Réveillons perdus, carillons sans joie

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Réveillons perdus, carillons sans joie

3 janvier 2016 – Les “fêtes”, comme l’on dit pour désigner cette période du Noël au Jour de l’An, sont terminées. J’en garde une impression dont l’on trouvait déjà quelques éléments, sans aucun doute, dans le « Noël blanc-sombre » du 25 décembre, dans ce Journal dde.crisis ; j’en garde une impression étrange, cotonneuse, une impression d’être devant une chose extrêmement faussaire dans tous les sens, dans ces manifestations qui mélangent une certaine volonté officielle d’afficher leur aspect festif et une certaine retenue couarde sinon terrorisée de n’en pas faire trop ; une impression un peu douloureuse avec quelque mépris, l’impression de détachement de l’observateur sans surprise et absolument détaché... “Ce n’est pas mon monde, ce n’est pas mon époque, je n’ai rien de commun avec tout ça”, me dis-je à un moment ou l’autre, “et pourtant je m’y trouve et je m’en juge comptable” ; mélange d’indifférence et d’angoisse, avec ceci influant cela de façons antinomiques selon les instants, c’est-à-dire entre une indifférence angoissée et une angoisse indifférente. Je contemple tout cela et je me contemple en train de contempler tout cela, et je me dis : “Alors, nous y sommes ?”

J’ai eu vent, durant ces derniers jours que l’alarme instituée depuis 11/13 et Paris-attentats, continue à avoir des conséquences économiques, ce domaine qu’ils affectionnent tant. Cela s’est vu, c’est-à-dire que cela s’est confirmé, pendant ces “fêtes”, dans la très grande faiblesse des activités festives organisées, dans les restaurants qui décidaient de ne pas ouvrir pour le réveillon du Jour de l’An et dans les hôtels qui font le vide, et tous les autres établissements de ce genre. Comme signalé précédemment, les pétarades convenues de l’activité festive officielle-populaire qui effraient tant Klara ont été beaucoup moins nombreuses … Curieusement, le moment le plus assourdissant maintenant que je peux faire le bilan, et provoquant des tremblements incoercibles chez Klara, a eu lieu le soir de Noël, de 22H00 à une heure du matin : comme si, brusquement, le mot d’ordre enivrant “Paix sur la terre..., etc.” libérait une bouffée d’audace un peu coléreuse, presque de révolte, et parvenait à réduire un instant l’inhibition qui les a tous engourdis. (J’ai eu la surprise significative d’un réveillon du Jour de l’An beaucoup moins bruyant que celui de Noël à cet égard.) J’ai eu la sensation que les grands momentshabituels d’enthousiasme collectif, les rassemblements pour le passage à l’An Neuf qui font office aujourd’hui de Messe de minuit postmoderne, constituaient effectivement une révolte dont le sens profond est interprété par moi dans un mode terrifiant et accablant ; comme si l’on se révoltait du sort commun et que l’on reprenait un instant pour s’attacher soi-même aux chaînes du comportement conforme, – la fameuse “philosophie de l’optimisme” héritée des USA des années 1920, – pour proclamer : “Oui oui, nous sommes enchaînés et heureux de l’être, Alléluia !”

Au reste, et cela pour mesurer notre situation où triomphe la contradiction continuelle, l’inhibition générale qui a présidé aux “fêtes” vient également d’un enchaînement. Notre contre-civilisation au stade où elle en est devrait être désignée comme “la civilisation des chaînes”, avec ces moments très réussis d’enchaînement volontaire (La Boétie) vécus comme temporairement libérateur, au cœur du milieu ambiant d’une autre sorte d’enchaînement, dominant celui-là, l’enchaînement par inhibition. La Boétie disait asservissement (et “asservissement volontaire” pour son compte), mais je préfère parler des chaînes qui emprisonnent car la psychologie, complètement affolée, aux abois, n’est plus du tout adaptée à cette situation ; le qualificatif “volontaire” devient inapproprié, et je mettrais plutôt, à sa place, “erratique” (“enchaînement erratique”, tantôt volontaire tantôt pas, tout cela dans le plus complet désordre qui renvoie à la psychologie). Cela vaut encore plus pour nos dirigeants-Système et nos élites-Système que pour le reste, le vulgum pecus, car tout le monde est enchaîné l’un à l’autre. Pour les premiers, nos élites-Système, je me demande même si la coke et les divers produits à base d’amphétamine font encore leur effet.

Ainsi suis-je conduit à ma remarque générale, à la lumière des années de guerre-terrorisme que j’ai vécues dans ma jeunesse adolescente (j’en ai déjà parlé et certainement j’y reviendrai épisodiquement). La persistance de l’effet produit par 13/11, autant dans les directions-Système que dans le public unis dans la même attente angoissée, est pour moi un sujet de stupéfaction sans fin devant la disproportion absurde entre les effets qui ne se produisent pas et les causes qu’on ne cesse de décrire de plus en plus d’une couleur catastrophique. Il nous manque désormais le sens du tragique et la notion de l’héroïsme quotidien qui existent naturellement dans l’être confronté aux terribles embardées de l’Histoire, sauf s’il se trouve comme il est aujourd’hui corrompu par ce que je désignerais, presque comme l’on évoque un syndrome pour une maladie de l’esprit, donc que je désignerais comme “le syndrome de la fascination du serpent qui siffle et persif[f]le”.

Effectivement, la plupart des psychologies succombent à la fascination d’une narrative de la terreur-sans-fin, où l’être semble prêt à se trouver dans l’attente perpétuelle de ce qu’il imagine être l’évènement catastrophique de l’attentat terroriste. Il n’existe plus aucun sens de la mesure dans l’évaluation réaliste de ces actes possibles par rapport aux autres catastrophes en cours où nous avons l’essentiel des responsabilités (la destruction de pays entiers au nom d’arguments que nous avons grand-peine à identifier, et dans certains cas [l’Irak depuis 1991], la destruction plusieurs fois recommencée) ; aucune évaluation réaliste de ces actes possibles par rapport à ce que l’histoire courante, pour ceux qui consentent à s’y référer encore, nous montre en fait de véritables catastrophes. La fascination agit effectivement comme un venin, celui du “serpent qui persif[f]le”, qui semble nous paralyser dans cette attente catastrophique.

Nous ne savons plus vivre dans la tragédie de l’histoire selon sa réalité évènementielle, avec notre univers réduit aux “bulles” diverses constituées par les narrative. Cette situation extraordinaire n’est évidemment pas, – cela va tellement de soi qu’on me pardonnera l’affirmation sans réplique pour clore le débat, – l’effet d’un complot terrible ou d’une manœuvre dissimulée de forces humaines qui calculent l’application d’un plan général de conquête d’elles-mêmes, comme si la machination suprême se constituait en un labyrinthe où les manipulateurs seraient les premiers à se perdre, entraînant leurs supposées-victimes dans une traque qui ajouteraient une autre dimension à l’errance générale du désordre. Cette situation extraordinaire faite de narrative et de “bulles” diverses de communication semble être comme le produit naturel de cette contre-civilisation qui s’effondre dans la dissolution d’elle-même bien plus que dans le fracas des grandes catastrophes, comme si elle était devenue sourde à tout ce qui n’est pas l’illusion d’elle-même, dans l’instant du présent qu’on croit être fixé dans le Temps maîtrisé, comme si elle ne parvenait plus à faire entendre une structure sonore qui soit digne des grandes tragédies de l’Histoire. Cette situation engendre effectivement les migrations incertaines de la pensée et des émotions d’une population d’une civilisation-zombie suivant leurs inspirateurs-zombies (les Russes disent cela, on l’a vu), vivant dans un univers de carton-pâte et de papier-bouillie, comme dans une immense caverne-de-Platon ouverte à tous les vents et à toutes les illusions.

La tragédie de l’Histoire est réduite aux alertes de terrorisme qu’on ne peut imaginer que comme un épisode de la catastrophe suprême. Elle nous réduit, elle les réduit à des avortons pathétiques qu’on ne peut se résoudre à vraiment condamner tant ils sont victimes d’eux-mêmes, et tant ils montrent de faiblesse et d’abattement où nul ne peut trouver la moindre racine du Mal auquel ils succombent. Ils sont tous les architectes invertis de la destruction de tout ce qui est civilisateur, mais ils le sont trop sans la moindre conscience de l’être pour qu’on puisse songer sérieusement à en faire des coupables, et encore moins des bourreaux. La plus grande catastrophe de l’histoire du monde des humains s’effectue sans que les humains aient le moindre de leur mot à dire, s’exécutant pour jouer le rôle infâme du destructeur inconscient et irresponsable. La plus grande catastrophe de l’histoire du monde des humains s’effectuent alors que les humains ont perdu tout sens de ce qui est une catastrophe, toute perception de ce qui est historiquement catastrophique.

Ainsi mesure-t-on l’avancement irrésistible de la Grande Crise de l’Effondrement, – à la médiocrité économique de la période des fêtes de la fin de l’année 2015, aux réveillons perdus, aux carillons sans joie. “Pour qui sonne le glas ?” interrogeait-on avec angoisse in illo tempore ; “Pourquoi le glas ne sonne-t-il si faux ?” pourraient interroger aujourd’hui ceux qui gardent quelque conscience des grandes choses du monde ; “Qu’est-ce que c’est que cela, le glas ?” interrogent sans écouter la réponse ceux de ces temps présents qui n’arrivent plus, qui n’ont plus la force de justifier l’angoisse qui les ronge.