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49623 octobre 2010 — Est-il déplacé de faire un rapprochement entre les événements français et les événements américains, l’agitation en France à propos de la question des pensions et l’agitation aux USA à propos de Tea Party. Notre réponse est négative puisque c’est bien là notre propos : rapprocher et comparer les deux événements, mesurer leur puissance et leur potentialité d’effet, essayer de déterminer, souvent à l’aide d’hypothèses, ce qu’ils représentent et ce qu’ils expriment…
Dans une chronique, le 20 octobre 2010, William Pfaff amorce cette comparaison, sans aller à son terme… En voici quelques extraits.
«…It is not pension claims that are driving the current political uproar. It is popular fury at the people who created the present economic crisis and have been rewarded, with everyone else left to face the consequences.
»The demonstrations are obvious nonsense in terms of what they are supposed to be about – early pensions, secure working lives, abundance for all. “France is bored,” Pierre Vianasson-Ponté wrote shortly before all hell indeed broke loose in Paris in the spring of 1968. France soon was no longer bored. To the present day, France’s students and unionized workers have longed to stage something as memorable as May 1968. This is part of the explanation why, today, lycée students (15-18 years old), and even younger pupils from the middle-school French “colleges,” continue to join their university elders and teachers in these manifestations of outrage. […]
»These “Events” of autumn 2010, like those of 1968, are the end-mark of an era. Those who claim to be the new era’s reformers, or try to perform as reformers, are incapable of escaping the old system’s claims and its moral structure. Money has taken control. The symbol of this to Americans was the Supreme Court decision in January (Citizens United vs. Federal Election Commission) that delivered the American government over to business corporations, all of whose corporate money, including unreported and secret special-interest campaign money, is now declared democracy’s free speech, dominating other forms of speech. A quarter-billion dollars of undeclared money will be spent on the November mid-term elections, thanks to the Supreme Court. […]
»Americans have also demonstrated their anger over the result of all of this. But the American way is unique. It is bitterly to attack those who have criticized the system all along and want to change it. It is to urge the vote of still-increased power to those who created the crisis, together with those senators and congressmen who voted for it all, and perpetuate the system.
»Such is the wonder of American politics, in which only native Americans can recognize the national ideology which says “Hurrah for the Rich who’ve already made it; I’ll make mine tomorrow! Cut taxes for the rich! I’ll be rich one day! Triple the bonuses of the rip-off bankers and brokers of Wall Street -- cleverer than the rest of the world! Champion the corporations who not only ship their manufacturing overseas, but send their accounting headquarters abroad too, so as to be spared the burden of American taxes!” They’re the wise-guys!»
@PAYANT L’amertume de Pfaff, historien et chroniqueur américain vivant à Paris depuis les années 1970, est évidente lorsqu’il parle de ses compatriotes. Sa compréhension, pour ne pas dire son approbation, sont marquées lorsqu’il parle de la révolte française. Il ne perd pas de temps à discuter du régime des pensions car il sait bien, comme nous devrions entendre l’évidence nous le dire chaque jour, qu’il s’agit beaucoup plus d’une révolte que d’une revendication massive, et que cette révolte se fait bien plus contre un système tout court que contre tel système des retraites, – contre une conception du monde, contre une structure dévastatrice, qui veut faire essuyer les plâtres de sa dévastation par ceux-là même qui ont subi les effets de la catastrophe.
On comprend que les acteurs de ces événements affirment effectivement qu’ils participent à ces événements au nom de la raison apparente de ces événements, pour laquelle effectivement ils en sont devenus les acteurs sans nécessairement connaître le scénario général. On comprend moins (ou bien, l’on ne comprend que trop) que les “commentateurs de l’immédiat” que sont la plupart des journalistes en poste dans le système puissent s’en tenir, quand c’est le cas, à la seule spéculation à propos du régime des pensions, c’est-à-dire à la seule comptabilité d’un événement dont la cause ne peut être détachée de l’effondrement d’un système, et dont les conséquences concernent l’avenir d’une population dont le destin est d’ores et déjà emporté dans ce même effondrement de ce même système. Pour le reste, c’est-à-dire pour l’essentiel, pour ceux dont la tâche est de donner l’appréciation la plus juste de l’essence des événements dans toute leur ampleur, discourir à propos du bien-être d’hypothétiques personnes âgées, – “hypothétiques” parce que dans des temps à venir dont nul ne peut rien dire d’assuré, – constitue une fraude du jugement qui retrouve l’habituelle attitude d’aveuglement intellectuel et de faiblesse psychologique qu’on relève dans les choix d’une appréciation de la situation du monde selon les impératifs de la “doctrine” du virtualisme. Mais il s’agit assurément du “virtualisme de déroute”, ou virtualisme dans son “second âge”. C’est dire le crédit qu’il faut accorder à leurs jugements.
Pour ce qui concerne la France qui est un pays si particulier, au rôle essentiel dans la crise générale, on tracera la généalogie des événements en cours, pour leur signification profonde, dans l’attitude collective manifestée par ce pays à la fin du mois de mai 2005 lors du vote négatif à propos de la Constitution européenne, – plutôt que dans la sempiternelle et épuisante référence à Mai 68, toujours faite pour égarer et mystifier les esprits. Mais entre 2005 et 2010, les choses ont grandement changé ; la tension, la violence psychologique contenue des événements actuels, marquent évidemment une évolution significative dans la perception de la réalité de la crise, correspondant effectivement à une aggravation vertigineuse de cette crise devenant effondrement du système.
De même pour Tea Party. Nous avons dit souvent et répété à l’envi que les revendications du mouvement ne nous importaient guère, non plus que les éventuelles manipulations, l’exacerbation des idées et des propos, l’éventuelle hystérie ou l’éventuelle médiocrité de ceux qui le représentent, etc., – pour nous en tenir à ses aspects négatifs ou aux interprétations négatives à son encontre. Là aussi, seule compte la dynamique ainsi mise en branle et dont la solidité témoigne effectivement que la cause fondamentale du mouvement doit être trouvée plutôt dans ce qu’il n’exprime pas distinctement, dans ce que les acteurs eux-mêmes du mouvement, comme dans le cas français, ignorent, au profit de la même explication d’une réaction prise comme un spasme collectif contre un destin qui apparaît de plus en plus insupportable. Que Tea Party semble défendre, dans un cas ou l’autre, certains des principes les plus dévastateurs du système qui s’effondre, et qui est la cause de ce qui précisément justifie et suscite cette dynamique de révolte, ne doit pas trop nous arrêter. L’inconscience des grandes choses historiques et la contradiction des comportements qui prétendent toujours se référer à des principes ou à des idées qui sont la cause du désastre dans le chef de ceux qui sont acteurs de ces “grandes choses” déclenchées pour riposter au désastre, forment ce qu’on pourrait nommer “l’écume” de l’événement, – comme Boris Vian parlait de l’écume des jours. Là aussi, s’attarder à ces jugements réducteurs constitue, “pour ceux dont la tâche est de donner l’appréciation la plus juste de l’essence des événements dans toute leur ampleur”, le même aveuglement intellectuel et la même faiblesse psychologique.
Il n’est pas nécessaire d’aimer Tea Party, ou d’approuver Tea Party, pour juger de son importance objective, – hors de ses buts affichés et de ses délires divers s’il y en a. Il suffit de mesurer sa force et sa puissance, et le trouble qu’il introduit dans le système, et accélérant ainsi son effondrement. Les mêmes jugements reviennent que pour le cas français.
Une fois déblayé ce terrain miné des appréciations complaisantes, qui ont pour effet surtout de conforter les esprits qui entendent trouver dans tel ou tel événement une confirmation arrangeante de la justesse de leurs propres thèses partisanes, – et Dieu sait si l’on trouve de telles attitudes aussi chez certains membres institutionnalisés du courant antisystème, – il convient de tenter d’apprécier les rôles parallèles, avec leurs effets, de ces deux mouvements. Si l’on en revient aux jugements conventionnels et réducteurs que l’on décrivait et dénonçait plus haut, il est manifeste que cette comparaison est déplacée et insensée (qu’elle n’a pas de sens). Si l’on accepte la forme de jugement général que nous recommandons parce qu’il n’en est nulle autre qui soit concevable pour rendre compte du sens général des choses, la comparaison est impérative et fait apparaître une sorte de complémentarité. Ce jugement renvoie de façon significative aux rapports extrêmement complexes entre la France et l’Amérique, à la fois antagonistes et très proches, mais très significatifs pour comprendre la puissance et la réalité de la crise dont les origines directes qui remontent à deux siècles impliquent effectivement ces deux pays (voir notre thèse de La grâce de l’Histoire).
(Cela justifie d’une manière proche de la parabole et du symbole, en écartant les sens politiques et les penchants idéologiques des faux jugements que nous repoussons, la phrase étonnante d’un néoconservateur notoire, Joshua Muravchik, dans l’introduction de son livre The Imperative of American Leadership de 1996, – où il faut remplacer, d’ailleurs sans crainte de mystification puisqu’il s’agit de la même chose, American leadership par système de l’américanisme, ou plus encore “système général” de l’“idéal de puissance” et du “déchaînement de la matière” : «Aside perhaps from the French, the only adverse people to American leadership are the Americans.»)
Quelles que soient leurs intentions par ailleurs, si l’on peut parler d’“intentions”, les Français en révolte interprètent le rôle traditionnel de la France, de contestation d’un système fondamentalement déstructurant. Leur comportement est actuellement admiré et célébré par diverses voix de diverses tendances internationales critiques du système. C’est à l’exemple d’un Tariq Ali, ancien dirigeant étudiant d’extrême gauche au Royaume Uni, qui se lamente que les Britanniques n’aient pas seulement une partie du dynamisme contestataire des Français (20 octobre 2010 dans le Guardian). La révolte française, touchant un pays aussi important en Europe, a la vertu de placer les dirigeants politiques du système dotés d’un peu de jugement dans la position de voir confortée leur crainte angoissée de la mythique insurrection populaire antisystème, qui est une des menaces principales qu’ils évoquent. (On ne place pas Sarko, piètre second couteau de la noria des “dirigeants politiques du système”, dans ce courant de conscience. Lui, il lui importe de pouvoir jouer le matamore, celui “qui en a”, qui ne cédera pas, qui défendra jusqu’au bout “sa” réforme, celui qui ne rêve que de contre-offensive dévastatrice ; sa position, quelle qu’en soit la justification possible par ailleurs, relève d’une conception extrêmement grossière de son rôle, qui autorise à citer le mot des critiques de la chose, définissant le culte de l’offensive, chez les militaires français, en 1914 [«attaquons, attaquons comme la lune…»] pour en proposer la variation : “Contre-attaquons, contre-attaquons comme la lune…” De ce point de vue, son rôle est mineur, à la mesure du personnage.)
Effectivement, cette colère manifestée par ces grands troubles, à propos des retraites mais à plus vaste dessein, que décrit Pfaff («popular fury at the people who created the present economic crisis and have been rewarded»), entretient le sentiment de nos directions politiques ; ce sentiment de crainte, parfois de panique devant la révolte populaire est un affaiblissement constant de la psychologie de ces serviteurs du système, et le résultat est appréciable. Il maintient une tension qui contribue, d’une façon très heureuse, à entretenir les doutes quant à la cause défendue et à s’inquiéter de la prochaine échéance électorale, avec l’affaiblissement psychologique conséquent qui va avec. La démocratie totalement en ruines et complètement mystificatrice garde quelque utilité à contre-emploi.
Hors cela, – qui n’est pas rien, empressons-nous de fixer notre jugement à cet égard, – hors cela il nous semble qu’il y a peu de choses à attendre d’effectivement constructif, c’est-à-dire de déstructurant pour le système, des événements en France. Il n’existe aucun objectif systémique et l’on peut être assuré qu’une éventuelle et assez improbable “victoire” (d’ailleurs difficile à définir) des gens dans la rue n’apporterait rien de décisif, voire même aurait des côtés contre-productifs en laissant croire, justement, à une réelle “victoire” mettant en cause le système, – ce qu’elle ne serait sûrement pas. A ce compte, il vaudrait mieux une semi défaite du mouvement dans l’amertume, qui affaiblirait encore l’affection et la considération des Français pour Sarko. Mais l’essentiel est là, qui justifie notre “qui n’est pas rien”, plus haut : la France a réaffirmé la puissance symbolique de contestation qui lui est naturelle, le système général se trouve renforcé dans sa crainte de ce pays et d’autres pays ont mesuré son exemplarité ; et l’idée de “résistance populaire” rend encore plus fragiles les directions politiques. Tous les dérisoires Sarko du monde ne changeront rien à cet état de chose.
En quoi Tea Party est-il complémentaire ? En soi, Tea Party ne signifie rien, il n’a certainement pas cette potentialité d’exemplarité du mouvement français. Il s’agit d’une “colère” spécifiquement américaine d’une part ; d’une colère beaucoup trop anarchique et même paradoxale si l’on s’en tient à ses objectifs, dont certains sembleraient favoriser le système. Ce qui importe dans Tea Party, c’est ce que ne peut obtenir le mouvement français : l’introduction du virus du désordre dans les rouages formidables et formidablement verrouillés de la direction politique du système. On sait qu’en cas de réussite électorale, Tea Party aurait la vertu exceptionnelle d’introduire ce même désordre au cœur même des structures du pouvoir central du système, ne serait-ce que par l’extrémisme extraordinaire de certaines de ses revendications, par sa façon de jouer cavalier seul, hors des règles du systèmes et ainsi de suite… Tea Party est une menace de facto, par sa nature même bien plus que par dessein, contre le système du bipartisme du “parti unique” du système de l’américanisme. La chose est illustrée par l’avis de l’économiste Jerry Jasinowski, ancien président de la National Association of Manufacturers : « The truth is, the tea party agenda poses a threat to both parties. Their message strikes to the heart of what Washington does best: squander money. It is perhaps the one thing that is truly bipartisan.»
Ainsi, si l’on considère le spectacle général sans tenir le moindre compte des intentions politiques spécifiques et en n’appréciant que l’effet par rapport au système, qui est le principal, effectivement les deux mouvements sont complémentaires. Ils exercent des pressions effectivement complémentaires, l’une contre la psychologie des dirigeants politiques, l’autre contre la cohésion de la structure centrale de ces directions politiques ; l’une se fait d’une position plus extérieure du système contre la psychologie du système, l’autre de l’intérieur, contre la structure interne du système. Les deux acteurs tiennent heureusement leurs rôles de complément sans qu’ils soient nécessaire qu’ils connaissent le scénario, et même, peut-être, sans écarter l’hypothèse qu’ils croient suivre des scénarios différents
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