Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.
650919 février 20233 (14H50) – Deux ou trois semaines après que l’“Opération Militaire Spéciale’ (OMS), comme la nomment les Russes, ait été lancée, le sentiment général était que les USA seraient le grand vainqueur de cet énorme événement. Aujourd’hui, un homme aussi sage et expérimenté qu’Alastair Crooke peut sans crainte proposer ce titre d’un commentaire (voir ce jour) sur cette crise, qui dit exactement le contraire :
« An unexpected insight (for the élite): The US may be the biggest loser in the war on Russia. »
Il peut le faire, ce long titre et l’esprit qui y préside, – de même que nous-mêmes, je le dis en écartant toute fausse humilité, nous pouvons assumer cette affirmation pour notre propre compte. On notera le parallèle voulu entre ces deux textes, y compris leurs formes et leur agencement (le texte de Crooke et nos réflexions à partir du texte de Crooke), avec le même ensemble publié il y a un an, le 20 mars 2022 : « Ukrisis, catastrophe potentielle » (le texte de Crooke) et « Réflexions sur “Ukrisis, catastrophe potentielle” » (réflexions à partir du texte de Crooke). De même, on le comprend, que c’est volontairement, et non sans une certaine ironie je vous le concède, qu’est repris, comme un clin d’œil, le titre du livre de Marc Bloch sur la défaite de la France de mai-juin 1940.
Il y a donc presque un an, après un mois de combat en Ukraine, qu’on pouvait commenter selon une conception concernant les USA présente dans nos colonnes depuis deux ou trois décennies, ces réflexions à partir d’un texte de Crooke qui annonçait et se prolonge dans celui d’aujourd’hui, comme ces réflexions d’il y a onze mois le font pour notre chef.
» Beaucoup disent que la Russie a déjà perdu la guerre. C’est le cas d’Anatol Lieven, expert que j’appréciais beaucoup il y a quelques années (*), et que je retrouve ici avec un texte que j’ai la tristesse de juger tout à fait pitoyable parce que si complètement “bienpensant”. Je vous laisse juste le titre et le sous-titre, le reste est, s’il vous en goûte, à retrouver sur le site à la dénomination pleine d’un sérieux qui ne vaut plus celui de George Kennan, – ‘ResponsableStatecraft.org’ :
» “L’Ukraine a déjà gagné la guerre – Il n'est pas exagéré de dire que, par son propre hubris, Poutine a créé une nation ukrainienne unie. Pas tout à fait ce qu'il visait.”
» Au contraire, et puisqu’il s’agit de faire ici un bilan avant inventaire, je dirais que la Russie “a déjà gagné la guerre”, – d’ailleurs quasi-involontairement parce qu’encore éloignée de la conscience rationnelle de l’événement, – en imposant à cette guerre cette dimension de “guerre existentialiste”, quasiment de “guerre essentialiste”, à son adversaire qui est le bloc-BAO, l’Occident, c’est-à-dire la modernité. Cet adversaire, armé jusqu’aux dents d’une communication hypersonique, est d’ores et déjà sur la voie de répondre, lui aussi, par une “guerre sainte”.
» Ce que nous aurions alors, c'est une guerre totale livrée d'un côté par la Russie, présentée comme une guerre dans laquelle soit la Russie se défend, soit elle cesse d'exister ; et de l'autre côté, un “Occident” enfermé dans la logique de sa propre construction et se rapprochant de sa propre “guerre sainte” (sécularisée).” (Crooke) »
C’est une opinion qui commence à se répandre avec de plus en plus d’arguments, selon laquelle les USA sont engagés notamment et peut-être décisivement à cause d’‘Ukrisis’ sur une dégringolade crisique sans retour. Pour nous, il n’y a pas lieu d’être surpris. Nous avons toujours pensé que le nœud, le cœur, la matrice de cette immense phase de la GrandeCrise se trouvait aux USA, comme la GrandeCrise elle-même bien entendu.
Aujourd’hui, on peut aisément observer que la crise ‘Ukrisis’ se joue aussi bien aux USA même qu’en Ukraine et avec la Russie, et nous dirions sans nous forcer une seconde que ce sera de plus en plus le cas (plus important aux USA qu’en Ukraine/Russie). Crooke atteint aisément la conclusion (comme Emmanuel Todd, par exemple), que ce qui était perçu au départ comme une “guerre existentielle” pour la Russie (seule), l’est devenue aussi pour les USA :
« L'inquiétude est encore plus grande que l’obsession de Biden transforme l'Ukraine d'une guerre par procuration en une question existentielle pour les États-Unis (existentielle dans le sens de l'humiliation et de l'atteinte à la réputation si la guerre était perdue). C'est déjà une question existentielle pour la Russie. Et deux puissances nucléaires dans une confrontation existentielle est une mauvaise nouvelle. »
Le fondement de l’analyse pour notre compte est que la crise US n’est pas de cette sorte que l’on peut traiter généralement d’un point de vue sectoriel, ni même d’un point de vue militaire (“guerre civile”). Il s’agit de ce que nous nommons depuis longtemps la “crise du système de l’américanisme”, s’exprimant essentiellement cette fois par une crise des mécanismes du pouvoir et une crise (notamment psychologique) des acteurs du pouvoir. C’est le plus récent et le plus terrible aspect de ce que nos auteurs identifient comme “la fragilité de l’Amérique”, – thème qui nous est cher depuis longtemps, selon différentes approches (Voir notamment « D’Atlanta-1996 à New Orleans-2005 », du 2 septembre 2005, « De la fragilité extrême de l’Amérique », du 5 février 2006, etc.)
On voit que Crooke définit cette “crise du pouvoir” par un déchirement au cœur du Système, entre les extrémistes (les neocons essentiellement) et l’ensemble modérateur de l’establishment. Cette tension, ponctuée de phases d’entente lorsque le simulacre semble être triomphant (comme en 2002-2003) n’a jamais cessé depuis 1992 et le fameux “document Wolfowitz” (voir William Pfaff et son « To Finish in a Burlesque of Empire »).
« Ce plan américain [Wolfowitz, 1992] tente de substituer la primauté militaire à la prédominance industrielle et économique dont les Etats-Unis ont joui entre 1945 et 1975 mais qu'ils ont perdue. Il ne tient pas compte du fait que le leadership politique de l'Amérique dans les années d'après-guerre est venu de l'accomplissement industriel et social, et de l'autorité morale d'une politique désintéressée, plutôt que de la simple puissance militaire.
» Il s'agit d'un plan de leadership mondial américain par l'intimidation. C'est un programme politiquement et moralement rabougri dont l'issue logique serait de faire des Etats-Unis eux-mêmes cette “menace mondiale résurgente/émergente” que craint le Pentagone. Est-ce là ce que veulent les Américains ? Finir dans le burlesque d'un Empire-bouffe ? » (Pfaff, 12 mars 1992)
A chaque épisode, les enjeux ont monté et les causes de ces épisodes devenaient plus graves. Aujourd’hui, nous sommes au paroxysme et, pour cette raison, l’on peut parler de crise “existentielle” :
• Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de trouver adversaire plus dangereux, plus résolu, et certainement opérationnellement supérieur, que l’actuelle Russie. C’est-à-dire que les USA mettent en jeu leur principal moyen de puissance, celui dont dépend tout le reste (y compris le dollar et la finance), dans un combat à mort, un combat “existentiel” qu’ils ont eux-mêmes voulu, pour un enjeu stratégique qui n’a aucune valeur “existentielle” pour eux. Cela interdit une mobilisation psychologique et populaire comme celle qu’on imagine pour un combat existentiel. La crise “existentielle » de l’Amérique est que sa direction met en jeu son existence pour une chose qui n’a aucune valeur existentielle...
• Il est absolument avéré que jamais le désordre, la médiocrité, la corruption, et sans doute la folie des acteurs du pouvoir n’ont jamais été aussi grands aux États-Unis, – et par conséquent, aussi violent le paroxysme absurde et complètement stupide de leurs oppositions internes. Disposer d’un petit groupe de fous exacerbés (Nuland, Sullivan, Blinken) mis aux ordres d’un président en état de dementia senile et habité par l’obsession d’une Ukraine où toute sa famille et lui-même se sont compromis n’est que la cerise superbe d’un énorme gâteaux d’affrontements et de divisions sans retour.
Il est vrai que, dans ce cloaque volcanique, l’affaire Hersh-NordStream, plus que le sabotage lui-même, constitue un cas qui dit et proclame bien plus que lui-même, bien plus que le sabotage, bien plus que la censure ratée du plus célèbre journaliste US d’investigation...
« Alors, on ne fait pas du cas Hirsh-NordStream un cas spécifique, un événement réduit à ses propres données, mais l’archétype formidable de la fausseté de ces Temps-de-Simulacre. Nous avons la démonstration in vivo de ce qu’est notre Temps de la Fin des Temps, de ce qu’est ce simulacre d’Empire peuplé de pirates camés et de gredins fous qu’est l’Amérique, de ce qu’est le souterrain sordide du Mordor de sous-sol où a échoué la modernité. »
Par conséquent, Crooke tire une conclusion interprétative de l’épisode Seymour Hersh et de ses révélations, surtout, sur les dissensions qui ont accompagné l’“adoption” du plan de sabotage : premier avertissement, premier coup bas, premier tir sérieux de cet épisode tragique de la guerre interne à Washington D.C. :
« En bref, l'importance de l'interview de Hersh au Berliner Zeitung (et de ses autres articles) se trouve dans la description de la fureur d’importantes factions de l’État profond contre le clan des neocons (Sullivan, Blinken et Nuland). La confiance s’est tarie. Ils sont dans le collimateur et ils continueront à l’être... L'article de Hersh n'est qu'un avant-goût. »
Certains pourraient croire que Hersh a été manipulé ? A partir d’un certain degré de confusion et de querelles internes, tout devient manipulation (ici : une fois l’article de Hersh mis en ligne sur son site, on n’a pas systématiquement barré les commentaires et interviews de l’auteur, – le principe rejoint alors la formule “les ennemis de mes ennemis jurés sont mes amis”). Michael Moore disait bien de Trump, pendant la campagne de 2016, qu’il était un « cocktail Molotov humain que les gens pourront mettre dans l'isoloir le 8 novembre pour le jeter à la figure de notre système politique », – ce qui n’était pas si mal vu... Hersh-NordStream est devenu, pour l’establishment, un “cocktail-Molotov éditorial” balancé sur les neocons de Biden. J’ignore s’ils s’en sont aperçus, tout fiers qu’ils sont de leur exploit de la Mer Baltique,...
(*) Je reprends la note de la citation telle que, tant fut grande ma tristesse et ma déception de lire une telle contradiction dans la pensée d’un commentateur qu’on pouvait croire de haute pensée...
« Lieven ? Lisez ce qu’il écrivait en avril 2008, justement à l’occasion, du sommet de l’OTAN de Bucarest, où il fut décidé si intelligemment d’ouvrir les portes à l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie :
» “Aux États-Unis, l'illusion infantile de l'omnipotence...”, “dans une grande partie de l'Europe occidentale, le syndrome infantile de la dépendance à l'égard des États-Unis...”, “en Europe de l’Est, une obsession infantile des rancunes historiques contre la Russie”. »
Forum — Charger les commentaires