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2120Je me suis arrêté à une réponse du “philosophe et historien des idées” comme il est désigné, Alain de Benoist (*), dans une interview croisée où le magazine Éléments, représenté pour l’occasion par la personne de Marie David des éditions Fromentin, l’interrogeait en même temps que Laurent Fourquet (« Le christianisme n’est pas un humanisme », éditions Pierre-Guillaume de Roux). Le thème choisi est une question : “L’humanisme est-il un nihilisme ?”.
Mais plus qu’une réponse à cette question générale, m’intéresse dans ce cas la réponse d'Alain de Benoist à la dernière question du double interview. Selon ce qu’on en a autant dans notre jugement que dans notre humeur, et bien plus que “selon ce qu’en a” l’interviewé, cette réponse est chargée d’un sens vertigineux, elle est extrêmement symbolique du climat d’une époque, elle exprime le tourbillon crisique d’un temps immédiat autant que du destin et de l’ontologie de la condition humaine. C’est-à-dire qu’il m’importe ici, tout en connaissant le cheminement intellectuel de De Benoist, d’exprimer la perception la plus générale que j’ai de sa réponse. Voici donc...
Éléments : « Pensez-vous que nos racines sont irrémédiablement perdues, comme l’affirme Fourquet ? Quel retour à la tradition pourrait-on imaginer contre le déracinement perpétuel ? »
Alain de Benoist : « Nos racines ne sont peut-être pas perdues, mais elles sont en perdition. Laurent Fourquet a en tout cas tout à fait raison d’écrire que le réactionnaire combat, “non pour la tradition, mais pour une idée moderne qu’il se fait de la tradition”, ce qui ruine par avance tous ses efforts. Une tradition n’a de sens, en effet, que si elle continue d’inspirer l’énergie créatrice qui a pu la nourrir dans le passé. J’ajouterai, puisque mon interlocuteur s’inquiète que l’homme ait remplacé Dieu, qu’aujourd’hui, à l’ère du “transhumanisme” et de l’intelligence artificielle, c’est l’homme lui-même qui est en passe d’être remplacé. C’est pourquoi je pense de plus en plus que, lorsqu’une culture touche de toute évidence à son terme, la tradition bien comprise pousse moins à vouloir à tout prix prolonger cette culture qu’à créer les conditions d’un nouveau commencement. »
On comprend qu’on peut prendre cette réponse, notamment à partir des éléments que j’ai souligné, de plusieurs façons. Certains y verraient la suggestion que le transhumanisme et l’intelligence artificielle (l’IA) sont les signes que « la tradition bien comprise » est à l’œuvre pour chercher à « créer les conditions d’un nouveau commencement », c’est-à-dire que l’IA serait prise comme l’une des pièces essentielles du “nouveau commencement” ; ou bien, à l’inverse sur l’essentiel, que le transhumanisme et l’IA sont les signes qu’effectivement « c’est l’homme lui-même qui est en passe d’être remplacé », parce qu’il est dans sa forme actuelle à bout de souffle, usé, effondré dans la démence de l’imbécillité et de l’autodestruction, et donc jetable pour permettre “un nouveau commencement”, – mais qu’il n’est nullement assuré pour autant que le “nouveau commencement” le sera dans le sens suggéré par le transhumanisme et l’IA.
Je reconnais assez volontiers que je souscris « de plus en plus » à cette idée que l’homme est “à bout de souffle”, au bout de son parcours, bref qu’il est jetable puisque devenu inutile et nocif. Je serais plutôt du genre à penser que l’IA est un signe de cette déchéance, mais nullement un outil d’“un nouveau commencement”, et notamment parce que l’IA reste une production de l’homme et que les créateurs et les expérimentateurs de l’IA, dans les conditions où ils opèrent et avec les idées qu’ils proposent, sont à peu près ce qu’il y a de pire dans cette “démence de l’imbécillité et de l’autodestruction”, – voyez Google et les divers mégalos du type Eric Schmidt, avec les autres “petits-génies” du standard-GAFA. (**)
... A moins, certes, que l’IA soit une ruse de quelque puissance extérieure (extrahumaine), éventuellement la Tradition elle-même si on la conceptualise dans ce sens, et qu’elle soit un outil pour permettre la chute et la rupture nécessaires avant d’envisager « un nouveau commencement ». De Benoist se dit athée (“païen athée”, plus précisément je crois) et par conséquent, pour lui, cette sorte d’approche (“quelque puissance extérieure”) ne devrait pas être concevable, sinon acceptable. Pourtant, dans un autre passage de l’interview, il définit sa position fondamentale en faisant intervenir un concept que j’aurais bien du mal à ne pas faire figurer dans le domaine de ce que je désigne effectivement, – fort vaguement à défaut d’en savoir plus et surtout sans la moindre référence religieuse et à une religion, – par l’expression de “puissance extérieure” ; cela, lorsqu’il fait intervenir le concept d’“éternité” : « Personnellement, je ne crois pas aux arrière-mondes mais à l’infinité et à l’éternité de celui où nous vivons. Je crois que le monde, restitué à lui-même, est intrinsèquement porteur de sacré. »
Ceci apparaît gênant, dans la position de ces intellectuels qui d’une part mesurent avec une très grande lucidité, à laquelle je rends hommage, l’extraordinaire catastrophe cosmique jusqu’à l’autodestruction qu’a causé l’activité industrielle, technologique, politique, culturelle, intellectuelle, idéologique et spirituelle de l’Homme (mettons donc lui une majuscule, que diable ! Le Diable mérite bien ça...) ; qui, d’autre part, se disent fermement athées tout en s’abstenant d’acter les conséquences ultimes de la catastrophe, c’est-à-dire en gardant une certaine espérance nécessaire en l’Homme (ce qui ne me semble pas être du tout la position de De Benoist). On ne peut être à la fois coupable sans appel et sans le moindre repentir ni reconnaissance de son forfait de la destruction du monde, et artisan désigné pour le recommencement du monde... A moins, bien sûr, d’être le jouet de quelque “force extérieure” envisageant à sa manière et avec les outils qu’elle choisit ce fameux “recommencement” mais alors il faut au moins en envisager l’hypothèse... Bref, cela donne à penser en attendant l’Effondrement avant le Recommencement.
Il semble qu’il s’agit bien, comme l’on dit, de “la croisée des chemins”, de nombreux chemins, de chemins en nombre prodigieux. Parmi eux, on identifiera nécessairement celui des pensées et des choix spirituels fondamentaux, qui est un chemin où il reste de la place pour évoluer.
(*) Dans Élémentsn°178, août-septembre 2018. Dans cette occurrence, de Benoist jouait à l’intervenant extérieur alors qu’il est le créateur d’Éléments et toujours présent quoique moins actif (l’âge, certes) dans le magazine ; cela, pour pouvoir mieux argumenter, en tant que tel, avec Fourquet.
(**) Rien de pire à cet égard que l’intelligence poussée à son extrême pour produire l’artificialité de soi-même, et donc mettant en évidence comme toujours l’équation surpuissance-autodestruction. Je songeais dernièrement que cette “intelligence” de l’avancement des hyper-technologie autour de l’IA ne cesse de fournir les moyens de destruction de l’homme, en lisant cette nouvelle, d’ailleurs compréhensible à la lumière de la façon dont le féminisme radical détruit les relations entre homme et femme, selon laquelle les esprits statistiques s’alarment, au Japon et dans d’autres pays de la région, du succès des “poupées sexuelles”, ces “femmes artificielles” qui commencent à se vendre en grand nombre et satisfont absolument la solitude d’individus mâles en nombre grandissant, par conséquent s’attaquant directement à la reproduction de l’espèce : « Pour Kanako Amano, expert en démographie à l'Institut de recherche NLI de Tokyo, les poupées constituent une menace existentielle pour l'avenir d'un pays où la population devrait diminuer d'un tiers dans les 30 prochaines années. “Le plus gros problème au Japon est la baisse du taux de natalité et de la population. Il s’agit d’une catastrophe nationale. Les Japonais sont à la croisée des chemins, menacés d'extinction. Nous sommes une espèce en voie de disparition.” »
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