Retour sur Katyn 2010: le geste de Vladimir Poutine

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Retour sur Katyn 2010: le geste de Vladimir Poutine

L’exercice traditionnel de la rétrospective de l’actualité de l’année donne l’occasion de revenir sur une notion quelque peu discréditée. Cette occasion est fournie par l’émission d’analyse Médialogue (Radio Suisse Romande) du 21 décembre 2010, qui revenait sur le crash de l’avion présidentiel polonais lors des commémorations conjointes russo-polonaise du massacre de Katyn par la police de Staline il y a 70 ans.

L’invité de l’émission est Eric Hoesli journaliste, directeur éditorial du groupe suisse Edipresse et connaisseur de la Russie. Il commence par rappeler le contexte général extrêmement difficile et lourd entre la Pologne et la Russie et les relations singulièrement «exécrables», tournant parfois à «la hargne», entre les frères jumeaux Kazsinski (Lech, le président, et Jaroslaw, le premier ministre) et le premier ministre Vladimir Poutine. Puis cet accident qui survient «sur l’endroit le plus symbolique possible pour les Polonais»…

Puis voici le passage qui m’intéresse :

«Ce qui est fascinant dans cette affaire, c’est que naturellement, on aurait pu imaginer que tout aille vers le pire, parce que précisément, les opinions publiques [polonaise et russe] étaient toutes les deux dressées l’une contre l’autre, [il y avait] beaucoup de malentendus, une charge symbolique extrême. Donc on était vraiment sur le faîte de, disons de la montagne, et tout à-coup finalement les choses basculent du côté positif.

»C’est une véritable surprise, et c’est dû à quelques gestes.

»Il y a un geste extrêmement fort qui a été fait sur les lieux mêmes du crash par Vladimir Poutine qui a accouru immédiatement après l’annonce de la catastrophe, qui retrouve le premier ministre polonais [le frère jumeau de Lech] ; et le premier ministre polonais, a un moment, est complètement accablé par le spectacle de ces débris, tombe à genoux sur le sol, met ses mains sur le visage, et Vladimir Poutine le prends par les épaules, le redresse et le prend contre lui.

»Et ce geste qui a passé en boucle sur les télévisions polonaises, qui pouvait difficilement être un geste non spontané on imagine difficilement quelqu’un calculer ce type de geste – a tout d’un coup donné une dimension totalement différente, aux Polonais, de Vladimir Poutine. Et je crois que ce premier geste-là, suivi alors ensuite d’une série de décisions d’ordre politique et de communication en Russie, ont fait basculer ensuite l’analyse de la tragédie du bon côté. Une des grandes décisions a été la décision de la télévision russe de passer immédiatement sur la première chaîne, donc la chaîne de plus grande audience, le film d’Andrzej Wajda, “Katyn”, film qui n’avait jamais été présenté (...) »

Contrairement à ce que les blasés diront, le geste, le beau geste, a toute sa valeur, et ne se réduit de loin pas à un calcul, mais engage une authenticité. (Bien sûr Poutine est un politique, bien sûr il est soumis à des calculs de raisons d’Etats, bien sûr qu’il emploie les médias, la force, la ruse etc. C’est très exactement le cas des tous les hommes politiques. Après cela, au-delà de cela, il y a ceux qui sont capable de faire des beaux gestes, et il y a les autres…)

Cette histoire de geste m’a fait penser à quelques lignes lues dans un livre d’entretiens avec Karlfried Graf Dürckheim (Frantz Woerly, 1985. L’esprit guide. Entretiens avec Karlfried Dürckheim. Edition Albin Michel), pp. 103-104 :

«Tout autre chose est « le corps qu’on est ». C’est l’ensemble des gestes dans lesquels on s’exprime et on se réalise, dans lesquels on se présente en tant que quelqu’un. (…) Tout s’exprime dans des gestes. (…) Pourquoi est-il important de voire cette différence lorsque l’individu se cherche pour devenir celui qu’il est au fond de lui-même ? Parce que ce sont les gestes dans lesquels il se présente et non pas l’efficacité qui sont le signe de son être. (…). Si l’on s’agenouille, c’est un geste d’humilité. Et ce geste n’exprime pas l’humilité, mais il réalise aussi intérieurement une façon d’être là qui représente l’humilité. Chaque geste n’exprime pas seulement ce qu’il exprime, mais il réalise ce qu’il exprime».

On se trouve là à l’opposé de la vulgate ordinaire qui veut qu’il y ait une différence entre le fond et la forme, que l’on pourrait séparer rationnellement, distinguer analytiquement et avec brio (comme dans toute dissertation) etc. etc.

Or bien évidemment, comme l’ont montré moults êtres humains de Diogène à Dürckheim, il y a un rapport entre l’éthique et l’esthétique, il y a une continuité entre le fond et la forme, comme il y a continuité entre soi et ses paroles (Meschonnic, La rime et la vie), entre soi et ses gestes, entre les fins et les moyens etc.

Illustration a contrario

L’émission passée le 09.02.2010 sur Arte, Main basse sur l'info. Huit journalistes en colère, que Ilker de Paris analyse sur le forum dans son post d’avant-hier, en fournit la parfaite illustration par la négative.

Une pseudo citation attribuée à Victor Hugo dit que «la forme, c’est le fond qui remonte à la surface» (la seule citation vérifiable de Hugo est «Le fond, c'est la forme», dans «Utilité du beau», Proses philosophiques de 1860-65).

C’est si vrai que trente secondes de visionnement de ladite émission ne vous laisse aucun doute sur le fait qu’il n’y a pas un seul picogramme d’authenticité. Faites l’exercice de ne vous concentrer que sur la seule forme (il est d’ailleurs difficile de se concentrer sur ce qui y est dit, tant c’est vide, creux, haché, déconnecté, déstructuré !). C’est tout simplement moche : séquences saccadées, mines d’enterrement, musique abrutissante, rythme ne vous laissant pas le temps de retourner une phrase dans la tête pour y réfléchir etc. Et cela reflète ma foi parfaitement la mocheté du fond : accumulation brute de clichés et de légende, affirmations gratuites voire faussaires, fausses confessions, grossièreté de l’opération de communication...

(La seule chose à sauver est quand M. Pujadas dit «que le problème est en nous», puis «que le journalisme souffre d’abord de conformisme et de mimétisme», qu’il vit isolé dans sa bulle, à l’écoute de son petit ego creux. De fait ! Hélas, aussitôt après avoir sorti cette petite vérité qui sert à appâter le chaland, Pujadas retombe dans un semblant de démarche rationnelle et objective, se demandant par exemple si, pour les suicides de France télécom, on se trouve «dans la moyenne pour la période» ou pas. Comme s’il était normal de se suicider au travail, comme si le travail des RH et du new management, avec leur grande considération humaine, n’y était pour rien, comme si les contraintes économiques étaient incapables de faire souffrir les hommes... Le reste de l’émission n’est plus que “coassement de crapaud”).

Entre le geste de Poutine envers Jaroslaw qui vient de perdre son frère à Smolensk Nord, et le blabala “mis en scène” des journalistes sur Arte, quelle différence !

Christian Steiner

LIENS

• Eric Hoessli sur le Caucase, s’exprimant dans une autre émission de la Radio Suisse Romande

• Le film Katyn du réalisateur polonais Andrzej Wajda : le site du film ; extrait sur Dailymotion ; sur Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Katyń_(film)

Main basse sur l’info. Huit journalistes en colère (Arte>D>, 09.02.2010), signalé par Ilker de Paris, sur YouTube : partie une, partie deux, Partie trois ?