brandi par certains, dans l’occurrence si médiocre de cette piètre caricature de France que nous avons, et non engagée dans aucune hostilité à ce jour, – mon Dieu, laissez donc votre caricature de patriotisme au vestiaire ; et idem pour la glorieuse civilisation occidentale et sa démocratie-bouffe qui en fait paraît-il toute sa “valeur”.
« Pourquoi je suis moyennement démocrate », disait Volkoff, dans le titre de l’un de ses derniers livres (2002, trois ans avant sa mort). Qualifié d’“écrivain français” dans le bienpensant Wiki, pourtant Russe et bien Russe (je l’ai bien connu, surtout en 1983-1985), avec en plus Tchaïkovski dans sa généalogie, – faut-il l’anéantir (“to cancel”) lui aussi ? La lecture d’‘Ukrisis’ que fait Crooke et qui rejoint la mienne, – tradition contre modernité – devrait conduire nombre d’esprits et de jugements en quête d’“Ennemi principal”, notamment les “nationaux”, à une seconde réflexion, au-delà de l’hystérie bienpensante et de l’affectivisme qui donne le confort en solde aux petites âmes adeptes du prêt-à-conclure.
Finalement, l’idée que je trouve la plus intrigante et la plus enrichissante dans le texte de Crooke, – cela ne déflore en rien le reste, bien entendu et comme je viens de le décrire, – c’est l’intégration faite et fortement argumentée du mouvement-Woke dans l’offensive culturelle occidentale. Crooke y fait clairement allusion sur la fin de son analyse, présentant ce caractère comme totalement destructeur pour la culture russe, véritable volonté de “néantir” ... Ce dernier mot qu’emploie George Steiner à propos de la Shoah et qui, selon l’emploi qu’en fait Sartre signifie : « Considérer ou négliger comme si l’être n’est pas, l’éliminer de son monde intentionnel », correspond parfaitement à la sensation qu’ont les Russes des attitudes du bloc-BAO à leur égard, ou à leur quasi-inexistence. (Paraphrasant Chebarchine cité plus haut, on dirait : “l’Ouest veut seulement une chose de la Russie : que la Russie n’existe pas”.)
On rappelle quelques lignes du passage où Crooke fait cette analyse lumineuse de l’intégration du wokenisme dans la culture occidentale dans son actuelle phase d’auto-néantissement, et qui joue à plein dans l’actuelle Ukrisis, cette culture-Woke qui entend et attend fermement que la Russie s’y soumette elle-même pour ne plus exister, – en fait pour n’avoir jamais existé... (Certains esprits occidentaux que je connais bien, comme vous-mêmes, qui sont grands et ardents pourfendeurs du wokenisme, – et qu’on retrouve aujourd’hui en très-grands dénonciateurs de la Russie, – ceux-là feraient bien d’y songer.)
« Si nous allons dans cette direction [de la culture occidentale de ‘néantissement’], ce sera à cause de l’erreur potentiellement catastrophique de percevoir la Russie comme un simple acteur transactionnel, – une approche qui découle de la dénonciation par l'Occident de son propre héritage culturel. Le processus est simple : autrefois, une œuvre d’art, un grand livre était lu pour éclairer et comprendre les événements passés. Aujourd’hui, elle n’est comprise que comme l'expression d’une culture contemporaine. Il suffit de qualifier cette culture comme politiquement incorrecte (comme blanche, misogyne ou coloniale), et immédiatement elle devient politiquement incorrecte, ce qui signifie que toute mention d’elle est un crime. Comment alors comprendre l'histoire russe ? C’est tout simplement impossible. [...]
» ...De nombreux Russes pieux considèrent le conflit ukrainien comme une “guerre sainte” visant à préserver l'éthique traditionaliste d'un élan culturel nihiliste occidental.
» Une lecture russe de leur histoire permet de comprendre également pourquoi de nombreux Russes considèrent la révolution bolchevique, l'intervention néolibérale américaine de l'ère Eltsine et la culture-Woke d’aujourd'hui comme étant toutes taillées dans la même étoffe (le bolchevisme n'étant que la première édition du wokenisme) : c'est-à-dire une lutte pour anéantir [“to cancel”] la civilisation russe et l'éthique orthodoxe. »
Mais plus encore... Un aspect suprêmement intéressant de cette appoche est le chamboulement complet, le chaos qu’elle installe dans le rangement des étiquettes, y compris des étiquettes modernistes et wokenistes. Le mouvement de la ‘Cancel Culture’ est né, dans sa phase présente (avec ses grands-parents bolchéviques, sinon ses aïeuls révolutionnaires de 1793) sur la litanie de l’antiracisme et de l’anticolonialisme, à partir des réseaux fort bien soutenus sinon friqués par le beau et Grand-Capital, chez les manipulateurs des Africains-Américains aux USA et des immigrés de couleur en Europe, mais surtout avec l’enthousiaste bénédiction des bourgeoisies progressistes.
Fort bien, paraît-il, pour la conscience occidentale ; mais que nous dit cette conscience lorsqu’elle voit se lever, contre son antirussisme absolu, des voix telles que celle de Kémi Séba, Africain, anticolonialiste et antiraciste, mais aussi « souverainiste-traditionnaliste » et ami de Moscou ? Que nous dit-elle donc lorsqu’elle perçoit dans ces phrases toute la colère du vieux sage indien (ou un autre de cette même contrée), absolument écumant d’écœurement devant l’hypocrisie occidentale, – j’ai nommé évidemment M.K. Bhadrakumar :
« Les journalistes occidentaux ont soutenu avec passion que ces réfugiés [ukrainiens, cela va de soi] ne sont pas comme ces sous-hommes des pays musulmans qui frappent aux portes de l'Europe pour demander l'asile, mais que ces réfugiés ukrainiens sont des chrétiens, – et cela aussi, avec des cheveux blonds et des yeux clairs ! [...]
» Pas un seul pays musulman n’a exprimé son soutien à Washington dans sa confrontation avec la Russie. Bien qu'ils soient parties prenantes d'une troisième guerre mondiale, ils préfèrent ne pas y penser. Le fond du problème est qu’ils pensent qu’il s’agit d’une nouvelle croisade des pays chrétiens, – sous couvert de valeurs et d'un “ordre fondé sur des règles” – de la sorte qu’ils connaissent bien. Ils voient que les pays occidentaux sont de retour avec leurs guerres bestiales endémiques de l’histoire européenne à travers les siècles. »
Ho non ! Nous ne sommes pas sortis de nos contradictions, qui se tortillent comme folles hystériques en vadrouilles, entre le crépuscule de notre effondrement et notre incroyable maso-narcissisme, auto-flagellateur activés spécialement pour les salons-plateauxTV et les stations de sport d’hiver, sur les yachts luxueux qu’on ne risque pas de saisir puisqu’ils défendent les droits de l’homme, au son brisé des rappeurs à la mode. Nous sommes pitoyables, avec notre référence sacrée à chercher chez les massacreurs de Faloujah (où commanda le général Mattis, futur ministre perclu de décorations), chez les racailles de Mossoul, chez les empaleurs de Kadhafi, chez les destructeurs de l’Afghanistan, dans les légions hypersophistiquées des bureaux du Pentagone et des soutes à bombe des B-52 (laissons le F-35 de côté car, – chchuuuttt, – on est en train de le vacciner).
Tout cela n’empêche bien entendu pas qu’il y a bien assez et même plus qu’assez dans cet article d’Alastair Crooke pour nous justifier d’une peur terrifiante, puisqu’au-dessus de tout cela, et bien plus encore avec “guerre sainte” contre “guerre sainte”, plane l’affreuse menace de la catastrophe existentielle pour tous que porte l’arme nucléaire. Contre cela, je ne peux rien ni me garde de faire quelque précision que ce soit. Il est évident que, dès le début de la crise ukrainienne qui n’était pas encore ‘Ukrisis’, cette terrifiante possibilité existait, même si les “esprits” du temps, je veux dire du genre Nuland & BHL, ne s’en préoccupaient guère : voir le 28 février 2014 et le 3 mars 2014 :
« Il importe en effet de ne pas oublier ceci que face à la Russie, sur la frontière ukrainienne, un bloc BAO qui prétendrait jouer un rôle militaire sérieux dans un conflit conventionnel sérieux n’a rien, absolument rien de sérieux pour le faire, – sauf peut-être la France qui redirigerait ses 400 soldats de renforts de fonds de tiroir en Centrafrique pour la frontière ukrainienne derrière laquelle la Russie déploie 150 000 hommes ? Ils savent tous très bien que, face à la Russie qu’on est allé provoquer sur le fondement absolument central de sa sécurité nationale, la seule riposte sérieuse possible serait tout simplement la possibilité d’une escalade vers l’“unthinkable”, l’option finale du conflit nucléaire... »
Le seul bémol qu’on peut faire sonner dans cette sombre symphonie du Fond des Temps, c’est l’idée qu’on s’en fait et qu’on va de plus en plus s’en faire par avance, en comprenant bien le sens de la chose (ce que je nomme le “choc psychologique” de la possibilité du conflit nucléaire). On compare souvent, géostratégiquement à juste raison, la crise des missiles de Cuba en 1962 et l’actuelle Ukrisis (dans les deux cas, la puissance de l’autre superpuissance installée à portée de lance-pierres). Certes, les deux hommes qui s’affrontèrent puis affrontèrent de commun la crise étaient d’une autre carrure que les cohortes navrantes des dirigeants de notre-civilisation, des gens de si piètre conscience, de sous-sol plus que de bas-étage. Mais la véritable différence est que la crise de 1962 éclata d’un seul coup à son plus haut niveau.
On comprend que ce n’est pas le cas aujourd’hui et que, d’ici aux horizons de mort générale, il y a un chemin qui va s’encombrer d’événements divers, non seulement en Ukraine, mais beaucoup plus dans l’intérieur des divers pays concernés, vraiment très nombreux, et avec des intérêts différents, des peuples divers, dont certains peuvent brusquement s’éveiller de l’état d’hébétude contracté, comme un vulgaire Covid, auprès des cas-contacts qui nous dirigent. J’ai coutume, dans mon arrangement intérieur de ces temps-devenus-fous, de considérer qu’il y a une course en cours entre deux dynamiques : entre les crises extérieures et les crises intérieures, les deux étant en constant bouillonnement avec des paroxysmes, les unes influant sur les autres et vice-versa. Le vainqueur de cette course n’est pas nécessairement le pire du pire.
(*) Lieven ? Lisez ce qu’il écrivait en avril 2008, justement à l’occasion, du sommet de l’OTAN de Bucarest, où il fut décidé si intelligemment d’ouvrir les portes à l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie :
« Aux États-Unis, l'illusion infantile de l'omnipotence... », « dans une grande partie de l'Europe occidentale, le syndrome infantile de la dépendance à l'égard des États-Unis... », « en Europe de l’Est, une obsession infantile des rancunes historiques contre la Russie. ».
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