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18 juillet 2002 — En quelques jours, différentes informations ont dévoilé les nouvelles mesures sécuritaires qui sont proposées par l'administration Bush, y compris le plan général mis au point par la bureaucratie qui se développe au sein du nouveau Homeland Security Department (HSD), sous la direction de Tommy Ridge. A cela s'ajoute la révélation de la mise en chantier d'un programme de recrutement de centaines de milliers, voire potentiellement de millions d'informateurs pour le département de la Justice, — initiative comparée alternativement à la structure de la Stasi dans l'ancienne RDA ou à l'univers de 1984 de George Orwell.
Ces initiatives ont suscité de fortes réactions. Une réelle opposition est attendue au Congrès, où certaines des lois devront passer. Le plus significatif, d'un point de vue symbolique et politique à la fois, a été la prise de position de deux anciens officiels de l'administration Clinton, l'ancien secrétaire d'État Warren Christopher et l'ancien directeur de la CIA William Tenet, comparant de facto cette évolution à une évolution vers un État policier. Christopher, acariâtre, adversaire de la publicité, avocat spécialiste du droit, est le contraire d'un homme qui réagit impulsivement. Son attaque passe les bornes des rapports normaux majorité-opposition à l'intérieur du système ; cela signifie que Christopher, et les gens qu'il représente, estime que l'administration GW elle-même est sortie des bornes de l'activité politique normale et qu'elle met en place, effectivement, une structure policière incompatible avec le système.
Il faut noter que certaines des mesures proposées, autant que des effets produits, impliquent plus des perspectives de désordre que des perspectives d'ordre renforcé. La technostructure US n'a pas la rigidité d'une bureaucratie classique d'État policier, elle tient à développer des mesures exotiques qui sont porteuses de désordre et vont accentuer la psychose plutôt que la combattre. Certaines réactions vont également dans ce sens.
• Une proposition faite par le HSD implique ceci : « Create an ''intelligence threat division'' in the new department that uses what the plan calls ''red teams'' of intelligence experts. These teams would act like terrorists and plot attacks on vulnerable new targets in the country so that means of preventing such attacks can be devised. » (New York Times, 15 juillet.) On comprend aisément le potentiel de désordre, de manipulation et de soupçon de manipulation, aussi bien du public pour le gouvernement qu'entre les agences gouvernementales elles-mêmes, d'une telle initiative.
• Une autre proposition implique une mise à jour de tous les objectifs potentiels des terroristes. C'est une perspective cauchemardesque dans un pays comme les USA, où les biens les plus imposants et vulnérables mais sous contrôle non-étatique, voisinent avec les biens les plus secrets et les plus sensibles, mais sous contrôle étatique sans que cela soit répertorié par un organe centralisateur. (Imagine-t-on le Pentagone acceptant d'indiquer au HDS tous ses sites et activités susceptibles de devenir une cible pour des terroristes ? Imagine-t-on les batailles intra-bureaucratiques et jusqu'aux actions hostiles entre agences s'il y a refus, ou simplement soupçon de refus ? Et ainsi de suite.)
« The plan also calls for the first thorough inventory of the country's critical infrastructure — both public and private — followed by a secret plan to protect it. The inventory would include, for example, highways, pipelines, agriculture, the Internet, databases and energy plants. ''That's one of the big points,'' said a senior administration official, who provided a copy of the plan to The New York Times. ''The whole society is vulnerable with hundreds, thousands of targets we have to protect, but the most important stuff we do won't be released.'' » (NYT, 15 juillet)
• Le troisième point implique les réactions parmi les soutiens de l'administration GW eux-mêmes, au nom d'une contradiction qu'on relève peu mais qui doit apparaître de plus en plus fortement (mise en place d'une structure hyper-centralisée par GW, élu républicain, ancien gouverneur d'un État très décentralisé, appuyé sur une majorité de tradition isolationniste et fortement anti-centralisatrice et anti-interventionniste). Un exemple de cette situation est la fureur de James Farah, éditeur de WorldNetDaily, qui en dit long sur le potentiel de désordre impliqué par la politique sécuritaire de GW et de ses compères Ashcroft, Rumsfeld et compagnie. Farah est un chrétien intégriste, donc partisan naturel de GW et de Ashcroft. Mais, logique avec lui-même comme tout bon hyper-conservateur américain, Farah est aussi un adversaire de l'interventionnisme de Washington. Farah montre combien cette dernière initiative de Ashcroft d'établir un réseau d'informateurs type-Stasi sème le désordre et le trouble, puis la colère et bientôt la rancoeur, dans les soutiens naturels de l'administration.
Nous proposerons trois appréciations en guise de commentaires généraux pour ce train de mesures dont nous ne cacherons pas qu'il apparaît extraordinaire, voire tout bonnement surréaliste.
D'une façon générale, ces mesures reflètent un état d'esprit caractérisé par le soupçon général, non seulement à l'encontre du terroriste, mais aussi à l'encontre du citoyen US suspecté d'être un terroriste potentiel. C'est bien ce qui soulève le plus la colère de James Farah. Ce soupçon renvoie par conséquent à une panique générale des autorités depuis 9/11, panique qui n'est certainement pas apaisée et dont on peut se demander désormais si elle le sera jamais, — autrement dit, si les dirigeants sont capables d'un jour récupérer, psychologiquement s'entend, de l'attaque 9/11.
C'est ainsi qu'il faut prendre le projet type-Stasi d'Ashcroft. Plus qu'une proposition réelle d'espionnage, il s'agit d'une proposition de contrôle. La Stasi est d'ailleurs considérée de cette façon par certains historiens, devant une population dont on jugea toujours qu'elle était intrinsèquement hostile au régime : une organisation en maillage, ou en quadrillage, pour contrôler la population, plus qu'une organisation longiligne en réseaux pour identifier et pénétrer d'éventuels clandestins. Ashcroft veut reproduire le schéma de quadrillage.
Il y a un décalage significatif entre la situation et les mesures proposées. La situation n'est plus celle de septembre-octobre 2001 avec la tension apocalyptique qu'on a connue, et l'unanimité pour y faire face ; elle s'est diversifiée et apparaît dans ses contradictions et ses oppositions. Mais les bureaucraties travaillent sur le schéma d'il y a dix mois parce qu'elles travaillent comme toutes les bureaucraties, c'est-à-dire lentement : pour mettre en place leurs structures et pour verrouiller leur contrôle de ces structures contre des bureaucraties concurrentes. Le déphasage s'explique ainsi aisément, et ces mesures paraissent complètement surréalistes par rapport à la réalité. Pour autant, une fois mise en place, il deviendra quasiment impossible de les desserrer et de les rapporter. L'Amérique s'enfonce effectivement dans une structure bureaucratico-policière.
Notre appréciation est nette : les USA n'évoluent pas vers une structure policière classique, encore moins vers une sorte de ''fascisme bureaucratique''. Elles évoluent vers un rassemblement de mesures et de réalités violemment opposées, entre des situations de complet arbitraire et des situations de réactions très violentes et incontrôlables. L'incroyable maquis de législation autant que l'état d'esprit légaliste US permettront ces situations de contraste et d'affrontement. Le résultat sera, à terme, le désordre et l'instabilité, dus non pas à l'agression extérieure mais à la structure intérieure. Les conséquences pourraient être des mouvements centrifuges forts, des États refusant certaines lois fédérales et organisant leurs propres structures. La seule tendance politique générale qui pourrait s'avérer unificatrice dans un tel climat pourrait être l'une ou l'autre tendance religieuse exacerbée, notamment la tendance chrétienne extrémiste qu'on retrouve chez certains membres de l'administration et chez leurs soutiens les plus activistes.