“Resplendis, République agonisante”

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“Resplendis, République agonisante”

Justin Raimondo, chroniqueur incisif et polémique, sacrifie depuis quelques temps, – ou bien, devrait-on dire qu’il se hausse depuis quelques temps vers des accents tragiques et métaphysiques ? Son sujet, bien entendu, c’est le sort de l’Amérique, et pour notre compte nous dirions que le sujet est la dissolution de cette peste psychologique qu’est l’American Dream, l’effondrement de la modernité, du monde comme nous l’avons fait, de cette contre-civilisation entière qui porte en elle le Mal que nous avons laissé pénétrer dans notre destin, par faiblesse, par fatigue et par abandon, – sans être mauvais nous-mêmes, sans aucun doute, la faiblesse suffisant amplement...

Manifestement et comme il le dit clairement lui-même, Raimondo est aujourd’hui obsédé, – dans le meilleur sens du terme, comme on dit “habité”, – par le poème de Robinson Jeffers, Shine, Perishing Republic. (Peut-on traduire par “Resplendis, République agonisante”, ou “Resplendis, République mortelle”, – la deuxième traduction certainement pas assez forte ? “Perishing” est un beau mot et d’une grande force dans ce cas, avec l’essentielle idée de la dynamique [“en train de périr”], dont le français n’a pas l’exact équivalent esthétique.) L’extrait donné par Raimondo peut-être lu dans sa langue originale, où la beauté des mots, même si on ne les comprend pas tous, et le rythme de la phrase vous conduisent, par intuition haute, à embrasser le sens profondément tragique du poème en lui conservant sa beauté évidente… (Seuls les artistes, et particulièrement les artistes du verbe, poésie et littérature, atteignent au sens de la tragédie dans la culture américaine, malgré l’ignominie américaniste.)

 

«While this America settles in the mould of its vulgarity, heavily thickening to empire

»And protest, only a bubble in the molten mass, pops and sighs out, and the mass hardens,

»I sadly smiling remember that the flower fades to make fruit, the fruit rots to make earth.

»Out of the mother; and through the spring exultances, ripeness and decadence; and home to the mother.

»You making haste haste on decay: not blameworthy; life is good, be it stubbornly long or suddenly

»A mortal splendor: meteors are not needed less than mountain: shine, perishing republic.»

 

Raimondo choisit comme titre de sa réflexion, ce 5 août 2011 sur Antiwar.com, «Why Is America Committing Suicide?». Il fait raisonner dans nos mémoires cette déclaration énigmatique, et peut-être prophétique jusqu’à donner une explication métaphysique au profond pessimisme dépressif de son caractère alors que son discours politique était celui de l’optimisme de l’exceptionnalisme américaniste, d’un des plus grands homme d’Etat américains. En 1838, le jeune Abraham Lincoln, 29 ans, fit son premier discours après son élection à la Chambre comme Représentant de l’Illinois:

«A quel moment, donc, faut-il s’attendre à voir surgir le danger [pour l’Amérique]? Je réponds que, s’il doit nous atteindre un jour, il devra surgir de nous-mêmes. [...] Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant.» (Commentant cette citation le 23 janvier 2010, nous notions ceci, qui vaut pour l’Amérique, mais aussi pour la modernité et, bien entendu, pour son affreuse création de notre contre-civilisation : «Le suicide s'explique par le fait que la “nation d'hommes libres” découvre qu'elle n'est pas une nation et que la notion d'“hommes libres” est par conséquent une chimère, sorte d'American Dream d'un Lincoln combattant par cette conceptualisation sa terrible tendance au pessimisme et à la dépression de sa psychologie.»)

Raimondo analyse la substance étrange, substance parée d’une essence devenue par inversion moderniste complètement informe, donc anti-essence, de la grande politique américaniste traçant le destin inéluctable de la Grande République, – commençant par ses mots : «America is committing suicide. That’s the only explanation I have for the course followed by US policymakers in the past décade.» Puis sa conclusion avant de laisser la place au poète, qui nous dit tout…

«Encased in their self-created bubble, and imbued with the radical subjectivism that has taken hold everywhere but in the sorely beleaguered reality-based community, our rulers pursue policies that are suicidal in their effect, if not their intent. And I am beginning to wonder if that isn’t their intent, at least on some level….

»I put this out there as a proposition, a speculation, based solely on evidence of the circumstantial sort. When someone habitually engages in suicidal behavior, repeating the same pattern in spite of recognizing, on some level, that their actions are self-destructive, one has to wonder if they harbor a death wish. Which raises the question: So why is the American ruling class intent on committing suicide?

»There is a theory of history, which I don’t agree with, that treats civilizations as organic entities which go through a process of maturation, progressing from youth to senility in stages roughly comparable to the life process of a human being. Could the Spenglerians be right? Is American civilization entering a new phase – one of terminal decadence? This isn’t the first time I’ve thought of these lines from Robinson Jeffers’ poem, “Shine, Perishing Republic”…»

Bien entendu, nous ne laisserons certainement pas à la seule Amérique l’étrange privilège de cette voie suicidaire qui nous paraît aujourd’hui une vérité inéluctable de notre destin, – le suicide, dito la Chute. Nous parlons de “privilège” à dessein, ce mot venu du latin privata-lex, ou “loi particulière” ; on pourrait penser, comme c’est notre cas, que cette “loi particulière”, notre privilège, est la prescription métahistorique régissant notre destin et la Chute du Système et de la contre-civilisation.

Pour nous, ce qui est dit ici de l’Amérique vaut nécessairement pour ces notions, qui définissent toute notre barbarie moderniste, de Système, de contre-civilisation et de modernité. Nous retrouvons alors le schéma du Système engendrant parallèlement ces deux forces qui définissent l’impasse de la contre-civilisation, une dynamique de surpuissance et une dynamique d’autodestruction, – ou de “suicide”, bien entendu, – évoluant d’abord à l’avantage de la première, puis parallèlement, puis à l’avantage de la seconde, puis très vite, enfin, avec la seconde ayant définitivement pris le pas sur la première jusqu’à faire de la première une impulsion supplémentaire pour sa propre impulsion suicidaire. C’est ce que nous exprimions dans notre F&C du 4 août 2011 :

«Jamais autant de puissance (la surpuissance de notre contre-civilisation, rassemblée d’abord dans le bloc BAO) n’aura produit autant de faiblesse et d’impuissance, à un point qu’on peut sans aucun doute parler d’une façon impérative du processus d’autodestruction définissant désormais à lui seul l’évolution des choses, avec le processus de surpuissance alimentant désormais directement ce processus d’autodestruction. (L’inversion par rapport à un processus civilisationnel normal caractérisant le Système sous la forme d’un processus de surpuissance déstructurant de la civilisation, est désormais à son tour victime d’une inversion totale en se mettant au service du processus d’autodestruction de lui-même [du Système]).»

Tout cela est tragédie pure, et penser autre chose relève, selon notre jugement, des esprits bas et des plus bas, des esprits perdus dans le “bourbier” de la pensée-Système, littéralement le marécage entropique de la pensée. Sans plus nous expliquer, car nous ne disposons à cet égard d’aucune explication à proposer sinon la pression sublime de l’intuition haute, notre propos ne parvient pas, dans la conscience que nous en avons, à être celui du désespoir ou de la catastrophe entropique, nécessairement finale. La cause évidente, – qui n’est pas une explication, en aucun cas, – en est assez simple, de la simplicité des vérités les plus profondes, et que nous tenons comme telles. Il n’est pas possible que la perspective de la destruction d’une œuvre si maléfique, œuvre si achevée de ce qu’on peut désigner sans hésitation comme l’œuvre du Mal, soit un événement désespérant. Cet événement ne peut être que fondateur, fécond, lumineux, et cela d’autant plus que la destruction de la chose sera complète et achevée. C’est, pour nous, une vérité bien entendu extérieure à l’esprit, que l’esprit a pour devoir de reconnaître, – que l’esprit libre a le devoir de reconnaître, car la liberté suprême est d’abord celle de remplir ses devoirs.

 

Mis en ligne le 5 août 2011 à 11H06