Résumé de la tentative de “changer le monde” de cette semaine

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Résumé de la tentative de “changer le monde” de cette semaine


12 mars 2005 — Le véritable intérêt de notre époque est la rapidité. C’est la rapidité avec laquelle on décide de “changer le monde”. C’est la rapidité avec laquelle les ivresses sensationnelles qui nous promettent qu’on est sur le point de “changer le monde” demain ou après-demain (Fareed Zakaria dans Newsweek), sont brutalement démenties demain ou après-demain par la seule manifestation assez banale de la réalité. C’est l’époque du virtualisme. Ce n’est pas qu’on se trompe un jour et que la réalité se rappelle à vous demain ou après-demain; c’est qu’on vit dans un univers fabriqué par la communication, celui qui dispense l’ivresse, — c’est ce que nous nommons virtualisme —, tandis que la réalité poursuit son chemin, elle, de son côté, et finalement de moins en moins influencée historiquement par l’action des hommes très puissants occupés à leur virtualisme. La seconde dément la première, de plus en plus souvent, de plus en plus rapidement, de plus en plus rudement. La chose est instructive.

Les Etats-Unis se sont engagés dans l’affaire libanaise comme des buffles qui fonce (toujours la rapidité). Vieille habitude. Ils ont aussitôt épousé la cause anti-syrienne, qui était pareillement anti-Hezbollah. Tout cela s’enchaînait parfaitement puisque le Hezbollah est tenu sans aucun doute pour une organisation terroriste, tant par les USA que par Israël (pour de bonnes raisons, au reste, si l’on se place du point de vue des intérêts bien compris et ponctués d’illégalités diverses de ces deux pays moralistes qui nous proposent cette étiquetage: le Hezbollah est un sacré client, qui a réussi à faire retraiter les USA en 1983, — avec le rembarquement des Marines suite à un attentat à la bombe qui fit plus de 300 morts; et Israël en 2000, lorsque Tsahal décida d’abandonner l’occupation du Sud Liban qui lui coûtait trop cher en vies humaines). Dans cette affaire, Français et Américains font équipe, mais avec, comme à l’habitude, les Américains débordant tout le monde par leur surenchère et leurs invectives, — et les Français, un peu convulsivement et se méfiant des “enchaînements vertueux”, veillant à chuchoter à l’une ou l’autre reprise, éventuellement un peu gênés, qu’ils n’ont pas vraiment la même vision exaltée que les Américains (voir le texte de Claire Tréan, dans Le Monde du 8 mars: « Pour Paris, la guerre en Irak n'est pas à l'origine d'un enchaînement vertueux »).

Vient ensuite l’énorme manifestation du 9 mars à Beyrouth, à l’appel du Hezbollah, à l’heure même où GW lance un vibrant appel à la démocratie et au peuple libanais, évidemment contre l’oppression syrienne et la terreur anti-démocratique que fait régner le Hezbollah. Toujours ce timing impressionnant, avec les choses qui vont vite. (On nous dit que les images de la manifestation géante de Beyrouth sont directement parvenues à l’équipe Bush au moment où GW allait prononcer son discours à la National Defense University. Mais trop tard. Un officiel arabe a fait ce commentaire: « Everyone was wondering if he would have time to change his words. But it looks like they used the one they wrote the night before. »)

Bilan de la manif de Beyrouth : y a-t-il de 500.000 à un millions de terroristes à Beyrouth (2,5 millions d’habitants)? Vilaine question. Dans tous les cas, ce sont de 500.000 à un million d’anti-américains et de pro-syriens. Comme disent les journalistes experts en diplomatie, “la donne change”. Surprise: les Américains vont devoir envisager de changer, eux aussi; vraiment, ils sont pris un peu trop la main dans le sac. (Les Français, eux, n’ont rien à faire puisqu’ils n’ont jamais considéré officiellement le Hezbollah comme terroriste.)

Le texte publié le 10 mars par le New York Times est remarquable par la hargne dont il témoigne dans le chef des “sources” diverses de l’administration GW annonçant qu’il va bien falloir que les Etats-Unis modifient leur position vis-à-vis du Hezbollah, qui ne serait plus tout à fait terroriste. Notez les termes employés dans les extraits ci-dessous : “grudginly”, “reluctant recognition”, “longstanding American antipathy”, “Hezbollah has American blood on its hands”, “absolute aversion”, and so on...


« After years of campaigning against Hezbollah, the radical Shiite Muslim party in Lebanon, as a terrorist pariah, the Bush administration is grudgingly going along with efforts by France and the United Nations to steer the party into the Lebanese political mainstream, administration officials say.

» The administration's shift was described by American, European and United Nations officials as a reluctant recognition that Hezbollah, besides having a militia and sponsoring attacks on Israelis, is an enormous political force in Lebanon that could block Western efforts to get Syria to withdraw its troops.

(...)

» The new posture of the administration was described by its officials, who asked not to be identified because of longstanding American antipathy toward Hezbollah.

» “Hezbollah has American blood on its hands,” an administration official said, referring to such events as the truck bombing that killed more than 200 American marines in Beirut in 1983. “They are in the same category as Al Qaeda. The administration has an absolute aversion to admitting that Hezbollah has a role to play in Lebanon, but that is the path we're going down.” »


Du coup, le grand embrasement démocratique du “Grand Moyen-Orient” montre une mine un peu palôte. Des sources européennes indépendante observaient que, ces dernières semaines, « les cellules diplomatiques US ont systématiquement rejeté les avertissements d’experts arabisants leur signalant qu’on ne pouvait pas se tenir à la stricte définition d’une “organisation terroriste” quant au Hezbollah, à cause de son assise populaire ». Ces mêmes sources expriment qu’il n’y avait là aucun parti pris, mais un simple avertissement pour que Washington ne se trouve pas embarrassé dans une situation où la puissance de la base populaire du Hezbollah serait démontrée alors qu’on utilisait seulement l’argument démocratique. Cela s’est passé conformément.

La nième aventure pour cette saison de l’ivresse démocratique qui doit “changer le monde” n’a duré qu’une petite semaine, comme d’hab’ ces derniers temps. La débauche d’affirmations pompeuses, de slogans automatiques et de phrases stéréotypées débités avec une impudence indifférente finit par lasser, avant même d’avoir le moindre effet. Seumas Milne écrit dans le Guardian du 10 mars: « The claim that democracy is on the march in the Middle East is a fraud. It is not democracy, but the US military, that is on the march ». On le rassurera en observant que, si c’est certes l’U.S. Army qui est en marche, cela se passe lentement et seulement quand elle le peut, et c’est de moins en moins le cas ces derniers temps. Lassitude, effectivement, devant tant d’affirmations, aussi bien militaire que diplomatique, dont la vanité éclate immédiatement. Les choses vont vite.

Oui, répétons-le, les choses vont vite. L’administration GW a mis moins de temps que d’habitude pour s’apercevoir qu’elle s’était engagée dans une voie douteuse, une fois entendus les échos de la manifestation de Beyrouth. Cette orientation a aussitôt inquiété les gardiens de l’orthodoxie révolutionnaire bushiste, tel le terrible Michael Ledeen, sur National Review Online. Ledeen s’alarme et recommande aussitôt de ne pas rengainer le sabre justicier et démocratique: « The president has committed himself and his administration to the liberation of Syria, Lebanon, and Iran. This cannot remain a merely rhetorical commitment. If his fine words are not followed by effective action, we may yet again be branded “paper tigers.” (...) We must show them we are serious. It isn't very hard, and there are plenty of people in the government and in the armed forces who know how to do it. They are awaiting their orders. Faster, please. »

Faster, d’accord, — en voici un dernier exemple. Ledeen a son explication, en deux lignes ultra-rapides (faster), pour réduire à ce qu’elle est la manifestation du Hezbollah; on comprend aussitôt qu’il ne s’agissait que de montage et de manipulation transformés en fausses pompes et fausses circonstances: « The Syrian and Iranian regimes are flexing their muscles at us in Lebanon by herding the Syrian guest workers and the faithful of Hezbollah into Beirut's streets. » Quelques travailleurs immigrés (syriens) et paumés lunatiques qui se trouvaient justement ce jour-là, en oisifs, dans les rues de Beyrouth.