Retour sur le marché des F-16 polonais pour y trouver la marque de BPJ

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Retour sur le marché des F-16 polonais pour y trouver la marque de BPJ

On a vu récemment que BPJ (Bruce P. Jackson) est de retour. Cet homme d’alcôves diverses est discret mais malgré tout célèbre. C’est là son paradoxe, permis par un système qui s’appuie essentiellement sur des forces d’influence maniant sans aucune retenue les armes habituelles de ces milieux. L’audace de ces pratiques n’a d’égale que la naïveté avec laquelle nombre de commentateurs européens les interprètent.

Bruce P. Jackson est discrètement célèbre pour de nombreux cas, dont certains pourraient être tenus pour exemplaires. C’est sans aucun doute le cas du marché des 48 avions de combat F-16 américains vendus à la Pologne (marché conclu début 2004).

Nous rappelons ici les conditions de ce marché en publiant une analyse (dans sa version française), extraite du n°79 (décembre 2004) de notre Lettre d’Analyse Context)

Un bouleversement de substance

Le 17 octobre 2004, le Los Angles Times et le Boston Globe publièrent le même long et intéressant article qui détaillait les conditions réelles de la vente, conclue début 2004, de 48 avions de combat Lockheed Martin F-16 à la Pologne. Le contrat portait sur une vente directe de $3.5 milliards et sur un volume d’investissements américains en Pologne, promis par la partie américaine, de $6 milliards. L’article observait que « the United States brought the full force of its powerful economy to bear on prospective military allies ». De façon beaucoup plus abrupte, et, par consequent, bien plus significativement, un consultant polonais, Gregory Filipowicz, nous expliqua que « Lockheed didn't win the contract, the U.S. government did, with pressure and support coming from the very highest levels. They created a program that, politically and economically, was very hard to say no to ».

Mais l’apport principal de l’article concerne ce qui, rétrospectivement, fait l’aspect le plus intéressant de la vente. Il s’avère que l’engagement militaire polonais en Irak a été décidé dans le cadre du contrat des F-16, les promesses de forts investissements américains ayant servi de “paiement” pour l’engagement polonais. L’article note que l’annonce par les Polonais (le 12 octobre 2004) du début du retrait de leur contingent début 2005 s’inscrit directement « after Polish officials complained that the F-16 deal is not producing as much U.S. investment as they anticipated, though they have long denied any relationship between the deal and the troops ».

C’est ce point qui doit retenir notre attention parce qu’il s’agit là de quelque chose de tout à fait nouveau. Le marché des F-16 polonais doit en effet impérativement être apprécié d’un point de vue politique, à la lumière de l’interprétation que nous propose l’article cité, qui ne fait que synthétiser une tendance évidente. Il s’agit d’une des ventes les plus longues à réaliser de l’histoire du transfert des armements, et qui a changé de substance en cours de route.

Perspective historique

La vente des F-16 à la Pologne ne peut être comprise, d’abord, qu’au travers d’une perspective historique : la tentative d’investissement de l’Europe de l’Est, puis de l’Europe tout court, par les Américains. En 1991, Richard Nixon avait écrit un long article où il préconisait une tactique dite de “back door” pour investir l’Europe : investir l’Europe par l’Europe de l’Est libérée des communistes, par “la porte de derrière”. La vente des F-16 à la Pologne et la poussée politique qui la précède ou/et l’accompagne suivent exactement ce schéma. Au bout de la manœuvre, on trouve pourtant quelque chose qui ressemble à une impasse… C’est là tout le sel de cette affaire qui restitue une idée désormais connue, apparentée au “Plan Schlieffen” de 1914 : une succession de victoires tactiques aboutissant à une défaite stratégique (voir notre rubrique Notes de Lectures, du 8 septembre 2002)

• Les négociations pour la vente des F-16 ont commencé en 1991-92 (parallèlement à d’autres propositions faites par d’autres concurrents européens), en même temps qu’il apparaissait que le bloc oriental sous domination soviétique, avec notamment la Pologne, achevait de se désagréger en tant que tel en même temps que le communisme s’effondrait dans l’ex-URSS.

• Ces négociations ont connu une première transformation (en fait une accentuation de la pression US amenant cette transformation) en 1993-94. Durant ces deux années eurent lieu les élections mid-term aux USA, avec la mobilisation des électeurs démocrates d’origine polonaise faite au nom de la promesse par l’administration Clinton (démocrate) d’ouverture de négociations pour l’adhésion de la Pologne à l’OTAN (en même temps que deux autres pays de l’ex-bloc soviétique, la Tchécoslovaquie se transformant bientôt en Tchéquie et Slovaquie, et la Hongrie).

• Après la réélection de Clinton en November1996, un puissant lobby US se mit en place, favorable, au travers de l’élargissement de l’OTAN, à l’établissement de liens nouveaux entre les USA et l’ex-Europe soviétisée. On trouve dans ce lobby un homme emblématique, l’organisateur en chef de l’opération, Bruce P. Jackson, créateur d’une association favorable à l’élargissement de l’OTAN, proche du groupe néo-conservateur US Project for the New American Century (PNAC) qui regroupe les néo-conservateurs, et où Jackson se trouve en très bonne place. Jackson sera plus tard (début 2003) l’initiateur de la “lettre des 10”, lettre commune de soutien à la politique US en Irak des dirigeants de dix pays européens ex-communistes, dont la Pologne.

Le rôle et la carrière de Bruce P. Jackson pour mieux éclairer les conditions qui gouvernent le changement de substance du marché des F-16 polonais

Dans un sens, le rôle fondamental dans cette affaire d’un homme, Bruce P. Jackson, permet de mieux en comprendre les dimensions et les implications, notamment pour conformer l’évolution du marché polonais des F-16 l’évolution structurelle du pouvoir aux USA. On s’aperçoit en effet que cette évolution structurelle joue certainement un rôle également fondamental dans l’évolution du contrat des F-16 polonais. A l’image du rôle de Bruce P. Jackson, il y a eu une évolution stupéfiante dans le monde de l’industrie de l’armement et tout ce qui en dépend.

Jackson est un ancien officier de renseignement des Special Forces de l’U.S. Army, spécialiste des “missions spéciales”, notamment en Bosnie et au Kosovo, travaillant entre temps avec Richard Perle au Pentagone en 1986-87, entré à Lockheed Martin en 1993 et devenu Vice-Président de Lockheed Martin de 1997 à 2001. Jackson n’a jamais vraiment séparé ces diverses activités et des témoignages privés le signalent effectuant des opérations secrètes en Bosnie en 1994 alors qu’il émarge déjà chez Lockheed Martin. Ce baroudeur, idéologue néo-conservateur, est donc aussi un vendeur de F-16 (autant qu’un stratège et un collecteur de fonds du parti républicain). Il marque bien l’“idéologisation” de la vente d’armements, avec les liens établis entre l’industrie d’armement et le complexe militaro-industriel, et les groupes idéologiques durs comme les néo-conservateurs. L’élection de GW Bush et l’attaque du 11 septembre 2001 vont définitivement fixer cette alliance.

Le rôle et l’importance de Jackson, notamment dans le marché des F-16 polonais, sont bien résumés par cette appréciation de Stephen Gowans, dans un article intitulé « War, OTAN Expansion and the Other Rackets of Bruce P. Jackson », dans What’s Left du 25 Novembre 2002 : « Mr. Jackson was Vice President for Strategy and Planning at Lockheed Martin Corporation, which means that while Jackson was founding the U.S. Committee for OTAN and the Project for Transitional Democracies; while he was serving on the board of the Project for the New American Century; and while he was chairing the Republican Party subcommittee on foreign policy — all of which advocated more defense spending — Bruce P. Jackson was also working for a company that stood to gain the most from stepped up spending on weapons. »

Renversement de l’Est vers le Sud

Le marché des F-16 polonais, avec son implication ultime (engagement polonais en Irak contre des investissements US dans le pays), représente un décalque parfait de l’évolution de la politique US et de l’orientation de l’OTAN. L’évolution géopolitique schématisée de cette évolution est effectivement celle d’une politique poussant vers l’Est puis basculant en quelques années vers le Sud de cet Est : poussée vers l’Europe de l’Est anciennement communiste (avec la politique américaine poussant activement à l’élargissement de l’OTAN) basculant vers le Sud, c’est-à-dire vers le Moyen-Orient et l’Irak. Effectivement, cette ré-orientation est celle de la politique américaine, mais, aussi, celle que les Américains voudraient voir suivre par l’OTAN. On voit combien cette schématisation reflète et engendre littéralement l’orientation de la Pologne dans cette affaire : le marché des F-16 étant présenté d’abord comme une illustration concrète de l’élargissement de l’OTAN vers l’Est, principalement par le biais de ces pays dont la Pologne est le leader, et le plus puissant ; devenant ensuite l’enjeu d’un engagement de la Pologne en Irak.

Il s’agit surtout d’un renversement du cadre d’intervention du marché de l’armement. Au début, le marché polonais avait été perçu dans un cadre régional bien délimité. Il s'agissait d'une concrétisation de l'emprise américaine sur les pays de l'ancienne Europe de l'Est communiste, nouveaux adhérents à l’OTAN (et à l'EU). La perspective “diplomatique” et géostratégique était clairement établie, dans le cadre des relations transatlantiques et de la politique d'influence américaine en Europe. Dans cette façon de voir, il n'y avait rien de fondamentalement nouveau, sinon peut-être les méthodes. Cela fait soixante ans que les Américains exercent leur influence en Europe, directement par l'intermédiaire de l’OTAN d'une part ; indirectement par l'intermédiaire de ventes d'armes américaines aux pays européens de l’OTAN d'autre part, selon une programmation inspirée par l’OTAN elle-même, c'est-à-dire par les Américains. Avec la révélation de l’engagement polonais en Irak, on constate, à l’image de l’évolution de l’OTAN pressée par les Américains de s’impliquer en Irak, que le cadre est passé du régional au cadre général de la grande géopolitique.

Les méthodes employées autour du marché polonais, notamment avec l’intervention de Jackson, avaient déjà signalé une privatisation de l'action diplomatique US, sous l'influence des groupes idéologiques les plus extrémistes et de l’industrie, bien dans la manière de la nouvelle action politique américaine depuis le 11 septembre 2001. Ce que font apparaître les conditions du marché (donnant-donnant entre investissements US et engagement polonais en Irak), c'est que cette dimension méthodologique rencontre une orientation géopolitique également nouvelle, qui n'avait pas été saisie dans toute son ampleur dans les premières appréciations sur le marché. En quelque sorte, comme disait Sartre à propos de l’existentialisme, “l’existence précède l’essence” : la vente des avions de combat, qui devrait être la conséquence d’une politique et/ou d’une grande géopolitique, en devient la cause pour un pays comme la Pologne.

Le point de pression

Un expert en investissement financier suisse, le docteur Franz-Heinrich Heismann, observait en septembre 2004 que la structure du pouvoir, ces dix dernières années, avait changé de façon substantielle, comme on l’avait prévu, mais d’une façon exactement inverse à celle qu’on attendait : « On attendait l’explosion de l’importance des corporate dans la structure du pouvoir, vers ce qu’on nomme le “Corporate Power”, d’une façon assez classique. On attendait que la politique s’efface du pouvoir au profit de la seule économie, c’est-à-dire que les directions politiques en place fussent complètement acquis à la seule logique économique. La réalité est que, en quelque sorte, le contraire s’est produit : le Corporate Power s’est effectivement affirmé mais c’est la politique qui a envahi les conceptions et la vision du Corporate Power et non les conceptions économiques du Corporate Power qui ont envahi les directions politiques. » C’est effectivement un phénomène remarquable par rapport à la perception qu’on avait dans les années 1990 où c’était l’économie et le monde financier qui dominaient les réflexions avec la globalisation économique et financière, la création de “bulles financières”, etc.

Heisman aurait pu effectivement citer le cas de Bruce P. Jackson et de Lockheed Martin. A ceux qui remarqueraient que ces hypothèses sur la “politisation” du corporate power sont contestables dans la mesure où le but de LM est de vendre des F-16 et qu’il est atteint, on répondra que tout, dans le passé des 50 ou 60 dernières années, montre que cette sorte de but est toujours atteint (surtout dans un cas aussi spécifique que celui de la Pologne, dans le cadre de l’OTAN, comme on l’a exposé plus haut) ; et il fut atteint jusqu’ici sans que les sociétés américaines telles que Republic, North American, Lockheed, McDonnell Douglas, Northrop, General Electric, vendeurs des F-84, des F-86 et F-100, des F-104, des F-4, des F-5 et des F-16 respectivement (ces avions vendus aux pays de l’OTAN), aient eu le moindre besoin de se “politiser” au point d’avoir à monter des campagnes et à organiser des actions pour susciter et obtenir des orientations politiques.

Pour ce cas des F-16 et de Bruce P. Jackson, on peut très raisonnablement se demander, avec la forte chance d’une réponse positive, dans quelle mesure un tel marché F-16 versus “engagement en Irak” aurait été possible sans la campagne préalable de Bruce P. Jackson dans les anciens pays communistes de l’Europe de l’Est, notamment en Pologne. Sans elle, l’entrée de la Pologne (et des autres pays de l’Est) dans l’OTAN aurait été moins facile, et l’évolution qui a suivi, avec intégration accélérée dans le système d’influence US, beaucoup moins possible. Cette nébuleuse a joué un rôle essentiel et l’on peut évidemment avancer que Lockheed Martin, avec Bruce P. Jackson, y ont joué eux-mêmes le rôle le plus essentiel. Dans cette matière, le gouvernement US a appuyé cette action, mais de façon beaucoup plus éloignée qu’on croit (notamment, d’ailleurs, parce que le groupe LM/Jackson avait l’orientation qu’on sait: c’est là aussi reconnaître la dimension politique de l’action).

Le ‘point de pression’, ou le moment du basculement vers l’action politique à cause de la pression des événements

La question posée par le professeur Heisman et que nous appliquons au cas LM/Jackson revient à déterminer dans quelle mesure c’est Lockheed Martin (LM) qui est intervenu dans la politique (en s’en servant, naturellement) pour vendre ses F-16 à la Pologne, ou si c’est la politique, qui, pour s’exprimer, a choisi le biais de la vente des F-16 à la Pologne, c’est-à-dire Lockheed Martin. C’est la thèse du ‘Pressure Point’, qu’on trouve dans les analyses générales sur l’évolution de l’économie et de la politique dans le domaine du transfert des armements: à quel moment la pression exercée par les événements devient assez forte pour rompre l’orientation générale des choses, avec des conséquences imprévisibles, et tout cela dans un direction qui reste à déterminer, soit vers le politique, soit vers l’économie. Posée sur un plan différent pour le domaine qui nous importe, la question sur la vente des F-16 polonais devient : ‘cette vente (aspect économique) aurait-elle eu lieu si la guerre en Irak (aspect politique) n’avait pas eu lieu ?’ La réponse est alors : il est bien possible que non, que cette vente ne se serait pas faite. Et cela aurait alors constitué un changement radical par rapport aux coutumes de l’Europe membre de l’OTAN dans la deuxième partie du XXe siècle.

Il s’agit d’une situation complètement inédite. Effectivement, des sources officielles US précisent que, moins d’un an plus tôt (en 2001), la vente des F-16 n’était certainement pas acquise. Certains avantages économiques, — ou promesses d’avantages économiques, dans tous les cas, — ont été décidés dans les derniers mois, sur la pression du pouvoir politico-économique américain à partir du moment où l’on avait identifié cette possibilité de lier la vente à l’engagement polonais en Irak. On peut avancer l’hypothèse que ces pressions très avantageuses pour la Pologne ont constitué l’avantage décisif dans ce marché. Un analyste européen des questions économiques de défense résume cet aspect du marché en observant : « En fait, on peut avancer de façon quasiment certaine que, sans l’attaque du 11 septembre 2001, l’affirmation US qui a suivi et les pressions exercées sur les pays européens, la vente des F-16 à la Pologne n’aurait pas eu lieu sous cette forme, qu’il y aurait eu des formules intermédiaires, voire un partage entre des avions européens et des avions américains, ou plus différent encore, avec la possibilité de vente d’avions européens seulement, voire encore un délai de la vente… »

Corruption ou politique?

Dans le même article déjà mentionné (Los Angeles Times du 17 Octobre 2004), l’auteur mentionne cette appréciation du marché F-16/Pologne, avec les incidences politiques qu’on a vues :

« Although perhaps not rising to meet Kerry's contention before the war that the United States formed a ‘coalition of the bribed, the coerced, the bought and the extorted’ in Iraq, the type of economic incentives won by Poland were called ‘economic bribes’ this year by Rep. Duncan Hunter of California, the Republican chairman of the House Armed Services Committee. »

C’est en effet, en général, la manière dont ce marché fut apprécié par les observateurs lorsque toutes ses conditions furent connues. Plutôt que de rejeter ces jugements en fonction de ce qu’on a exposé précédemment, on avancera qu’aujourd’hui le concept de “politique” mérite une réappréciation. L’action de l’administration GW Bush y pousse à plus d’une occasion, lorsqu’on voit le rôle que joue l’argent dans la manufacture de sa politique, jusques et y compris ses applications militaires les plus spectaculaires. (On se rappelle le rôle qu’a joué dans la partie offensive de la guerre contre l’Irak le fait d’avoir “acheté” des généraux irakiens [voir notre F&C du 20 mai 2003].)

Ainsi, le marché des F-16, qui pourrait apparaître comme un cas de ‘corruption économique’, ne l’est pas stricto sensu, ou bien alors il faut donner un autre sens au concept de ‘corruption’. L’un des aspects les plus visibles de la différence dans la définition du concept est évidemment que cette “corruption économique” se fait en plein jour, de manière officielle, et est présenté comme un acte légal, alors que la définition classique de la corruption est qu’il s’agit d’un acte clandestin, dissimulé, et d’un acte illégal. Dans le cadre général que nous envisageons ici, cette intervention de type ‘corruption’ selon l’idée que s’en fait le député Hunter ne répond pas aux critères habituels de la corruption.

Nous ne portons ici aucun jugement moral sur cet aspect du marché, selon la définition de Hunter (bien que le jugement moral ait évidemment sa place). Nous constatons simplement que le caractère exceptionnel de ce marché est confirmé et encore amplifié dans la mesure où, effectivement, des actes que certains qualifient de “corruption” et qui, par ailleurs, ne présentent pas toutes les caractéristiques de la corruption, ont eu lieu.

Quoi de neuf pour l’Europe?

Il importe, pour en saisir tout le sens politique, de replacer ce marché des F-16 polonais dans le cadre géographique qui est le sien, qui est celui de l’Europe. Certains pourraient juger le problème réglé en rappelant la distinction de Rumsfeld entre ‘old Europe’ et ‘new Europe’ (en février 2003). Cette distinction arbitraire n’a plus guère de sens, si elle en eut jamais beaucoup. The Times de Londres, qui n’est pas précisément pro-Européen (tendance française) et anti-américain, écrivait le 16 November, en marge de la visite de Chirac à Londres :

« Europe is divided but Donald Rumsfeld’s ‘old’ versus ‘new’ Europe distinction is misleading. Was Spain ‘new’ Europe during the war and ‘old’ Europe now under its socialist government which has withdrawn troops from Iraq? And what about the Central European countries which are also pulling out their troops? On the European side, too, France leads a group disinclined to accept America’s lead. President Chirac talks about a multipolar world in which a united Europe is even more necessary in face of global powers. »

Comme on l’a vu, le caractère exceptionnel de la commande de F-16 polonais est effectivement le passage des considérations de la décision de la dimension régionale (transatlantique, Europe et OTAN) à une dimension globale (commande dans le cadre transatlantique et OTAN lié à la crise irakienne). On l’a vu également, que ce passage se fasse à l'occasion d'un processus impliquant évidemment un fait de corruption massive, de type économique (selon l'appréciation du député américain Hunter) n'enlève rien à la signification politique nouvelle qu'on peut lui trouver. Au contraire, que les voies vers cette transformation soient aussi “inavouables” (selon les définitions classiques) ne fait que donner plus d'importance à cette transformation. Dans ce processus les Polonais jouent à peine le rôle de comparses, à l'image d'une direction qui est pour l'instant la simple émanation d'un appareil d'apparatchiks communistes reconvertis aux opportunités capitalistes et américanistes. Le rôle transformateur majeur est joué par les Américains, dont la diplomatie est aujourd'hui incapable de se détacher d'un seul objet, absolument fascinant pour elle : la lutte contre le terrorisme, avec comme moyens l'outil militaire (priorité absolue), le rôle des moyens financiers (‘corruption’ ou pas selon la définition qu’on sollicite), le rôle essentiel de l'industrie de l'armement.

La signification pour l’Europe d’un marché qui va s’avérer révolutionnaire et déstructurant pour les conditions habituelles de transfert des armements

Cette attitude est complètement déstructurante et soumet l'effort diplomatique aux moyens de le réaliser. Ainsi, les matériels militaires, dont la vente peut faciliter la “corruption” des partenaires et, par conséquent, conduire plus rapidement à des décisions jugées favorables par Washington, sont élevés au rang des plus nobles méthodes de la diplomatie traditionnelle. Par conséquent, la décision de choix d'un matériel militaire est elle-même “anoblie” et peut devenir une manière de signaler un engagement diplomatique sans avoir à recourir aux méthodes traditionnelles du domaine (le traité notamment et, en général, tout texte formel pouvant aboutir à un accord temporaire ou à une alliance plus structurelle). Sans le percevoir, les Américains donnent à leurs concurrents, particulièrement les Européens, des arguments nouveaux et particulièrement redoutables, du type “préférence européenne”. Ils se privent eux-mêmes de l'argument principal qui a toujours accompagné leurs ventes d'armes, le plus souvent présentées comme des transactions économiques, technologiques, et militaires du point de vue technique ; ainsi était dissimulé le facteur d'influence qui accompagnait ces ventes, qui était peu acceptable si l'argument politique était présenté en plein jour, dans la mesure où il mettait également en évidence les ambitions hégémoniques américaines.

Cette interprétation nouvelle du marché polonais, jusqu'alors cantonné dans une catégorie annexe des rapports régionaux entre l'Amérique et l'un de ses vassaux, lui donne une dimension exemplaire qui devrait influer sur l'appréciation des échanges de systèmes d'armes de hautes technologies. Il s'agit d'une dimension politique du plus haut niveau, puisque effectivement la commande de F-16 est assortie in fine de conditions politiques également du plus haut niveau. Ce marché va désormais servir de référence implicite pour l'appréciation des échanges de systèmes d'armes en Europe. Il réduit encore un peu plus la fiction selon laquelle ces échanges, en Europe, puissent être appréciés des seuls points de vue du commerce, de la technologie et des dispositions militaires opérationnelles. Il renforce un peu plus l'idée que ces échanges font partie du corpus politique européen le plus fondamental, celui qui définit et donne sa forme à la situation de la sécurité européenne. Les thèses politiques à cet égard devraient être renforcées, peut-être décisivement, si l'on se réfère à la situation de ce marché.

En commandant le F-16, tout se passe comme si la Pologne avait signé un traité politique avec l'Amérique (sans les contraintes formelles d'un traité, certes : nous parlons ici de l' “esprit” de la chose puisque, comme l’on voit, la Pologne pourrait évoluer si les conditions ne sont pas tenue). Désormais, il est certainement plus aisé de plaider la nécessité politique de la “préférence européenne” pour qui veut développer un argument en faveur d'une sécurité européenne qui le soit également en substance, c'est-à-dire qui le soit politiquement. Les Polonais ont donné aux Européens une leçon a contrario: l'armement de hautes technologies est bien une matière fondatrice de la ‘souveraineté européenne’, derrière laquelle courent tous les politiciens des pays européens qui appuient la sollicitation des suffrages de leurs électeurs sur leur engagement européen.


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