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31 août 2006 — Le pouvoir rend-il fou ? Sans doute et parfois… Mais, certes, plus que jamais le pouvoir de notre aujourd’hui, de ces temps étranges où l’illusion est maîtresse, qui se nomme virtualisme, qui donne l’illusion aux hommes de pouvoir maîtriser le monde. Leur virtualisme est pourtant l’exacte précision qu’ils ont abdiqué, et préféré l’illusion à la réalité. Le cas est encore plus terrible quand l’illusion leur fit prendre des décisions folles d’importance, qui eurent et ont encore des effets profonds et déplorables, et des effets bien réels ceux-là.
Tony Blair est-il fou ? Il souffre, selon Anatole Kaletsky, aujourd’hui dans The Times de Londres, de ce qu’on nomme outre-Manche “the Thatcher’s madness” ; cette affection pour laquelle, en novembre 1990, les conservateurs furent obligés de faire un véritable “coup d’Etat” intérieur (au parti) pour destituer une Premier ministre qui ne voulait pas s’en aller ; son temps était passé et son ministère devenait catastrophique pour les intérêts du parti sans plus rien apporter au pays ; il fallait qu’elle s’en aille et puisqu’elle ne le voulait pas on l’y força. La folie de Tony Blair, qui est la folie du pouvoir multipliée par l’obscénité des effets du virtualisme, est pire, dans une mesure considérable, si on la compare à celle de Thatcher.
Kaletsky nous expose la chose en décrivant également l’inéluctabilité de ce “coup d’Etat de palais” qui attend le destin de Blair, le roi devenu fou.
« That may be no surprise, but the big change over the summer has been in the way the game now looks to Mr Brown, along with the great bulk of moderate Labour ministers and voters. Until a few months ago they were willing to tolerate Mr Blair for another year, or maybe even two, as the price that had to be paid for party unity and an orderly transfer of power. But Mr Blair no longer offers any hope of stability. On the contrary, his foreign policy threatens to engulf the country and the Government in additional crises at any moment. With his credibility and Labour’s popularity eroding by the day, Mr Blair only offers an orderly transfer of weakness.
» To make matters worse, Mr Blair no longer offers an orderly transition of any kind. His judgment is now so erratic, not only in foreign policy but even in practical issues such as last June’s Cabinet reshuffle, that he may not be willing to cede power gracefully at all.
» Like Mrs Thatcher in her waning days, Mr Blair is widely believed to have “lost his marbles” — and the evidence against him is far more damning than the evidence for Mrs Thatcher’s “madness” ever was. The poll tax may have been unpopular and stupid, but it did not involve starting wars. And Mrs Thatcher’s occasional rudeness to European politicians was never a humiliation like Mr Blair’s subservience to President Bush.
» So widespread is the loathing of Mr Blair that a putsch against him would no longer need to be spearheaded by the Labour Left. This means that Mr Brown is in a position to accelerate the Prime Minister’s departure without making any promises to Labour activists and unions that he might later regret. In fact, by distancing himself from President Bush’s foreign policy as soon as he become Prime Minister, Mr Brown could immediately help to restore the Government’s popularity and simultaneously win himself all the gratitude he needs from the Labour Left. »
Kaletsky juge que trois choses ont achevé de discréditer Tony Blair et, partant, de mettre en lumière sa folie de rester accroché au pouvoir. Il est caractéristique de notre époque et de la profonde crise politique où elle s’abîme que ces trois événements aient directement à voir avec la politique extérieure (disons mieux : la crise extérieure), la “guerre contre la terreur” et les relations très étroites, — si étroites, jusqu’à l’étouffer et lui faire perdre le sens de toute mesure — de Tony Blair et des américanistes de Bush.
« Three events since the summer have had this decluttering effect: the war in Lebanon, the terrorist scare at British airports and the “open microphone” debacle in St Petersburg, when Mr Blair went beyond the wildest parody in his sycophantic fawning to President Bush. These three disasters destroyed what little hope Mr Blair might have had of restoring a modicum of support for his post-Iraq foreign policies or regaining a modicum of respect from Labour voters who feel shamed, disgusted and betrayed by the Blair-Bush relationship. »
La situation est donc proche de la tragédie shakespearienne. On affûte les couteaux, on se drape dans des manteaux couleurs de muraille en attendant le moment où le “roi fou” pourra être liquidé le plus proprement, le moins brutalement possible, — mais, dans tous les cas, de manière expéditive , et qu’on n’en parle plus, — exit, Tony Blair. « Tony Blair is finished, écrit Kavetsky, — no ifs, buts or maybes. The Prime Minister no longer has any chance of recapturing his popularity, regaining his credibility or restoring his authority. The only question is whether Mr Blair will use his speech at the Labour conference as a last chance to announce a dignified departure date, around next May’s local elections, or whether he will have to be dragged kicking and screaming out of Downing Street before Christmas à la Margaret Thatcher, with men in grey suits doing the dirty work, and men in white coats standing a figurative step behind them. As in many other respects, Mr Blair seems eager to follow Mrs Thatcher’s example. »
… Effectivement, lorsqu’il s’agit de la folie d’un homme, ou bien disons de l’ivresse du pouvoir alimentée par la vision virtualiste du monde, — ce qui est, au fait, la définition postmoderniste de la folie politique. Blair n’est plus qu’un allumé qui écoute son dernier carré de conseillers lui répéter que oui, enfin, il va leur montrer combien il est habile à manœuvrer l’Américain, et que oui, enfin, le monde va reconnaître que sa politique folle en apparence dissimulait une profonde sagesse qu’on va pouvoir mesurer, — at last. Conclusion de Kaletsky : « For the Left, therefore, ousting Mr Blair is no longer just a political priority; it is a moral emergency. »
Tony Blair avait, comme on dit, tout pour lui. C’est peut-être un peu trop. Il était promis à une carrière brillante au bout de laquelle on pourrait parler de lui comme d’un homme d’Etat. Quand il parvint au pouvoir, en 1997, il en était persuadé. La suite montra ce qu’il en était. Certains crurent pouvoir l’affubler du surnom de “Churchill Mark-II”. Hélas, c’était au plus mauvais des propos, à l’occasion de son engagement dans la guerre irakienne. Le surnom et l’anecdote mesurent le côté dérisoire de l’aventure.
Tony Blair nous a montré, après son brio initial (disons, pour être aimable, de 1997 à 2001), tout le côté sombre de l’âme anglaise, ce qui fait que Shakespeare est incontestablement anglais ; cette espèce de folie qui naît de la certitude arrogante de la justesse née de la supériorité, cette façon de pousser à l’extrême le “my country, right or wrong” jusqu’à transmuter l’expression en un “myself, right or wrong” ; cette folie qui transforme l’habileté appuyée sur l’hypocrisie et le sang-froid en une vision déformée du monde, — et plus rien, plus aucune raison ne vous arrête alors sur la voie de l’imposture et d’une certaine monstruosité de la conception, et les actes à mesure.
Tony Blair en est arrivé là. Tordre le bon sens commun jusqu’à faire de son extraordinaire servilité pour les intérêts d’un gang de médiocres hystériques américanistes la gloire et l’habileté au service des intérêts éternels de Sa Majesté relève évidemment d’une fièvre de la psychologie qui caresse la pathologie. “His judgment is now so erratic…”, “Mr Blair is widely believed to have ‘lost his marbles’…” — le jugement de Kaletsky, dont on sait qu’il reflète celui d’une bonne partie de l’establishment britannique, nous parle effectivement de l’équilibre psychologique d’un homme.
Nous sommes dans un temps de folie. Le problème que les Anglais ont avec Blair rencontre celui qu’ont les Américains avec Bush. Il s’agit du temps où les monstrueux moyens dont nous disposons pour transformer la perception de la réalité conduisent à des situations où la paranoïa n’est plus un phénomène individuel mais une mise en scène générale où tout le monde est la dupe de tout le monde, jusqu’à l’être de soi-même. Bien sûr, les plus exposés, qui sont souvent des âmes assez faibles, trop sensibles à l’apparence et à l’apparat, trop attirées par la gloire factice du médiatisme, fourvoyées par des conseillers qui confondent la tactique électoraliste avec la destinée de la civilisation, y cèdent plus que d’autres et font de cette “paranoïa objective” qu’est le virtualisme le virus qui emporte leur équilibre personnel. Avec cette mise en cause des personnes, le duo Blair & Bush, nous approchons des échéances fatales pour le virtualisme.
Les Britanniques auront donc un automne agité, — un de plus d’ailleurs, mais celui-là, peut-être avec mention spéciale.
Un facteur important accompagnant cette perspective est bien entendu l’aspect politique. Kaletsky ne manque pas de mentionner en passant ce qu’il a déjà dit (souligné en gras par nous) : « In fact, by distancing himself from President Bush’s foreign policy as soon as he become Prime Minister, Mr Brown could immediately help to restore the Government’s popularity and simultaneously win himself all the gratitude he needs from the Labour Left »
Il s’agit bien de la spécificité remarquable de la situation : la crise Blair et le renversement possible/probable de Blair se jouent autour de la politique extérieure dans son registre désormais le plus controversé : les “relations spéciales” avec les USA. Blair ressemble de plus en plus à un Eden à l’envers (pour les opinions), avec un destin similaire, 50 ans plus tard (Eden forcé à la démission après la crise de Suez, et réalignement de sa politique de relative indépendance en une politique strictement alignée sur Washington avec McMillan).