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856Nous complétons un texte récemment publié, le 24 janvier 2002, dans notre rubrique Notes de lecture par un texte de relecture et d'interprétations des Mémoires du général de Gaulle, essentiellement les Mémoires de guerre, c'est-à-dire un texte d'analyse de la position politique et de l'attitude psychologique du général de Gaulle durant la guerre. On voit avec ce texte que nous accordons la place essentielle aux rapports entre de Gaulle et les Anglo-Saxons.
Il est intéressant de noter que, le plus souvent, la position et la politique de De Gaulle sont appréciées en fonction de son rôle dans la guerre, vis-à-vis des Anglo-Saxons certes mais surtout vis-à-vis des Allemands et vis-à-vis de Vichy. Ce qui paraît ressortir de la simple logique est en fait extrêmement contestable.
On trouve un exemple récent du cas dans une série télévisée sur de Gaulle réalisée par Jean Lacouture, auteur d'une biographie du général parue au début des années 1980. Dans l'épisode « De Gaulle ou l'éternel défi, — Le Rebelle, 1940-45 », rediffusé depuis le début février avec le reste de la série sur la chaîne télévisée Odyssée, on nous présente de Gaulle à Londres dans une perspective idéologique très franco-française, c'est-à-dire essentiellement en fonction de ses rapports avec Vichy (avec Pétain, aussi), et donc dans le seul cadre de la guerre contre l'Allemagne. Certes, il s'agit d'une partie de la vie de De Gaulle, de sa carrière et de sa bataille politiques, mais il nous semble fallacieux ou erroné d'identifier cet aspect avec un titre (« Le rebelle, 1940-45 ») et une présentation (images, témoignages de la période, etc) qui recouvrent toute la période de la Deuxième Guerre mondiale, comme si cette période était effectivement caractéristique de cette seule perspective idéologique. Un autre épisode de la série (« Orages sur l'Atlantique ») présentant les relations entre de Gaulle et les Américains ne corrige pas cette impression, ces relations étant considérées d'une façon strictement indépendantes de la position de De Gaulle à Londres et des batailles qu'il a du mener dans ce cadre général, de la force paradoxale qu'il a su tirer de sa solitude, et au nom de quoi, tout cela nous paraissant le plus intéressant.
Le paradoxe de l'orientation suivie par cette émission (Le rebelle, 1940-45), la façon dont elle nous paraît peu conforme, est qu'elle est contredite dès ses débuts par une citation inédite de De Gaulle, donnée par Maurice Schuman. Cela se passe à la fin de l'été 1940. Après avoir annoncé la résistance victorieuse des Anglais lors de la Bataille d'Angleterre, puis l'attaque allemande en Russie et l'entrée en guerre des USA, de Gaulle conclut : « Cette guerre est une guerre mondiale. C'est donc un problème résolu (c'est-à-dire : la défaite de l'Allemagne est inéluctable). Il faut donc faire passer du bon côté la France et non les Français. » A partir de là, la politique de De Gaulle est tracée : “se battre” contre les alliés, c'est-à-dire les Anglo-Saxons, pour que la France occupe dans la coalition, au bon moment, une place qui lui garantisse une position minimale de puissance dans l'après-guerre. C'est ce qu'il fera pendant toute la guerre, notamment lors de son séjour à Londres, et la guerre contre l'Allemagne et les rapports avec Vichy et la Résistance ne seront que secondaires, – des moyens pour développer cette lutte pour la France de l'après-guerre. Cette situation donne une perspective prodigieuse sur ce que peut être l'action d'un esprit haut dans la confusion de la guerre, la façon que cet esprit a de distinguer l'essentiel et de le séparer de l'accessoire.
[Le texte que nous présentons ci-dessous a été publié dans de defensa, Volume 17 n°09, rubrique Analyse. Comme on le lit également, ce texte fait partie du corps général d'un projet de livre d'analyse historique et politique dont nos lecteurs ont déjà eu vent au moins à une occasion sur notre site, avec la recension d'un livre de Frances Stonor Saunders. Nous avons réalisé cette analyse et ces réflexions, comme nous l'indiquons dans le texte, à partir d'une relecture des Mémoires de guerre figurant dans les oeuvres de Charles de Gaulle, publiées dans un volume de la bibliothèque de La Pléiade, en avril 2001]
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Nous allons développer et approfondir notre réflexion autour d'un personnage, sans prétendre une seconde à la rigueur historique dans ce que la rigueur historique peut en appeler à l'esprit scientifique, mais en cédant plutôt à l'analyse de la psychologie ; un personnage entouré de déférences et de dévotions diverses comme l'est une icône, accompagné de haines diverses, certaines rentrées, certaines recuites, certaines palpables ; un personnage à la fois incontestable et objet de toutes les contestations, par conséquent un personnage paradoxal, objet et inspiration à la fois de polémiques et d'hagiographies, apprécié comme un homme de tradition, un rebelle, un conservateur et un progressiste, et tout cela d'un seul souffle ; en plus, ce personnage qui paraît si complètement entouré, adulé, objet de tous les jugements, et qui pourtant, par-dessus tout, semble à la fois passionné et indifférent, et qui s'avère extraordinairement solitaire (« Dans le tumulte des hommes et des événements, la solitude était ma tentation. Maintenant, elle est mon amie. »).
Il y a chez Charles de Gaulle une sorte d'ignorance par nature des ragots et des insinuations, même des mieux intentionnés et des plus informés, comme s'il n'était pas vraiment du monde commun. Comme tous ceux de son espèce, effectivement, il se taille un monde à sa mesure. Tout se passe comme si peu importait tout le reste parce que cela ne compte pas, et c'est un peu le fait pour les gens de son type. Observant et écoutant Charles de Gaulle parler de tout cela qui fait l'histoire où il eut à faire, et de lui-même selon ce qu'il est, c'est-à-dire selon le constat qu'il est lui-même la France et rien d'autre, et pas moins que ça, on mesure qu'il reste aux ragots et aux accusations à être ce qu'il est inévitable qu'ils soient, – peccadilles et billevesées au bout du compte, l'écume des jours et rien d'autre. Le détachement de cet homme des accidents de la politique est stupéfiant. Il écrit comme si l'évidence guidait sa plume, et comme si la conviction la rythmait. On constate une certaine impossibilité à le critiquer, à examiner son cas, par conséquent à le juger, d'autant mieux qu'on sent chez lui à la fois une insensibilité et une indifférence aux choses de la vanité, qui sont pour lui du temps perdu. Cet homme n'est ni orgueilleux ni supérieur, pas vraiment le temps pour cela. Il reste à ceux qui y tiennent à l'invectiver, à l'accabler, à le condamner, éventuellement à le condamner sans preuves, sous le prétexte d'une vanité monstrueuse. Cela s'est déjà lu. On garde un goût de cendre au bout du compte et l'on n'a pas, à agir ainsi, la sensation d'avoir progressé mais plutôt d'avoir réglé un compte. C'est une affaire personnelle. Ici n'est pas le propos.
Venons-en à notre affaire historique, qui concerne essentiellement, voire exclusivement le de Gaulle des Mémoires de guerre, pendant la Deuxième Guerre mondiale, à Londres et à Alger. Le personnage a sa place dans son époque et il y laisse une marque puissante, tout le monde s'accorde là-dessus ; certains pour chanter l'importance de la marque qu'il laisse dans l'époque, d'autres pour s'en gausser. Il laisse effectivement une marque dans l'époque et c'est pour mieux en prendre le contre-pied.
De Gaulle, à Londres puis, ensuite, à Alger, semble complètement détaché de la guerre mondiale. Le sort des armes lui paraît indifférent d'une manière générale. (Cela explique notamment son peu d'influence sur les événements stratégiques en général, ce qui sera identifié par ses détracteurs, dont notamment Jacques Laurent dans son Mauriac sous de Gaulle, comme le signe évident de son insignifiance dans la politique de la guerre. Mais c'est juger de De Gaulle avec le prisme anglo-saxon, essentiellement américain. Tout est là, ou plutôt, rien ne s'y trouve.) On dirait que de Gaulle a compris, comme d'instinct et par une intuition impérative, que la pièce est jouée, dès cette année 1941 où l'Amérique entre en guerre, et que son rôle à lui va être de tirer l'épingle de la France du jeu, dans cet instant-charnière de l'histoire où les deux pan-expansionnismes se succèdent, le pan-américanisme après le pangermanisme. Aussi, lui importe d'abord la place qu'il va tenir, non pas face à l'ennemi commun qui s'effondre dans l'apocalypse du Reich hitlérien, mais face à la nouvelle puissance qui s'installe. Son indifférence à l'égard du sort général des armes n'a d'égal que son intérêt manoeuvrier, pressant, souvent cynique, pour le sort des armes françaises dans le contexte. Ses pages des mémoires de guerre sont pleines du bruit de la bataille qu'il conduit au nom de la France, pour affirmer la France contre le pan-expansionnisme américain qui s'installe bruyamment et prend ses aises, – celui-là, on le connaît. Dans cette bataille, si l'on va au détail on trouve de tout, l'intrigue politique, la manoeuvre, la décision impitoyable, l'attitude injuste, voire la fourberie, toutes ces choses qui sont sorties pour nourrir l'acte d'accusation contre de Gaulle. A nouveau, ce n'est pas notre propos. Il nous importe de reconnaître dans la démarche de De Gaulle cette capacité française à rassembler les facteurs, humains et autres, pour les mettre dans les structures naturelles, et renforcer celles-ci qui sont seules capable de résister aux pressions déstructurantes qui s'exercent de façon déchaînée et à puissance découverte depuis l'arrivée aux affaires du pan-expansionnisme américaniste. C'est une capacité intégrationniste qui a la beauté des choses harmonieuses et crée les équilibres historiques.
Les Américains, les vrais de vrai américanistes, les pan-expansionnistes, ceux-là ont compris à qui ils ont affaire. Roosevelt ne passe rien à de Gaulle. Il favorise systématiquement les autres, Pétain, Giraud, jusqu'à un Le Troquer ressorti de la naphtaline, parce qu'il devine qu'il a en de Gaulle l'adversaire le plus coriace, qu'il n'arrivera pas à l'amener à composition, notamment qu'il n'arrivera ni à l'acheter ni à le mettre “sous influence” (en même temps), à l'américaine, que c'est une question de personne. Même lorsque Giraud s'efface, sympathique culotte de peau égarée dans les politiques, Roosevelt continue à jouer contre de Gaulle. Les idées les plus radicales, voire les plus grotesques, sont jetées dans la mêlée. Que ce soit la reconstitution de la IIIe République morte en juin 1940 avec la tentative après le 6 juin 1944 de reconstituer l'Assemblée Nationale de 1940 qui avait investi le Maréchal, que ce soit le projet général d'imposer une administration militaire alliée (l'AMGOT) qui aurait fait de la France un pays occupé militairement, – tout mais pas de Gaulle et tout contre de Gaulle.
Un autre point de vue est effectivement de voir dans de Gaulle cet homme acharné à contrecarrer les alliances sur lesquelles la France ayant enfin compris qu'elle est rentrée dans le rang devrait naturellement s'appuyer, et sur la meilleure, la plus grande d'entre elles, sur l'alliance américaine. De ce point de vue, de Gaulle est considéré comme un intrigant, comme un utopiste tordu, un démocrate douteux et un dictateur à peine dissimulé, un aventurier, un ambitieux, un général factieux, un nouveau Boulanger sans le charme de l'intrigue romanesque, chargé en plus de cette stupéfiante prétention à incarner la France. Les épithètes, les sarcasmes fusent. Comme leurs alliés français anti-gaullistes, Churchill et FDR ricanent en invoquant Jeanne d'Arc. Soit. Ici, l'argument et la tentative de démonstration le cèdent au choix explicité par la caricature. Il s'agit alors, pour en juger, de considérer le choix de ce camp (l'anglo-saxon) et d'apprécier très précisément où nous ont conduit Churchill et FDR, et cela, certes, pour ce qui vaut pour la France, mais aussi pour le Royaume-Uni, pour le monde en général, la façon dont le monde fonctionne dans cette fin de siècle/début de siècle entièrement colorée aux couleurs du pan-expansionnisme américaniste, la façon dont le désordre y a été installé au nom des intérêts à courte vue et sous le vernis d'une rhétorique pompeuse, prétentieuse et d'un ennui sans fin. Enfin, c'est Anthony Eden qui, en 1945, pense juste à ce propos, et pense en vrai Anglais, et cela de cette façon que rapporte l'historien John Charmley, en 1994 (dans son livre Churchill's Grand Alliance) : « When tasked by Churchill in November 1942 with being stubborn and ungrateful to allies to whom he owed everything, the great Frenchman replied that it was precisely because he had nothing save his independence and integrity left that he exercised them both so often. Eden was correct to wonder whether the British could not have learned something from de Gaulle. »
Quel est le mystère (le Mystère) de cet homme? Revenons là-dessus et affirmons-le avec la plus grande force : la défaite de l'ennemi n'importe pas essentiellement jusqu'à faire l'hypothèse qu'elle importe peu à de Gaulle ; par contre, la place des armes de la France dans la victoire alliée, voilà l'essentiel. On lit à plusieurs reprises, dans les Mémoires de guerre sur la période d'après la Libération, le souhait à peine dissimulé, et d'un cynisme presque candide, lui aussi à peine dissimulé, que la bataille ultime s'allonge le plus possible pour que les armées françaises, en pleine reconstitution, aient une place de plus en plus substantielle dans le dispositif allié, et, par conséquent, la France dans le dispositif politique qui va décider du sort de l'Europe. (Voir les Mémoires de guerre, éditions de La Pléiade, page 614 : « Que la guerre dût se poursuivre, c'était assurément douloureux sous le rapport des pertes, des dommages, des dépenses que nous, Français, aurions encore à supporter. Mais, à considérer l'intérêt supérieur de la France, — lequel est tout autre chose que l'avantage immédiat des Français, — je ne le regrettais pas. Car, les combats se prolongeant, notre concours serait nécessaire dans la bataille du Rhin et du Danube, comme ç'avait été le cas en Afrique et en Italie. Notre rang dans le monde, et, plus encore, l'opinion que notre peuple aurait de lui-même pour de longues générations en dépendaient essentiellement » ; ou encore, page 725 : « C'est à mon retour de Russie, au milieu du mois de décembre [1944], que m'apparaît l'épreuve morale traversée par notre armée d'Alsace. J'en suis soucieux mais non surpris. Sachant de quelle énergie guerrière sont capables les Allemands, je n'ai jamais douté qu'ils sauraient, pendant des mois encore, tenir en échec les Occidentaux. Il me faut même ajouter qu'au point de vue national, je ne déplore guère ces délais, où s'accroissent dans la coalition l'importance et le poids de la France. »)
L'homme, le général, ne s'intéresse pas au sort de la guerre elle-même, dont il sait bien qu'il est réglé. Seul l'intéresse le sort de la France dans le cours de la guerre. Il a, pour soutenir sa quête, pour lui donner toute la force possible, un outil dont il use à merveille, qui est la souveraineté, que seul de Gaulle semble capable d'utiliser avec une telle efficacité. A l'aide de la souveraineté, se dit-on, de Gaulle restaure le rang de la France. Est-ce bien cela ? C'est bien plus que cela. La souveraineté est bien plus qu'un outil, c'est un principe, une conviction fondamentale, qui conduit et enlève, et élève la pensée et l'action de De Gaulle en lui donnant sa légitimité. De Gaulle « n'a que cela », comme nous dit Eden, et cela c'est la souveraineté (ou l'indépendance, peu importe). Eh bien, il nous faut aller au-delà, placé devant ce qui devrait nous paraître un mystère et qui ne l'est plus aussitôt, et dont nous avons l'écho jusqu'à aujourd'hui. De Gaulle devient un symbole, et ce n'est pas seulement le symbole de la France. Il devient à juste titre un symbole universel, armé d'une foi exceptionnelle dans le principe dont il s'est armé. Qu'est-ce qui fait qu'aujourd'hui même, un tiers de siècle après sa mort, des hommes aussi différents que le général russe Lebed, le nouveau président yougoslave Kustonica, le commandant Massoud, l'Afghan assassiné depuis, interrogés à des années-lumière de différence, dans des circonstances qui n'ont rien de commun, qu'est-ce qui fait qu'interrogés sur l'homme qu'ils veulent comme modèle ils répondent tous, sans hésitation, de Gaulle ? Le de Gaulle de ces années-là, et le de Gaulle que de Gaulle ensuite ne trahit jamais, c'est l'homme qui s'affirme d'instinct, presque inconsciemment et avec une force de conviction simplement prodigieuse, pour la souveraineté et contre les systèmes, pour ce que la souveraineté présente de légitimité dans la mesure où elle témoigne d'une situation collective naturelle et historique, contre l'illégitimité foncière des systèmes organisés par la pression de la force et l'artifice de la construction de l'esprit. (Système : « Ensemble organisé d'éléments intellectuels », ou encore « Ensemble de pratiques, de méthodes et d'institutions ».) De Gaulle représente une légitimité historique contre laquelle la rouerie politicienne et la force méprisante de Roosevelt, les manoeuvres tonitruantes et cousues de fil blanc de Churchill ne font pas le poids. C'est une singulière revanche du discernement de l'esprit sur l'esprit de la force.
D'instinct et dans toutes les circonstances, de Gaulle désigne le système comme premier coupable, et coupable d'une autre substance que le reste. Les hommes entraînés par le système ont droit à toute son indulgence. Ses mémoires de guerre sont farcies de remarques et de descriptions des plus grands collaborateurs français, toutes, absolument toutes soulignées d'un trait d'indulgence qui colore définitivement le jugement. Pucheu (« Il meurt courageusement, commandant lui-même : “Feu !” au peloton d'exécution. »), Laval (« Laval avait joué. Il avait perdu. Il eut le courage d'admettre qu'il répondait des conséquences. Sans doute, dans son gouvernement, déployant les ressorts de la ruse, tous les ressorts de l'obstination chercha-t-il à servir son pays. Que cela lui soit laissé ! »), le Maréchal dont il loue « la sagesse » d'avoir décidé de se taire à son procès et à qui il est résolu « d'éviter les insultes », Darnand enfin ...
Sur le chef de la Milice, de Gaulle ne tarit pas d'éloges individuels à côté de la condamnation des actes : « Ce que le national-socialisme comportait de doctrinal avait assurément séduit l'idéologie de Darnand, excédé de la bassesse et de la mollesse ambiantes. Mais surtout, à cet homme de main et de risque, la collaboration était apparue comme une passionnante aventure qui, par là même, justifiait toutes les audaces et les moyens. Il en eût, à l'occasion, courut d'autres en sens opposés. A preuve, les exploits accomplis par lui, au commencement de la guerre, à la tête des groupes francs. A preuve, aussi, le fait que, portant déjà l'uniforme allemand et couvert du sang des combattants de la Résistance, il m'avait fait transmettre sa demande de rejoindre la France Libre. » Puis de Gaulle enchaîne sur cette phrase, et c'est là que nous voulons nous arrêter plus précisément : « Rien, mieux que la conduite de ce grand dévoyé de l'action, ne démontrait la forfaiture d'un régime qui avait détourné de la patrie des hommes faits pour la servir. » Voilà montrée et démontrée la tendance de De Gaulle de séparer les hommes des systèmes qui les corrompent, qui les dévoient, qui détournent les meilleurs de leurs tendances naturelles de servir les causes les plus nobles. Au travers des jugements divers qu'on a évoqués, le chef de la France Libre montre sa compréhension et sa mesure de la force d'une structure artificielle, de la pression forcenée qu'elle exerce, le montage implicite qu'elle fait d'une réalité fabriquée, et comment tout cela parvient à tromper les meilleurs puis à les enchaîner. Même le Maréchal, même Laval, pourtant les ordonnateurs du système, sont épargnés pour le fondamental, et même à eux il est accordé la grâce de la faillibilité de l'être humain, de l'explication de la circonstance, de la marge imperceptible entre le crime et le sacrifice dans les moments suprêmes.
Il est inutile de faire un mauvais procès à de Gaulle et de repartir sur les voies du débat autour de Vichy, de la Résistance, etc. La tendance que nous identifions vaut pour d'autres, sans liens avec les querelles sans fin faites aux Français par les Français. Lorsqu'il trace ce tableau d'Eisenhower, en réalité il le détache irrésistiblement des pesanteurs du système (pan-américaniste, rooseveltien) dont Eisenhower dépend pour mieux le distinguer au travers de ses qualités humaines, comme ami de la France, comme seuls des Américains savent être amis de la France, comme on est ami d'une collectivité qui marque l'Histoire par sa volonté d'affirmer la souveraineté et la légitimité d'un groupe humain enraciné dans l'Histoire : « Pourtant, s'il [Eisenhower] se laissa aller à soutenir quelquefois les prétextes qui tendaient à nous [Français] effacer, je puis affirmer qu'il le fit sans conviction. Je le vis même s'incliner devant mes propres interventions à l'intérieur de sa stratégie chaque fois que j'y fus conduit par l'intérêt national. Au fond, ce grand soldat ressentait, à son tour, la sympathie mystérieuse qui, depuis tantôt deux siècles, rapprochait son pays du mien dans les grands drames du monde. » La chaleur de De Gaulle à l'endroit d'Eisenhower ne se démentit jamais. En décrivant l'action de De Gaulle à la conférence de Paris de mai 1960, réunion qui se termina par la violente polémique de l'U-2, le général Vernon Walters, interprète d'Eisenhower, notait : « J'ai accompagné de nombreux dignitaires américains dans des rencontres avec de Gaulle ; les deux seuls avec lesquels de Gaulle consentait à parler sérieusement étaient le Général Eisenhower et le gouverneur Harriman. Mais ce n'est qu'à Eisenhower qu'il montra une réelle affection. » Walters décrit les diverses interventions impératives de De Gaulle pendant la conférence, tendant à contrecarrer le piège où Khrouchtchev avait voulu enfermer Eisenhower. Lorsque Eisenhower quitta l'Elysée le dernier jour de la conférence, il s'installa au côté de Walters dans sa voiture officielle et lui dit, encore ému, parlant de De Gaulle : « He's quite a guy. »
Abordons enfin, pour conclure sur ce point précisément, le sujet d'une autre façon, pour donner une forme plus précise à notre pensée ... Voici le cas d'un homme qui écrit ceci : « Avec de Gaulle s'éloignaient ce souffle venu des sommets, cet espoir de réussite, cette ambition de la France qui soutenait l'âme nationale. Chacun, quelle que fût sa tendance, avait, au fond, le sentiment que le Général emportait avec lui quelque chose de primordial, de permanent, de nécessaire, qu'il incarnait de par l'Histoire et que le régime des partis ne pouvait pas représenter. Dans le chef tenu à l'écart, on continuait de voir le détenteur de la souveraineté, un recours choisi d'avance. On concevait que cette légitimité restât latente au cours d'une période sans angoisse. Mais on savait qu'elle s'imposerait, par consentement général, dès que le pays courrait le risque d'être encore une fois, déchiré et menacé. » Comme dit Eisenhower : « Quite a guy. »
Lorsqu'un homme écrit ces quelques lignes qui semblent être une apologie extraordinaire et ahurissante, dans le cours de ses mémoires comme si de rien n'était, qu'il s'appelle de Gaulle et donc que cette soi-disant apologie est de soi-même, et qu'il ne sombre pas dans le ridicule pour les avoir écrites ; lorsque ces phrases, à la lecture, semblent venir naturellement et compléter l'ensemble du récit pour lui donner un éclairage différent qui n'est pas inutile pour confirmer l'ensemble ; lorsque ces phrases qui semblent à première lecture, ou à lecture superficielle c'est selon, sortir d'une délirante hagiographie, finalement semblent avoir une certaine objectivité, comme l'on voit lorsqu'on ne fait que rapporter une évidence, et qu'en aucune façon elles ne paraissent refléter l'insupportable vanité qui aveugle ... Eh bien, il faut chercher une explication différente du seul trait psychologique de l'auteur, et chercher au contraire dans ce que cela nous dit de sa psychologie dans la perspective d'un enseignement général sur sa politique au niveau le plus haut.
On lit rarement des phrases aussi audacieuses dans l'affirmation de soi, ou qui le paraissent, sinon, par exemple, dans le Ecce Homo de Nietzsche. Pourtant, on l'a vu, elles ne gênent pas (de même, Nietzsche). Personne ne s'en est offusqué sauf ceux qui s'opposent à de Gaulle, qui s'opposent pour d'autres raisons que ces quelques phrases, qui, d'ailleurs, pour la plupart de ces critiques, en font rarement mention, occupés à une tâche critique un peu plus conséquente. Puisque ces phrases sont là, qu'elles y sont plutôt comme naturellement et qu'elles sont là pourtant, comme on les a lues, et, somme toute, d'une façon complètement extraordinaire, – eh bien, il nous faut chercher une explication à la mesure. Il faut passer par l'hypothèse que ces phrases mettent en évidence un axe essentiel qui assure la conviction de De Gaulle et lui donne cette prodigieuse puissance. Il faut les lire comme si elles nous donnaient une indication décisive pour identifier et mesurer la colonne vertébrale de sa pensée, cette tige d'acier, aussi inflexible que le métal le plus pur et le plus dur. Sa colonne vertébrale, effectivement, c'est-à-dire ce qui lui donne le droit de s'affirmer détenteur de la souveraineté et habillé de la légitimité, et chargé de la mission que confère cette charge ; et, d'ailleurs, à poursuivre la lecture où l'on rencontre aussitôt le mot important que l'on a écrit (mission), on voit l'explication se renforcer et prendre une orientation décisive, — puisque de Gaulle lui-même complète la description de cette charge majestueuse faite à la troisième personne, par une reprise à la première personne : « Ma manière d'être, au long des années, se trouverait commandée par cette mission que la France continuait à m'assigner ... » Homme chargé de la souveraineté française, détenteur de la légitimité, qui devrait en faire sa gloire personnelle mais ne s'y attarde pas du tout et qui est, en même temps et par voie de conséquence, un simple missionnaire de la France qui se fond dans la France elle-même. L'homme exceptionnel l'est pleinement si, au plus extrême de son parcours, il s'efface complètement dans le cadre communautaire naturel où il s'est affirmé. C'est le signe évident de son exceptionnalité, sans cela il n'est d'aucun intérêt pour nous, — sans cela, il est célèbre en vain, comme on l'est aujourd'hui, comme on est aujourd'hui disons une star, à l'aune de la pauvre célébrité que dispense le monde aujourd'hui.
Notre homme n'est pas de cette trempe. Sa conviction extraordinaire qui ne l'entraîne pas dans le ridicule mais témoigne au contraire d'une stature hors du commun, témoigne, au bout du compte, de sa capacité de comprendre et d'intégrer l'ordre communautaire, et à s'y fondre. Dans les exemples citées plus haut, de Gaulle dégage les hommes des systèmes qui les emprisonnent pour les restituer aux cadres communautaires naturels. L'image de l'homme célèbre se clarifie et, au-delà, apparaît cette troublante réalité historique qui fait d'un homme quasi unanimement vénéré et célébré par les fastes officiels, et, par conséquent, par les forces les plus rétrogrades qui soient, qui sont celles du conformisme des puissances en place et de leurs systèmes, qui fait de cet homme pourtant un incontestable rebelle. De Gaulle est effectivement un “rebelle” (mot employé par son biographe Lacouture). Pour bien comprendre le mot en fonction de ce que nous avons dit, on précisera aussitôt qu'il s'agit d'un rebelle traditionaliste. C'est un rebelle au désordre général, au désordre organisé si l'on veut, organisé à la façon de l'entropie, qui est finalement la forme ultime du désordre dont on sait qu'il n'y a rien de plus organisé en une masse totale et d'une matière quasiment homogène. De Gaulle s'affirme d'instinct, rebelle solitaire de Londres, contre le désordre que veut imposer le pan-expansionnisme américaniste (après le désordre du pangermanisme), qui est déstructurant par nature, et qui est naturellement prédateur de toute souveraineté. Ce rebelle a la passion de l'ordre des choses et de l'ordre du genre humain. Il a la passion de la tradition dont se défie absolument le pan-expansionnisme qui entend tout déstructurer pour installer sur les espaces conquis l'image de lui-même qu'il entend présenter comme la nouvelle réalité, qui n'est rien d'autre que l'émanation artificielle du système sur lequel il est fondé. Cette passion de l'ordre, qui implique l'équilibre des relations internationales, est simplement la marque de l'action de la France, de ce qu'on n'ose nommer l'action française, et qui est dans tous les cas la nature française. Bien peu de Français réalisent cela, et, au demeurant, il arriva, et l'on comprend pourquoi, que de Gaulle montrât le peu d'estime qu'il en avait. On comprend combien, à cette lumière, l'enseignement de De Gaulle conserve une actualité extraordinaire, aujourd'hui où s'affrontent à visage découvert les forces déstructurantes contre tout ce qui fait les cadres naturels de la civilisation.