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5482Internet a introduit, chez les “vieux de la vieille”, d’étranges habitudes ; particulièrement pour les gens de mon genre, – masculin-féminin, – moi qui suis d’un naturel à la fois solitaire et timide, affreusement asocial, et surtout, depuis autour de 1975-1980, comme révolté-total contre mon époque. La vertu d’internet pour des personnages de ma sorte, lorsqu’ils lancent une aventure de la sorte où se place ‘dedefensa.org’, c’est qu’elle a une chance de réussir tout en se faisant des amis... En effet, l’on se fait des amis, que jamais on ne voit ni n’entend, mais qui échangent des écrits, qui sont nombreux parfois, qui publient chez vous, et dont on sait notre proximité commune d’âme et de cœur sans nécessité d’alignement de l’esprit.
Badia Benjelloun était de cette sorte, – “était”, puisqu’elle n’est plus. J’ai appris la chose, sa mort, par l’intermédiaire d’un lecteur, monsieur Pierre Multone – Bien tardivement, cela, puisque sa mort remonte à avril dernier. Entre nous, personnages sans liens sociaux ni activités communes, mais amitiés par-dessus les terres et les ombres de la vie ; moi-même, isolé, ermite à ma façon, résistant dans ce monde futile, vulgaire et grossier, et surtout perdu dans l’hystérie de ses prétentions, moi-même je ne sais rien des cahots de la vie sociale car il y a des siècles que je ne lis plus, ni les carnets mondains ni les nécrologies. Je vis un peu comme dans une éternité où je sais que rien ne vous fait perdre l’autre de vue, surtout pas la mort qui au contraire est comme une sorte de Grand Rassemblement des âmes jusqu’alors errantes. Huit mois plus tard, la nouvelle de sa mort a introduit dans mon cœur où la place pour ce sentiment est immense parce qu’il est à la fin d’une vie et se prépare à la grâce, une tristesse de plus mais également l’existence et la persistance d’un sentiment d’une amitié sans frontière portée par une estime respectueuse.
Bien qu’elle ne fût pas complètement de mon camp et que je ne fus pas exactement du sien, dans un temps ou “être d’un camp” ne veut plus rien dire, – sauf à éviter le Camp du Bien qui fait venir les putes à Davos pour peupler cette réunion de quelques personnages de belle allure, – cela n’altéra jamais nos liens noués par une correspondance épisodique accompagnant les textes qu’elle m’envoyait. J’ai pu trouver récemment, sinon actuellement puisqu’en cours de lecture, cette sorte de rapports humains extraordinaires en lisant les portraits que Baudelaire fait d’Edgar Allan Poe, qu’il ne vit jamais ni jamais ne connut, qui parle de lui comme d’un frère jumeau. Récemment (le 26 novembre 2021 dans ‘Figaro-Vox’), Baudouin de Guillebon citait Baudelaire de cette façon :
« La fascination de Baudelaire pour Poe tend à l'obsession, elle relève d'une correspondance surnaturelle si bien qu'il écrit en 1864 au journaliste Théophile Thoré : “La première fois que j'ai ouvert un livre de lui, j'ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des PHRASES pensées par moi, et écrites par lui vingt ans auparavant.” »
... Cela n’est pas pour rapprocher mon propos de la référence Baudelaire-Poe mais pour rappeler que ce phénomène des liens d’amitié et d’estime n’a nul besoin ni de la vue ni de l’ouïe, mais que le mot, la phrase, l’écrit, ces choses sacrées, constituent plus qu’aucun acte un moyen mystérieux mais d’une puissance inouïe pour les nouer. Cela est écrit en mémoire de madame Benjelloun.
Elle publia depuis le 21 mars 2011, 256 articles sur notre site, dont une impressionnante série où cette allergologue de renom commentait la crise de la pandémie du Covid. Bien entendu, ce fut d’abord une militante, à la fois musulmane et marxiste, – une proximité bien de notre temps. Bruno Drweski, de l’‘Association Nationale des Communistes’ (ANC), avait publié un texte sur son amie, deux jours après sa mort le 21 avril 2022. Nous le reprenons ci-dessous, avec nos adieux et avec comme un “au-revoir”.
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Badiaa Benjelloun était médecin, chercheuse aussi. Elle avait travaillé à l’Institut Pasteur, elle soignait encore récemment malgré l’âge de la retraite dépassé dans la campagne profonde de la Seine-et-Marne car elle voulait garder le contact avec ce peuple rural où tant de paysans sont acculés au suicide et lui criaient leur douleur de voir l’agriculture saccagée et leur avenir détruit. Pour elle, c’était cette « sous-France » qui représentait la vraie France, celle qu’elle allait rejoindre tout naturellement sur les barricades des Gilets jaunes, cette France qu’elle souhaitait voir se marier avec cette « non France » cantonnée dans des ghettos urbains.
Dans sa jeunesse, Badia avait milité dans la clandestinité sous le régime d’un roi inique et traitre à son peuple. Elle en avait gardé la blessure de voir certains de ses camarades disparus, d’autres amoindris par des années de répressions et de tortures. Jusqu’au bout elle a voulu aider ses camarades blessés à pouvoir à nouveau regarder avec confiance les rayons du soleil de la vie.
J’ai connu Badiaa Benjelloun au début de l’agression de l’OTAN contre la Libye lors d’une réunion convoquée par des observateurs revenus de dessous les bombes. Son intervention était limpide, ce n’était pas le moment de faire la liste des erreurs ou des crimes commis sous le régime Kadhafi, c’était celle de soutenir l’État libyen contre une agression extérieure.
Principe central qu’elle allait pratiquer sans hésitations jusqu’à son dernier souffle. C’est à cette occasion que des participants à cette assemblée, de toutes origines et de différentes orientations, ont décidé de continuer à ...prêcher dans le désert de la sarkozie, en fondant le collectif « Pas en notre nom » pour interpeller les politiciens français, tenir des conférences, informer, manifester contre l’hypocrite « droit de protéger » proclamé avec arrogance pour assassiner tout pays indépendant, dont la Libye qui venait d’oser cette année là lancer une monnaie africaine devant soustraire tout un continent au piège de « l’aide au développement » et de la « coopération », donc au piège de l’endettement et de l’usure.
Ce collectif allait poursuivre ses activités avec la guerre visant la Syrie.
Tout naturellement, nous heurtant à l’impossibilité d’obtenir des salles pour tenir nos réunions ou aux annulations de dernières minutes sous des prétexte fallacieux au royaume de la démocratie et des "droideloms", Badiaa Benjelloun consacra ses deniers à l’achat et surtout à la réfection d’un local à St Ouen qui ouvrit ses portes aux activités associatives, politiques, culturelles.
Ce fut l’aventure de « Maymana ». Pendant plusieurs années, elle s’acharna et s’épuisa à le faire vivre, ce qui permit plusieurs rencontres de qualité qui contribuèrent à redonner vie à cette banlieue de St Ouen et détonnait dans la masse de conformisme qui engluait le pays, avec souvent, malheureusement, en particulier un conformisme de « gauche ».
Nous nous sommes ensuite retrouvés spontanément dans la rue dès le début du mouvement des Gilets jaunes où mûrissait, au fil des attaques de LBD et des conversations sous les porches pour s’abriter, un embryon d’analyse et de pensée collective pour rebâtir des lendemains qui chantent.
Je me rappelle particulièrement de deux épisodes qui m’ont marqué.
C’était un soir, au début de janvier, le thermomètre était au-dessous de zéro et, au milieu de la foule rassemblée place de la République, j’ai croisé par hasard Badiaa avec une amie. À peine s’était-on vu que les tirs de gaz et de LBD se sont abattus et nous avons couru vers un porche dans le coin de la place pour nous abriter. A ce moment-là, une voiture avec canon à eau nous a longé, nous étions seuls tous les trois sous ce porche, il s’est rapproché de nous a tourné son canon vers nous puis, à quelques mètres de nous, il a commencé à cracher son eau glacée à pleins jets sur nous.
Dans chaque policier peut se cacher un SS... J’ai essayé de recouvrir ces deux dames de mon corps pendant des minutes qui ont semblé des heures, Badiaa criait qu’ils étaient en train de nous tuer et que notre dernière heure était venue, avant de commencer à faire une prière musulmane.
Puis l’apprenti tueur passa à autre chose et, transis de froid, nous avons couru vers la souricière policière qui bloquait l’entrée de la place pour essayer de fuir, sans même réfléchir que nous n’avions aucune chance de pouvoir passer le cordon de police ...et pourtant, arrivé là, j’ai vu dans le regard d’un policier un éclair de compassion, il a repoussé ses collègues et nous a laissé sortir de la place. Dans chaque policier peut sommeiller un être humain… et là, à quelques mètres de ces scènes dantesques, c’était le Paris du samedi soir, cafés ouverts, musique, clients attablés, un autre monde, impression trouble …mais, fort heureusement !
Car nous sommes entrés dans un café, où nous avons pu nous sécher sous les appareils chauffant, commander du chocolat chaud et regarder autour s’il y avait une table où pouvaient se trouver d’autres réfugiés de la place de la République ...et nous avons refait avec eux le monde jusqu’à tard dans la nuit.
Un ange passe…
Une autre fois, c’était devant le musée d’Orsay, à quelques mètres de la scène connue où le boxer Dettinguer a asséné des coups à des policiers qui tabassaient une femme à terre, mais dans la foule nous n’avons rien vu ni su à ce moment là. Nous nous sommes approchés du cordon de police bloquant les issues à l’entrée du musée.
La grande petite Badiaa s’est dressée devant l’officier de police qui commandait son bataillon et qui crachait à tue tête sa haine des manifestants et elle a commencé à le sermonner doigt pointé vers lui, l’autre répondant avec un langage de plus en plus haineux ...et tout à coup, un policier qui était à côté s’est dressé et a dit « Vous avez raison Madame, d’ailleurs mon fils est avec vous en ce moment ! »
Courage d’un être humain qui laisse espérer un avenir radieux pour notre humanité, et qui donne toute sa valeur aux actions d’une Badiaa Benjelloun au milieu des actions de ces millions à la recherche d’humanité.
Un an plus tard, nous avons découvert lors d’une rencontre que nous venions tous les deux, sans même s’être consultés, d’adhérer à l’Association nationale des communistes. Bref, il y a de ces hasards qui ne sont pas des hasards mais replacent le monde et notre petit monde dans sa logique profonde, celle du chemin menant vers le progrès humain.
Badia était musulmane et marxiste ce qui peut paraître incongru à certains Occidentaux. Mais Badiaa était l’ennemi de la bigoterie, surtout quand celle-ci est politisée, elle retenait du Coran le message de justice et c’est ce message là qui l’avait amenée vers le socialisme scientifique. Elle ne voyait donc aucune contradiction entre la vénération coranique de la justice et l’analyse concrète de la situation concrète.
Elle avait voulu voir les lieux de la révolution en Russie et participer à la marche des immortels à Moscou pour célébrer tous les 9 mai ceux qui nous avaient tous libéré du fascisme, on a parfois tendance à l’oublier sous nos cieux où le grand Stalingrad est oublié au profit du petit débarquement de Normandie.
Une de ses joies fut de pouvoir aller à Moscou participer avec son drapeau soviétique à cet événement, d’aller ensuite à la mosquée de Moscou, puis d’aller avec un camarade russe brûler un cierge à l’église du Sauveur.
Il y a des œcuménismes qui mènent vers l’internationalisme prolétarien, Badiaa en était le porte-parole avancé.
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