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2196Notons tout d’abord que le mot latin peregrinus, d’où vient « pèlerin », signifie à la fois « voyageur » et « étranger ». Cette simple remarque donne lieu déjà à des rapprochements assez curieux : en effet, d’une part, parmi les Compagnons, il en est qui se qualifient de « passants » et d’autres d’« étrangers », ce qui correspond précisément aux deux sens de peregrinus (lesquels se trouvent d’ailleurs aussi dans l’hébreu gershôn) ; d’autre part, dans la Maçonnerie, même moderne et « spéculative », les épreuves symboliques de l’initiation sont appelées « voyages ». D’ailleurs, dans beaucoup de traditions diverses, les différents stades initiatiques sont souvent décrits comme les étapes d’un voyage ; parfois, c’est d’un voyage ordinaire qu’il s’agit, parfois aussi d’une navigation, ainsi que nous l’avons signalé en d’autres occasions. Ce symbolisme du voyage est peut-être d’un usage plus répandu encore que celui de la guerre, dont nous parlions dans notre dernier article ; l’un et l’autre, du reste, ne sont pas sans présenter entre eux un certain rapport, qui s’est même traduit parfois extérieurement dans les faits historiques ; nous pensons notamment ici au lien étroit qui exista, au moyen âge, entre les pèlerinages en Terre Sainte et les Croisades. Ajoutons encore que, même dans le langage religieux le plus ordinaire, la vie terrestre, considérée comme une période d’épreuves, est souvent assimilée à un voyage, et même qualifiée plus expressément de pèlerinage, le monde céleste, but de ce pèlerinage, étant aussi identifié symboliquement à la « Terre Sainte » ou « Terre des Vivants ».
L’état d’« errance », si l’on peut dire, ou de migration, est donc, d’une façon générale, un état de « probation » ; et, ici encore, nous pouvons remarquer que tel est bien en effet son caractère dans des organisations comme le Compagnonnage. En outre, ce qui est vrai à cet égard pour des individus peut l’être aussi, dans certains cas tout au moins pour des peuples pris collectivement : un exemple très net est celui des Hébreux errant pendant quarante ans dans le désert avant d’atteindre la Terre promise (…).
Mais revenons aux pèlerins : on sait que leurs signes distinctifs étaient la coquille (dite de saint Jacques) et le bâton ; ce dernier, qui a aussi un étroit rapport avec la canne compagnonnique, est naturellement un attribut du voyageur, mais il a bien d’autres significations, et peut-être consacrerons-nous quelque jour à cette question une étude spéciale. Quant à la coquille, en certaines régions, elle était appelée « creusille » et ce mot doit être rapproché de celui de « creuset » ce qui nous ramène à l’idée d’épreuves, envisagée plus particulièrement selon un symbolisme alchimique, et entendue dans le sens de la « purification », la Catharsis des Pythagoriciens, qui était précisément la phase préparatoire de l’initiation.
La coquille étant regardée plus spécialement comme l’attribut de saint Jacques, nous sommes amenés à faire à ce propos une remarque concernant le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle. Les routes que suivaient autrefois les pèlerins sont souvent appelées, aujourd’hui encore, « chemins de saint Jacques » ; mais cette expression a en même temps une tout autre application : le « chemin de saint Jacques », en effet dans le langage des paysans, c’est aussi la Voie Lactée ; et ceci semblera peut-être moins inattendu si l’on observe que Compostelle, étymologiquement, n’est pas autre chose que le « champ étoilé ». Nous rencontrons ici une autre idée, celle des « voyages célestes » d’ailleurs en corrélation avec les voyages terrestres ; c’est encore là un point sur lequel il ne nous est pas possible d’insister présentement, et nous indiquerons seulement que l’on peut pressentir par là une certaine correspondance entre la situation géographique des lieux de pèlerinages et l’ordonnance même de la sphère céleste ; ici, la « géographie sacrée » à laquelle nous avons fait allusion s’intégrera donc dans une véritable « cosmographie sacrée ».
Encore à propos des routes de pèlerinages, il convient de rappeler que M. Joseph Bédier a eu le mérite de reconnaître le lien existant entre les sanctuaires qui en marquaient les étapes et la formation des chansons de geste. Ce fait pourrait être généralisé, nous semble-t-il, et l’on pourrait dire la même chose en ce qui concerne la propagation d’une multitude de légendes dont la réelle portée initiatique est malheureusement presque toujours méconnue des modernes. En raison de la pluralité de leurs sens, les récits de ce genre pouvaient s’adresser à la fois à la foule des pèlerins ordinaires et… aux autres ; chacun les comprenait suivant la mesure de sa propre capacité intellectuelle, et quelques-uns seulement en pénétraient la signification profonde, ainsi qu’il arrive pour tout enseignement initiatique. Il y a lieu de noter aussi que, si divers que fussent les gens qui parcouraient les routes, y compris les colporteurs et même les mendiants, il s’établissait entre eux, pour des raisons sans doute assez difficiles à définir, une certaine solidarité se traduisant par l’adoption en commun d’un langage conventionnel spécial, « argot de la Coquille, ou « langage des pérégrins ».
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Les exemples les plus illustres de ces pèlerinages nous sont offerts par Démocrite, initié aux secrets de l’alchimie par les prêtres égyptiens et le mage Ostanès, comme aux doctrines asiatiques par ses séjours en Perse et, selon quelques historiens, aux Indes ; Thalès, formé dans les temples d’Égypte et de Chaldée ; Pythagore, qui visita tous les pays connus des anciens (et très vraisemblablement l’Inde et la Chine) et dont le séjour en Perse fut marqué par les entretiens qu’il y eut avec le mage Zaratas, en Gaule par sa collaboration avec les Druides, enfin en Italie par ses discours à l’Assemblée des Anciens de Crotone. À ces exemples, il conviendrait d’ajouter les séjours de Paracelse en France, Autriche, Allemagne, Espagne et Portugal, Angleterre, Hollande, Danemark, Suède, Hongrie, Pologne, Lithuanie, Valachie, Carniole, Dalmatie, Russie et Turquie, ainsi que les voyages de Nicolas Flamel en Espagne, où Maistre Canches lui apprit à déchiffrer les fameuses figures hiéroglyphiques du Livre d’Abraham Juif. Le poète Robert Browning a défini la nature secrète de ces pèlerinages scientifiques dans une strophe singulièrement riche d’intuition : « Je vois mon chemin comme l’oiseau sa route sans trace ; quelque jour, Son jour d’heur, j’arriverai. Il me guide, Il guide l’oiseau. » Les années de voyage de Wilhelm Meister ont la même signification initiatique ».
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Pour en revenir à l’expression de « nobles voyageurs », ce sur quoi nous voulons surtout attirer l’attention, c’est que l’épithète « nobles » semble indiquer qu’elle doit désigner, non pas toute initiation indistinctement, mais plus proprement une initiation de Kshatriyas, ou ce qu’on peut appeler l’« art royal » suivant le vocable conservé jusqu’à nos jours par la Maçonnerie. En d’autres termes, il s’agirait alors d’une initiation se rapportant, non à l’ordre métaphysique pur, mais à l’ordre cosmologique et aux applications qui s’y rattachent, ou à tout ce qui en Occident, a été compris sous l’appellation générale d’« hermétisme »7. S’il en est ainsi, M. Clavelle a eu parfaitement raison de dire que, tandis que saint Jean correspond au point de vue purement métaphysique de la Tradition, saint Jacques correspondrait plutôt au point de vue des « sciences traditionnelles » ; et, même sans évoquer le rapprochement, cependant fort plausible, avec le « maître Jacques » du compagnonnage, bien des indices concordants tendraient à prouver que cette correspondance est effectivement justifiée.
In Le voile d’Isis, juin 1930 (extraits) publié dans ÉTUDES SUR LA FRANC-MAÇONNERIE ET LE COMPAGNONNAGE TOMES I & II – 1964 – (archive.org)
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