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4761Notre époque se caractérise par la tiédeur des gens, la langueur des récits médiatiques et l’absence de virilité à tous les niveaux. Les acteurs de la cité spectaculaire tergiversent en permanence, en attendant que les circonstances soient propices à un changement de cap leur permettant une sortie honorable. Bref, il s’agit, d’abord et avant tout, de ménager ses propres fesses tout en sacrifiant notre prochain en qualité de bouc émissaire salutaire.
Personne n’est responsable de quoi que ce soit, tous agissent en toute impunité, trop pressés de ramasser une mise qui n’est qu’un leurre pathétique puisque même les pensions de vieillesse des mieux nantis seront bientôt amputées. Cette culture de la mort a été travestie en culte de la performance à tous crins, véritable antienne du néolibéralisme.
Malheureusement, comme notre monnaie de singe qui déprécie chaque jour davantage, le force de travail est vite dévalorisée et les athlètes sont incapables de battre de nouveaux records sans l’aide de la pharmacopée contemporaine. Les spéculateurs misent, désormais, sur la déconfiture de l’économie occidentale afin de rafler une prime à la faillite qui sera réinjectée dans de nouveaux secteurs porteurs appelés, eux aussi, à être sacrifiés dans un proche futur. Notre économie de la déprédation est véritablement une fuite en avant morbide et délétère. Cette « mort à crédit » s’apparente à un suicide collectif à doses homéopathiques. Sans savoir à quelle sauce nous serons mangés, nous anticipons sur l’anéantissement de notre prochain afin d’être en mesure de tirer notre épingle du jeu. Notre épingle dans la botte de foin.
Le philosophe Friedrich Nietzsche, dans son dernier opus intitulé « Crépuscule des Idoles », s’emporte contre l’engeance humaine, cette sous-espèce timorée qui semble incapable d’assumer un principe de réalité qui constitue la règle du jeu de toute forme de survie. Nietzsche clame, haut et fort, que l’homme sain, viril et solaire cultive sa sensualité au point où les forces de la vie finissent par l’irriguer de toutes leurs potentialités fertiles. A contrario, l’esclave de la modernité – sous-homme pris en charge par l’esprit des Lumières au moment où le joug tutélaire du monde catholique s’étiolait – est incapable de s’extirper de cette « culture de la mort » qui est le propre des systèmes de morale et de rétribution basés sur la lâcheté. Ainsi, il dénonce la pratique d’une église du XIXe siècle, déspiritualisée, qui « combat la passion en la coupant, dans tous les sens du terme. Sa pratique, son « traitement », c’est le « castratisme ». Elle ne demande jamais : « Comment peut-on spiritualiser, embellir, diviniser un appétit ? » … mais attaquer les passions à la racine, cela revient à attaquer la vie à la racine; la praxis de l’Église est hostile à la vie … », avance le prophète de la « mort de Dieu ».
Nietzsche, iconoclaste rébarbatif, morigène contre la culpabilisation à outrance des instincts de vie par des clercs obsédés par le contrôle et le châtiment. Il en veut particulièrement à ce catéchisme qui utilise une raison dévoyée au service du musellement des forces de vie qui, seules, permettent à l’homme de s’épanouir. Ainsi, reprenant le fil de sa plaidoirie contre les clercs, il assène ce qui suit : « la théorie de la volonté a été essentiellement inventée à des fins de châtiment, c’est-à-dire par « désir de trouver coupable ». Toute l’ancienne psychologie, la psychologie de la volonté, est née de ce que ses auteurs, les prêtres qui étaient à la tête des anciennes communautés, voulaient se donner un droit d’infliger des punitions, ou donner à Dieu un tel droit … Si l’on a conçu les hommes « libres », c’est à seule fin qu’ils puissent devenir coupables : par conséquent, il fallait absolument que chaque action fût conçue comme voulue, que l’origine de toute action fût conçue comme résidant dans la conscience (ce qui revenait à faire de l’imposture la plus radicale in psychologicis le principe même de la philosophie…) ».
S’appuyant sur les enseignements des présocratiques, Nietzsche accuse la morale occidentale d’avoir pris en otage le fatum, ou destinée, afin de contraindre l’espèce humaine à justifier toutes les facettes de son existence. Les puritains anglo-saxons se qualifiant de « justifiés » du haut de leur arrogant mépris de classe suprémaciste.
Reprenons la définition du fatum telle qu’énoncée par le Larousse de la philosophie : « Les tragédies antiques (notamment celles d’Eschyle et l’Œdipe roi de Sophocle) expriment une croyance fondamentale en un « fatum » qui régit toutes les actions humaines, et l’on peut dire que tout le problème de la vie humaine est de se réconcilier avec son destin (amor fati), de faire de son destin sa destination propre : Œdipe aveugle retrouve la sérénité intérieure quand il reconnaît que tout est bien et que l’ordre des choses s’est accompli. Car le véritable bonheur de l’homme est de pouvoir se « réaliser » à l’occasion des événements qui lui arrivent : d’exploiter tous les événements dans le sens de sa volonté et de reconnaître dans ce qui lui arrive le signe de sa destinée ».
Revenons à la dernière mouture cinématographique du Joker, mésadapté congénital incarné par un Joaquin Phoenix qui ressemble plus à un mime qu’à un acteur à proprement parler. Glorieux misfit d’une société qui n’a plus rien de rassembleur, le Joker mis en scène par Arthur Fleck est un avorton qui rêve d’une bouffée d’air frais au cœur des bas-fonds d’une Gotham city cauchemardesque. On se croirait dans un roman de Dostoïevski tant le désespoir suinte de toutes parts. Gagnant sa vie dans une agence de clowns ambulants, Joker-misfit tente le plus simplement du monde de s’incarner dans une société malade qui n’a rien à faire de lui. Même la réadaptation lui est refusée tant la société le rejette par tous ses pores.
Sorte de psychopathe lunatique, Joker tente de survivre entre deux hallucinations lancinantes et prends soin de sa propre mère. Celle qui avait laissé un de ses amants le battre atrocement alors qu’il n’était qu’un petit enfant. Véritable descente aux enfers, il n’y a pas d’issue pour ce misfit qui se fait berner et abuser jusqu’à plus soif par son entourage. Perdant son boulot et « pétant les plombs », il décide de se faire justice alors qu’un trio de boursicoteurs avinés s’aventure à le molester dans un wagon de métro. Il dégaine son flingue et fait la peau des brutes déguisées en « honnêtes citoyens ». C’est le point de rupture. La suite du récit prend une tournure dantesque alors que le Joker s’amuse à trucider toutes les « pourritures » qui se trouvent sur son chemin. Incapable de retourner les forces du destin à son avantage, condamné d’avance par une société qui le traite en déchet, le Joker accepte son fatum jusqu’au bout, retournant par un effet miroir la violence de la société en direction de ses surgeons les plus méprisables. C’est triste à dire, mais on dirait que le Joker a repris le goût de vivre en assumant son rôle d’exterminateur de vermines.
L’immense romancier russe Fiodor Dostoïevski traite de l’univers concentrationnaire de nos sociétés dans « Les Frères Karamazov ». Ce roman épique dresse un impitoyable réquisitoire contre la manipulation mentale et l’absence de réelle liberté qui sont la marque d’un univers dominé par des inquisiteurs. Un passage du roman, intitulé Le Grand Inquisiteur, met en scène le retour ici-bas de Jésus-Christ à l’époque où l’inquisition espagnole s’occupait de régenter les cas de conscience de la piétaille. Repéré au sein d’une foule de larbins, Jésus sera livré au Grand Inquisiteur qui le condamnera à mourir le jour suivant sur un bûcher … expiatoire. Puisque le Christ [soleil impérissable] doit bien finir par payer pour son retour sur terre dans un contexte où les puritains n’ont pas besoin d’un fauteur de troubles.
En effet, Jésus a résisté à la tentation du démon en plein désert alors qu’il lui demandait d’accomplir les trois actes suivants : utiliser ses pouvoirs divins pour changer les roches en pains [le mystère]; se précipiter dans le vide à partir du faîte du Temple et compter sur les anges pour amortir sa chute [le miracle] et finir par se proclamer « roi du monde » [l’autorité] sous l’influence du Prince des ténèbres.
Repoussant l’ultime tentation de Satan, Jésus, toujours selon l’acte d’accusation du Grand Inquisiteur, aurait surestimé les capacités de résistance de la nature humaine et mis la table pour que même les plus tenaces des croyants finissent par être découragés face à l’ampleur du programme christique. L’humanité incapable d’assumer les forces mises en œuvre par la liberté et l’amour, serait comparable à un troupeau de moutons qu’il convient de mener à la baguette selon cet inquisiteur qui admet être prêt à se compromettre avec le démon afin de duper son prochain. Tirant parti de l’ordre concentrationnaire, le Grand Inquisiteur est de factole disciple consommé du Diabole puisqu’il va jusqu’à déclarer ceci face à Jésus : « nous ne sommes pas avec Toi, mais avec lui, depuis longtemps déjà ». Tout est dit. Tout est consommé.
L’« homme de bonne volonté », malgré ses vœux d’humilité et d’obéissance filiale, refuse de payer pour les péchés des autres, dans un contexte où ses détracteurs pratiquent l’inversion accusatoire. En effet, pourquoi les « pauvres pécheurs » devraient-ils demander pardon pour le martyr du Christ commandité par les pharisiens aux manettes ?
Le Grand Inquisiteur a parfaitement saisi l’essence propre à ce retournement de valeurs, cette inversion proprement satanique qui consiste à sacrifier des agneaux consentants en les culpabilisant à outrance. Nietzsche fulmine à nouveau contre les confessionnaux : « Dans le haut Moyen Âge, alors qu’en fait l’Église n’était qu’une grande ménagerie, on traquait partout les plus beaux spécimens de la « brute blonde », on « amendait », par exemple, les superbes Germains –. Mais à quoi ressemblait, après cela, un Germain « amendé » et attiré traîtreusement dans un cloître ? À une caricature d’homme, à un avorton : il était devenu un « pécheur », il était en cage, on le tenait prisonnier de terrifiantes idées … Et il gisait là, malade, pitoyable, il s’en voulait à lui-même, plein de haine contre les impulsions vitales, plein de soupçons pour tout ce qui était encore fort et heureux … bref, un « chrétien » !
On le réalise, c’est tout le message du Christ en faveur d’un ressourcement de la personne qui est travesti au gré de cette théologie qui agit comme une odieuse prophylaxie. L’être solaire, épanoui et libre, doit être domestiqué afin que les clercs aux commandes puissent le transformer en résidu humain. Sous-homme qui va jusqu’à demander pardon d’exister, en faisant de son mea culpa une sorte de sauf-conduit lui permettant de respirer malgré l’oppression endurée au quotidien. On le réalise, c’est la révolte du Joker qui fait sa grandeur alors que notre société décadente lui refuse jusqu’au droit de mendier pour une maigre pitance. Incapable de s’en remettre indéfiniment aux psychologues et travailleurs sociaux – nouveaux clercs de la société spectaculaire – le Joker « pète les plombs » en semant la terreur autour de lui. Sa révolte n’est pas orientée contre Dieu ou un ordre spirituel véritablement supérieur, mais bien contre les diktats d’une société qui utilise la loi et l’ordre afin d’exploiter jusqu’à plus soif les agneaux consentants que sont devenus les citoyens consommateurs.
Nietzsche finit par enfoncer le clou : « Le type du criminel, c’est le type de l’homme fort, placé dans des conditions défavorables, c’est un homme fort que l’on a rendu malade. Ce qui lui manque, c’est la jungle [non pas l’anarchie capitaliste], une nature et un mode de vie plus libres et plus dangereux, qui légitime tout ce qui, dans l’instinct de l’homme fort, est arme d’attaque et de défense. Ses vertus sont mises au ban de la société. Les plus ardents de ses penchants innés sont bientôt inextricablement mêlés de sentiments dépressifs, de soupçons, de craintes, de déshonneur. Mais c’est là, presque littéralement, la recette de la dégénérescence physiologique ».
Le lecteur aguerri aura compris que, bien loin de faire l’apologie du meurtre et d’une luxure débridée, Nietzsche s’en prend aux puritains faméliques pour qui la vie dans son plus simple appareil représente un marais malodorant.
Un lien :
http://classiques.uqac.ca/classiques/nietzsche/nietzche_photo/nietzsche_photo.html