Retour à 1914, en pire

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Retour à 1914, en pire

23 novembre 2006 — Nous saisissons l’occasion d’un article de Defense News (du 20 novembre 2006) pour quelques réflexions sur un aspect inédit de la “crise de la technologie” dans le champ des activités militaires. L’article s’attache à des constats et jugements variés sur l’activité de Tsahal (forces armées israéliennes, ou IDF) durant la deuxième guerre du Liban, en juillet-août, contre le Hezbollah. (Voir sur ce site, sur l’expérience de Tsahal cet été, parmi d’autres textes : “Un été meurtrier”.)

Le sujet de l’article concerne l’effet des systèmes centraux de contrôle et de commandement (ce que les Israéliens surnomment “plasma”) sur le commandement effectif des forces. On assiste à une rupture du rapport humain entre le commandement et les forces, et cela à un nombre important d’échelons, jusqu’au niveau des unités de combat du rang de la division, voire de la brigade. L’effet est catastrophique. On pourrait avancer l’hypothèse que ce point constitue la cause centrale — le terme est bienvenu — de l’échec de Tsahal l’été dernier.

Quelques extraits de l’article exposant le cas :

«A key casualty of this war, experts here claim, is the war-fighting ethos of Follow Me!, that age-old principle of hands-on, take-charge command adapted in 1919 by the U.S. Army Infantry School in Fort Benning, Ga. In Israel — as at Fort Benning, where a 3-ton bronze image of the commander in front continues to inspire future wartime leaders — Follow Me! has become synonymous with decisive, accountable and effective leadership.

»But in Lebanon, Israel’s first digitized ground war, after-action probes found egregious cases where commanders relied on situational awareness provided by the sensor-fused data streaming into command centers instead of moving forward to assess critical points in the evolving battle.

»“This war underscored the limitations of plasma, especially when it is accorded disproportionate priority over training and discipline,” said Matan Vilnai, a retired major general and former Israeli Defense Forces (IDF) deputy chief of staff, now a prominent member of Israel’s Labor Party.

»In post-Lebanon War Israel, “plasma” has become derisive shorthand for the virtual command and control provided through networked operations and the dangers of digital-era interpretations of the Follow Me! principle.

»Examples of such dangers were found in the wartime functioning of two critical divisions, where both brigadier generals were assailed for lack of hands-on contact with forces under their command.

»In the case of IDF 162 Division, the commander managed the entire war from deep inside home territory, venturing only twice and for very brief periods beyond the Lebanese border. Whether by sheer misfortune or as a direct result of the hands-off command style, the 162 Division’s 401 Armored Brigade and Nahal Infantry Brigade were involved in one of the war’s biggest blunders, which claimed the lives of 12 Israeli soldiers.»

Rupture technologique, rupture psychologique

Le cas est passionnant. Il ne s’agit pas d’une simple rupture technique mais d’une rupture technique conduisant à une rupture psychologique, notamment explicable par le fait de l’existence désormais de deux mondes bien distincts. Le monde que voit le commandement, penché sur ses machines fascinantes et ultrarapides, n’est pas celui où évoluent les forces. Cette rupture, rendue possible par la technologie, induit une rupture de la perception du monde, avec des effets psychologiques à mesure, qui sont considérables. Le commandement ne juge plus de la réalité du monde (même s’il agit sur la réalité du monde). Il s’agit d’un cas typique de virtualisme.

Il est d’autant plus intéressant que, par “commandement”, comme on l’a vu, il faut bien comprendre de nombreux échelons jusqu’à ceux d’unités grandes et moyennes. (On voit que les exemples concernent également ceux d’unités comme la 162ème division de l’IDF.) La rupture et l’aveuglement ne sont pas seulement pyramidaux, mais pyramidaux et horizontaux (non seulement au niveau du commandement général mais également au niveau des commandements d’unités placées dans un même champ horizontal). Dans chaque structure constitutive de l’armée, en s’arrêtant tout de même aux plus petites unités où la proximité organique entre les chefs et les soldats est trop grande, on retrouve cette rupture entre les deux mondes, — le monde virtualiste de la technologie qui est la référence du commandement pour ordonner l’action et le monde réel de la guerre en cours. Bien entendu, c’est le monde virtualiste qui donne des ordres au monde réel pour intervenir dans le monde réel.

Cette évolution est évidemment dans le sens de la philosophie impliquée par la technologie d’informatisation et de reconstitution du monde en un artefact absolument contrôlable et malléable. C’est dans la logique de cette philosophie de guerre (pour ce cas, mais retrouvée dans tous les autres domaines de l’activité humaine) qui cherche à écarter définitivement le caractère incontrôlable de la guerre pour assurer une maîtrise totale des événements par la voie la plus radicale, — créer les événements, ce qui dispense par définition de la recherche de leur maîtrise.

Le résultat est un aveuglement complet du commandement ; mais non par cécité, qui est un handicap physique que rejette absolument la technologie et qui pourrait être soigné, mais par rejet pur et simple de la réalité. Dans le champ de la réalité, que nous nous entêtons à privilégier pour comprendre la réalité du monde, la situation actuelle nous ramène à celle de 1914, en bien pire.

La situation de 1914, qui dura à peu près tout au long de la guerre mais fut rompue sur la fin notamment par l’introduction de nouvelles technologies offensives exploitées par une stratégie à mesure, était celle d’un aveuglement imposé au commandement durant les opérations. Nous définissons cet aveuglement dans l’extrait d’un travail, dans ce cas sur la Grande Guerre, que nous sommes en train de réaliser (nous publierons prochainement ce travail dans son intégralité), — de cette façon:

«Après la guerre de mouvement initiale, qui fut marquée par des pertes élevées justement à cause de la présence de ces armes nouvelles, après la bataille inspirée (La Marne [septembre 1914]) qui brisa l’élan initial de l’invasion et renversa le cours de la guerre, l’épuisement, la fatigue, la réduction des forces forcèrent au choix de la position statique. La mécanique qui avait compromis le mouvement avait empêché l’ultime phase de la bataille de mouvement renversée, de la bataille débouchant sur l’issue du sublime, — l’exploitation de sa victoire stratégique ultime par le vaincu tactique de la campagne. La victoire stratégique française avait été la réaction suprême de la volonté contre l’empire de la puissance mécanique. La logique de la guerre dans ce qu’elle peut avoir de sublime, — lorsque la science militaire fait volte-face pour devenir art militaire et rejoint la justice transcendante, — cette logique était pervertie, bafouée, brisée et réduite. La guerre fut profondément différente. Le monde changea, ou plutôt il bascula. Des armées entières furent paralysées, leurs soldats subirent la mitraille sans pouvoir rien sinon subir le pire, jusqu’au sort d’une mort terrible et paralysée. Lorsqu’un général voulait briser cet infernal enfermement, il provoquait une tuerie monstrueuse. On reprocha souvent et l’on reproche toujours à ces généraux d’être des bouchers. L’argument est facile et vous pare à bon compte d’une bonne conscience d’humaniste ; il vous donne les atours de l’esprit libre et vous permet de pérorer ; vous êtes pacifiste sans vous engager ; vous êtes anti-militariste sans vous brouiller avec l’Hôtel des Invalides et la rue Saint-Dominique. En un mot, vous êtes irresponsable.

»On trouve l’explication technique qui fait le cas qu’elle mérite de cette brillante plaidoirie dans le travail récent d’un historien militaire, Sir John Keegan et sa Première Guerre Mondiale (1998 et 2003). Le livre n’apporte rien sur l’essentiel en plus de présenter une vision extraordinairement britannique de la guerre (la guerre comme un grand affrontement Angleterre-Allemagne, la France comme complément utile ici et là). Certains détails sont utiles, comme celui que je cite ici. L’argument s’appuie sur la conjonction de deux facteurs, là aussi avec le déséquilibre des progrès complémentaires : d’une part, l’extension du champ de bataille au-delà du champ visuel, forçant les commandants de théâtre à se reposer sur les communications pour avoir une vision de la bataille qui leur permettrait de la conduire et d’offrir les décisions qui importent au moment qui importe ; d’autre part, la vulnérabilité de ces communications (par fil), qui conduisait dans la plupart des cas à leur destruction au début de la bataille (l’artillerie écrasant et coupant les fils) et rendait les chefs aveugles et sourds. Les erreurs sont inévitables sinon inéluctables et elles sont multipliées par l’énorme puissance de feu du facteur défenseur statique (artillerie et mitrailleuses). Le feu devient affreusement meurtrier lorsque l’attaque se développe en aveugle et sans coordination. “Le rideau de fer de la guerre est descendu entre les commandants, quel que soit leur grade, et leurs hommes, écrit Sir John, les coupant les uns des autres comme s’ils se trouvaient sur des continents différents. […] Tant que les ressources nécessaires à la modification d’une bataille (véhicules blindés tout-terrains fiables, émetteurs-récepteurs portables) font défaut (et elles continueront cruellement à le faire le temps de se développer, ce qui prendra plusieurs années), les généraux sont entravés par une technologie ô combien apte à la destruction massive de la vie, mais tout à fait inapte à leur donner la flexibilité de contrôle qui pourrait maintenir ces massacres dans les limites du supportable.”»

Cette retrouvaille de la postmodernité technologique et américanisée des conditions d’aveuglement imposées de 1914 n’implique nullement un retour réel à 1914, sinon un retour à 1914 “en pire”. (Il n’est plus question des pertes astronomiques de 1914 puisque la guerre et la technologie de l’armement ont complètement changé. Il est question, par exemple, de pertes civiles bien plus considérables chez l’ennemi et de conséquences stratégiques indirectes catastrophiques. L’Histoire dira si cela ne vaut pas, là aussi, 1914 “en pire”.) Dans l’intervalle, nous avons transformé notre psychologie jusqu’à la certitude qui est en fait une suffisance et une arrogance complètes. La preuve en est que l’article de Defense News cité, décrivant cette catastrophique évolution, se termine sur l’assurance que, l’erreur fatale étant complètement démontrée, nous continuerons grosso modo dans la voie de cette erreur…

« …Maj. Gen. Udi Shani, the outgoing director for C4I on behalf of the IDF General Staff, lamented the negativity surrounding the concept of plasma, insisting that digitized, networked forces are a critical requirement for modern fighting forces.

»“Plasma is positive,” said Shani, who is leading an internal probe into the performance of the IDF’s leadership during the recent war. “It’s a metaphor for bringing information to the end-users. And we did this during the war with unprecedented success.”

»Shani said the “bad press” accorded to the concept of plasma has more to do with what IDF leaders did with the information and how commands were translated and implemented by subordinate forces.

»“All I can say at this point is that the drive toward a networked, interlinked force is correct,” he said. “But information provided by the net should complement, not replace, more traditional means of command and control.”»