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9055 juillet 2007 — Quel que soit le destin du réseau anti-missiles que les Américains veulent déployer en Europe, cette affaire est devenue une crise dont, notamment mais surtout, les Russes se servent avec opiniâtreté. Leur attitude ne cesse de surprendre les Américains, pourtant les concepteurs de l’initiative.
Depuis le sommet du G8, qui a introduit la crise sur l’agenda des grandes questions pendantes et des crises en cours, les USA ont été surpris à trois reprises.
• Au G8 même, les Russes ont fait une proposition (une base-radar commune USA-OTAN-Russie en Azerbaïdjan) qui a pris les USA à contre-pied.
• Au sommet Poutine-Bush de Kennebunkport, le 2 juillet, les Russes ont proposé une structure commune d’analyse des menaces OTAN-Russie qui, selon eux, serait une alternative heureuse au système que veulent installer les USA. Selon le commentaire de l’International Herald Tribune du 2 juillet : «The proposal surprised the Americans and seemed likely to lead to still more haggling after a set of meetings here that had been portrayed mostly as an attempt to smooth over differences both sides consider to be the most daunting since Bush took office.»
• Dernière surprise en date pour les Américains, les déclarations de Igor Ivanov, premier Vice-Premier ministre et l’un des deux sérieux candidats à la succession de Poutine (avec l’éventuel soutien de Poutine). Le Times d’aujourd’hui, qui fait grand cas des déclarations d’Ivanov en les assimilant à nouveau (ce n’est pas la première fois que cette interprétation est développée à l’Ouest) à une menace de nouvelle Guerre froide, observe : «Yesterday’s threat from Mr Ivanov will have caught Washington – where most officials were absent because of the Independence Day holiday – largely unawares. The White House had hoped that the “lobster summit” in Kennebunkport would help to thaw the chill in recent US-Russian relations.»
Ces remarques nous conduisent à la confirmation qu’effectivement, dans cette affaire les Russes mènent le jeu et entendent se servir du cas pour leur diplomatie avec l’“Ouest”. La situation pré-électorale en Russie joue également, et fort logiquement, son rôle. Cela n’empêche, bien entendu, que les déclarations d’Ivanov ont leur poids, notamment à cause de la personnalité d’Ivanov et du rôle supposé qu’il sera conduit à tenir.
Toujours selon le Times :
«Sergei Ivanov, the First Deputy Prime Minister, said that Russia could place missiles in the exclave of Kaliningrad if the West rejected an offer to cooperate on the defence programme.
»Kaliningrad is Russia’s outpost in the EU and is surrounded by Poland and Lithuania. The threat to turn it into a missile base against the EU signalled a fresh surge in tensions between Russia and the West a day after President Putin put new proposals to US President Bush to resolve the dispute.
»“If our offers are accepted, Russia will not consider it necessary to deploy rockets in the European part of the country, including Kaliningrad, to counter the threat,” Mr Ivanov said during a visit to Uzbekistan.
»“If our proposal is not accepted, we will take adequate measures. An asymmetrical and effective response will be found. We know that we will do this.”
Un commentaire intéressant vient d’un analyste russe, notoirement anti-Poutine et pro-occidental, proche des centres de réflexion US anti-russes, qui considère le comportement du gouvernement russe, notamment dans cette affaire, comme caractérisé par une hystérie belliciste anti-occidentale. (Commentaire d’une dépêche de l’AFP reprise par “Defense News”.)
«…Responding to Ivanov’s comments, Moscow-based defense analyst Pavel Felgenhauer said Russia in fact had no missiles of a range that could be fired from Kaliningrad and hit the proposed interceptors in Poland.
»“It’s a threat aimed at the Polish people” designed to encourage them to protest against the U.S. plans, Felgenhauer said. “It’s an empty threat.”»
Les Russes continuent à développer leur tactique politico-médiatique (ou politico-militaro-médiatique) dans l’affaire “euromissiles-II”, qui est de ranimer périodiquement la crise selon la technique de la carotte et du bâton. Une nouvelle proposition, en général accueillie poliment du côté US, est suivie d’une affirmation menaçante au cas où cette proposition serait refusée (c’est-à-dire : au cas où les USA poursuivraient le processus de négociations vers la mise en place de bases anti-missiles). C’est une façon de tenir les fers au feu dans cette crise qui est à la fois rampante et active selon les périodes. Les Russes y sont aidés par certaines réactions occidentales, qui renforcent la dramatisation recherchée par les Russes (la presse surtout, comme le Times qui titre : «Russian missile threat to Europe raises Cold War fear over US shield»).
Quels que soient les motifs, et même si des motifs de politique intérieure existent (on se rapproche des élections présidentielles russes), la préoccupation stratégique reste constante et justifiée. Les initiatives russes de relance de la tension s’en trouvent donc elles-mêmes justifiées en partie. La tactique ne doit pas être perçue comme de pure opportunité mais comme fondée sur de réelles préoccupations stratégiques.
Du côté US, la surprise semble être la “tactique” habituelle devant chaque nouvelle initiative russe. Cette attitude correspond à une situation qu’on a souvent décrite d’éclatement du pouvoir, et le fait évident que le principal centre de pouvoir (Bush et la Maison-Blanche) est bien peu intéressé par cette affaire. Ainsi le côté US, qui concernait essentiellement la Maison-Blanche, a-t-il été “surpris” par la nouvelle proposition de Poutine au sommet de Kennebunkport, dans la mesure où ce sommet n’était prévu que comme une manifestation de relations publiques sans la moindre substance.
Aussi la partie se joue-t-elle moins entre Russes et Américains qu’entre Russes et Européens. Même si l’on peut être en désaccord avec l’analyse militaire sur les capacités russes de Felgenhauer, cette analyse reflétant en général celles du Pentagone qui a tendance à sous-estimer les capacités russes pour continuer à pousser son projet, son analyse politique se rapproche de la réalité. Peut-être le mot “menace” («“It’s a threat aimed at the Polish people” designed to encourage them to protest against the U.S. plans, said Felgenhauer») est-il outrancier et alarmiste mais on peut sans aucun doute utiliser le mot “pression”.
La partie que jouent les Russes est sans aucun doute de profiter de l’apathie US pour faire pression sur les Européens en vue de les alarmer ou/et de les diviser. Les Américains se contentent de réunions épisodiques de l’OTAN où la partie US informe les autres. Ces réunions sont commentées comme étant des “décisions” de l’OTAN d’acceptation des plans US alors qu’elles ne le sont en rien. Des réunions d’information sans décision formelle sont travesties en décisions formelles. Les services de relations publiques sont satisfaits puisque la presse MSM suit en général cette interprétation officielle. La réalité n’en est pas pour autant modifiée. Plus que jamais, l’Europe est laissée dans le vague, dans une initiative stratégique qui la concerne directement, où elle n’a pas son mot à dire, à propos de laquelle elle n’a pris aucune décision et qui suscite chez nombre de pays qui la composent des réserves considérables.
La Russie joue la montre, comme on dit. Elle entretient une tension diffuse dans cette crise elle-même rampante, avec des moments de plus grande intensité. Il y a suffisamment de temps (les négociations ne sont même pas conclues entre les USA et les deux pays européens concernés) et suffisamment d’occasions pour développer cette tactique et la rendre fructueuse en nourrissant, en Europe essentiellement, la perception générale d’une crise qui sépare de plus en plus les USA d’une partie de leurs alliés européens. A mesure que le projet se développera, les tensions épisodiques ont toutes les chances de se renforcer et la crise de s’aggraver. Le jeu russe est évident et il est mené avec sérieux et constance, en profitant de la remarquable apathie bureaucratique, voire systémique (si l’on peut dire) des Américains. Il a de bonnes chances de porter ses fruits.
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