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267527 novembre 2021 – Je prends ma plume attristée et quelque peu venimeuse pour évoquer, de mon côté, une relation franco-allemande du passé à l’aube d’une nouvelle relation puisque nouvelle équipe à Berlin. Cette équipe-là, exposée sans détour par la case “bienpensance” par Maxime Perrotin interrogeant Pierre-Yves Rougeron, et définie dans le chapeau par la maxime de Léo Ferré « Quand c'est fini, n-ni-ni, ça recommen-ence », que je renforcerais par le fort bien-fondé “Plus ça change, plus c’est la même chose”.
C’est dire combien piteuses sont les perspectives après et peut-être avec (si 2022-catastrophe) un président français qui a tout fait pour rendre structurelle la posture de soumission empressée de la France. Macron fut à la fois l’intrigant et le machiavel des opérations anti-françaises “réussies” par l’Allemagne, et donc au final un président français niais et cocu pareillement. Tout pour être réélu.
Pour autant, il faut dire que le terrain était bien préparé. La relation franco-allemande fut, depuis l’après-guerre, en tous points une succession éminemment catastrophique. L’épisode le plus étonnant et le plus mal interprété fut celui de la tentative gaulliste de 1958-1963, avec l’échec retentissant que l’on sait. De Gaulle joua sur Adenauer, qu’il séduisit magnifiquement, alors qu’Adenauer était en bout de course et sur le départ, et ne put lui donner qu’un Traité de Paris, immédiatement amendé par la cabale proaméricaniste du Bundestag et vidé de toute substance. Jusque-là, rien à dire, sinon la fatalité des hommes qui passent et de la vieillesse qui l’emporte.
Ce qui m’importe beaucoup plus, c’est ce qui se passa juste avant, à cheval sur la fin de la IVème République (1957-58) et le début de la Vème (1958-1964), car sur ce point de Gaulle lâcha d’une manière assez étrange la proie qui était si vigoureuse (Franz-Joseph Strauss), pour l’ombre qui était si fuyante (Adenauer). A cet égard, les ‘Mémoires’ (*) de Strauss sont une mine d’enseignement bien peu utilisée par les historiens conventionnels, y compris ceux du gaullisme.
La grande affaire à laquelle je voudrais me rapporter est celle qui débute fin 1957, lors d’une visite de Jacques Chaban-Delmas, alors ministre de la Défense du gouvernement Felix Gaillard mais également fidèle gaulliste, au ministre allemand de la défense, le solide et puissant Bavarois Strauss. Dans le cours de l’entretien, Chaban propose rien de moins qu’une coopération nucléaire à l’Allemagne, avec participation minoritaire de l’Italie. Cette coopération commencerait par une participation conjointe (France 45%, Allemagne 45% et Italie 10%) à la construction de la centrale nucléaire de Pierrelatte, et elle promettait de déboucher sur la fabrication de l’arme nucléaire. Chaban expliqua que la crise de Suez avait convaincu les Français de s’en doter, devant l’attitude des USA qui les avait abandonnés dans cette affaire face aux menaces soviétiques. (**) Sa proposition impliquait que les Allemands s’en doteraient également (tandis que la part laissée aux Italiens n’est pas explicitée et il m’étonnerait que l’on eut songé pour eux à la bombe).
Stupéfait par la proposition, ayant eu confirmation qu’elle venait du gouvernement français et non du seul Chaban, Strauss communiqua aussitôt avec Adenauer. Le chancelier réagit bien dans sa manière, selon Strauss : « Faites-le, mais s’il y a des problèmes je ne suis pas au courant… » L’affaire se poursuivit au grand galop jusqu’à une négociation cruciale, à Rome, à la Pâque 1958. Assez curieusement, les Allemands poursuivaient avec confiance, alors que les Italiens, inquiets du climat de crise de régime en France, cherchaient des assurances auprès de celui dont tout le monde parlait.... L’ambassadeur italien à Paris Quaroni demanda donc audience au général de Gaulle qui le reçut à Colombey. Strauss écrit :
« Par la suite, Quaroni me fit, entre quatre yeux, un récit détaillé de cette mission [en avril 1958]. Il demanda, premièrement, si le général savait que le gouvernement français avait fait cette offre. Deuxièmement, s’il serait favorable à cet accord dans le cas où il prendrait le pouvoir, ce qu’on supposait en Italie. Rome ne voulait pas conclure un accord avec un gouvernement qui ne serait plus en place le lendemain et dont les successeurs ne respecteraient peut-être pas les engagements. La réponse nette de De Gaulle, qui ne correspond d’aucune manière à ce qui arriva par la suite, avait été : “Monsieur l’ambassadeur, non seulement j’approuve cette offre du gouvernement français à l’Allemagne et à l’Italie, mais c’est moi qui l’ai souhaitée expressément”. Je ne pus comprendre que ce même de Gaulle torpillât cet accord par la suite. »
La suite fut en effet un étrange imbroglio, alors que Strauss, dans l’euphorie d’une telle perspective, avait envisagé de commander 750 Mirage III au lieu des 750 Starfighter américains envisagés pour l’équipement complet de la nouvelle Luftwaffe, ce qui aurait complété une complète union stratégique franco-allemande. En effet, dans les pages 410-418 de ses mémoires, il détaille les avatars rocambolesques de l’affaire, qu’on peut ainsi évoquer :
• Les deux ministres de la défense qui succédèrent à Chaban à partir de juin 1958 (on passait de la IVème à la Vème République), Guillaumat et Messmer, tous les deux assez peu germanophiles, assurèrent successivement à Strauss que de Gaulle abandonnait l’affaire (Guillaumat, au détour d’une conversation à bâtons rompus !) ; puis qu’en réalité il la laissait en suspens pour vérifier si, du côté soviétique, on envisageait ou non une réunification allemande, de Gaulle ne semblant envisager que l’Allemagne disposât d’une arme nucléaire que si elle (l’Allemagne) restait divisée. Curieuse diversité de ces ministres si régaliens, surtout du temps de De Gaulle et dans une affaire d’une telle importance ; on est conduit à penser à un désordre bien inattendue en cette matière.
• Furieux d’abord (et abandonnant la perspective d’acheter des Mirage), puis avec un regain d’espoir, Strauss rappela à plusieurs reprises à Adenauer de parler de l’accord nucléaire à de Gaulle lors de ses entretiens, mais Adenauer se déroba à chaque fois sous un prétexte étrange...
« Il me répondait que l’ambiance [avec de Gaulle] avait été si harmonieuse que la rencontre s’était déroulée si amicalement qu’il n’avait pas voulu compromettre l’excellent climat en présentant cette demande. Adenauer partait du point de vue , – il me le dit plusieurs reprises, – que pour les Français, détenir la bombe animique représentait pour ainsi dire un monopole vis-à-vis des Allemands , une sorte de compensation pour l’humiliation de la défaite de 1940 et, en même temps, une garantie pour que cela ne se reproduise pas... »
Ces étonnants arguments, de part et d’autre finalement, auraient eu quelques crédits si, en 1964, après le départ d’Adenauer, de Gaulle lui-même n’était revenu sur la question d’une façon inattendue. Mais cette fois, avec le chancelier Erhard, il se heurtait à un mur complètement acquis aux Américains.
« Lors de sa visite en République fédérale de 1964, le général de Gaulle utilisa des termes qui, une fois encore, ouvraient largement la porte. Il était prêt à faire cause commune avec les Allemands dans tous les domaines, – cette déclaration était si large que je ne fus pas le seul à l’interpréter en ce sens que l’armement nucléaire ferait également partie de cette coopération. Le chancelier Erhard resta sourd... »
Et Strauss, le seul Allemand qui envisageait une coopération franco-allemande fondamentale, l’Allemand que l’ultra-gaulliste F.G. Dreyfus qualifie dans sa préface aux ‘Mémoires’ de « gaulliste allemand », – et Strauss de noter : « ... on avait gaspillé une chance historique »
C’est une étrange histoire, où la confusion, les quiproquos, les caractères singuliers des acteurs, et même l’attitude étonnante de De Gaulle acceptant le nucléaire franco-allemand comme il avait promis l’Algérie française, nous présentent la possibilité d’une « occasion historique » gâchée par un entrelacs de circonstances dont personne ne semble disposer d’une vision claire, ni justifier d’une cause impérative. Même l’argument semblant absolu de la souveraineté et du “le nucléaire ne se partage pas” est largement contredit par l’attitude de De Gaulle en 1964, telle que la rapporte Strauss. Dreyfus, encore lui, dit de Strauss, très antiaméricaniste, qu’il fut le seul Allemand (avec un Adenauer rêveur et surtout pusillanime et indécis) à vouloir réellement une “union franco-allemande” qui aurait été basée sur l’autonomie stratégique affirmée vis-à-vis des USA.
Strauss est littéralement, dans le cas allemand l’exception qui confirme la règle : « ‘Exceptio probat regulam in casibus non exceptis’, ou, littéralement ‘l’exception prouve la règle dans les cas non exclus’, c’est-à-dire que le fait que certaines exceptions soient faites confirme que la règle est valide dans tous les autres cas. »
Ainsi, et tel qu’il est perçu dans l’épisode fondamental qui nous est décrit, Strauss nous indique ce que furent les autres interlocuteurs allemands des Français ; ceux-là qui, comme Erhard, furent complètement convaincus, – non pas “mis à jour” mais psychologiquement assurés d’eux-mêmes par eux-mêmes, – d’être complètement dépendants des USA, et par conséquent ceux-là qui se soumirent à l’américanisme à mesure, sans restriction aucune. J’en serais en effet bien à me demander si cette soumission, loin d’être une obligation que les USA auraient imposée aux dirigeants allemands par un moyen ou l’autre (lequel, d’ailleurs, lorsqu’on voit la liberté naturelle du comportement de Strauss ?) ; si cette soumission, enfin, ne fut pas d’abord une sorte de distorsion psychologique héritée de la défaite de 1945, et constituant décisivement l’impuissance allemande accentuée par un caractère très spécifique de discipline reportée dans ce cas à la bienpensance moderniste.
Depuis, on a beaucoup glosé sur la puissance allemande, sa résurrection imminente comme puissance mondiale, son caractère irrésistible, sa formidable réunification et ainsi de suite. J’y vois surtout une masse considérable au centre de l’Europe qui use de cette puissance pour cultiver une mollesse paradoxalement rigide, une tolérance puritaine et baignant dans l’affectivisme du conformisme (voir plus loin) ; une apparente puissance massive et opulente mais politiquement complètement paralysée, justement par ce trait de caractère dont certains témoignent parfois.
(Je me souviens fort bien de la confidence de Michel Jobert, qui fut [grade de capitaine, je crois] dans l’armée de la France Libre, comme tant de pieds-noirs avec lui, de l’Italie-1943 à l’Allemagne-1945, me rapportant le comportement gênant jusqu’à l’écœurement de la soumission des Allemands vaincus, notamment les civils. Jobert disait qu’il avait eu honte pour eux.)
Je pense que Merkel fut à cet égard le parfait exemple des élites du bloc-BAO en parfaite soumission au Système, et d’ailleurs parfaitement représentative, à la fois de la situation européenne et de son pays dans la situation européenne, à la fois de son époque et de nos temps-devenus-fous. Je rejoins ainsi complètement l’analyse de Jean-Sébastien Ferjou, directeur d’‘Atlantico’, avant-hier sur ‘Face à l’info’ de CNews (à partir de 33’45” sur la vidéo), concernant Merkel et l’Allemagne, dont la meneuse de jeu Christine Kelly notait le climat politique apaisé par rapport à celui de la France ; et Ferjou de poser la question dont on devine aisément la réponse : « L’Allemagne est-elle un pays apaisé ou un pays conformiste ? »
Là-dessus, il nous décrivit ce qu’il pense de Merkel, considérée par la bienpensance comme une sorte de sainte (est-ce Sainte-Système, patronne dans ce monde de la Stasi moderniste-tardive ?) :
« Quand vous regardez la réalité, c’est un pays apaisé parce qu’il n’y a eu aucune réforme en Allemagne depuis Gerhardt Schroeder [jusqu’en] 2004. Madame Merkel n’a strictement rien fait durant ses mandats si ce n’est des décisions prises en suivant les sondages. Elle était la plus grosse consommatrice de sondages de toute l’Europe. Elle recevait chaque matin les résultats des instituts de sondage pour prendre les décisions en fonction de ce que lui disait ces instituts... Elle n’a absolument rien fait... »
Mais Ferjou exagère... Je dirais moi, qu’elle “a fait”, la Merkel ; car c’est bien “faire” qu’être écoutée par la NSA, par la CIA & toute la bande, le savoir, s'en offusquer par des grommèlements de forme et, finalement, “ne rien faire”... Car d’une façon absolue et sans hésiter dans une époque invertie, “ne rien faire” c'est “faire”.
(*) F.J. Strauss, ‘Mémoires’, Critérion Histoire, 1991 Paris (original paru en 1989 à Berlin).
(**) ... Les Britanniques, eux, tirèrent la conclusion inverse, comme cela est rapporté dans cet extrait du texte du 6 novembre 2006, « Suez vu d’Alger ». (A noter que, dans ce texte, n’ayant pas encore lu les ‘Mémoires’ de Strauss, je développe la thèse officielle-légendaire d’une arme nucléaire “pour la France seule”, écartant le « projet farfelu » franco-allemand. Dont acte, PhG.)
« Après la crise de Suez, on épilogua beaucoup. Un expert français, devenu plus tard homme politique et des plus habiles, expert dans l’art de déguiser des positions conformistes sous le vernis d’une indépendance fabriquée du langage, choisit, alors qu’il était encore étudiant et relativement innocent, comme sujet de la thèse qui couronnait ses études de science politique de s’attacher aux leçons de la crise de Suez. Il s’agit de Pierre Lellouche. Il disait pour conclure (je cite en substance, d’après ce qu’on m’en rapporta) que “le Royaume-Uni avait tiré comme leçon de cette crise qu’il ferait en sorte de ne plus jamais se trouver, dans une crise internationale, dans une position antagoniste de celle des Etats-Unis, tandis que les Français tirèrent la leçon qu’ils feraient en sorte que jamais plus, dans une crise internationale, ils ne se trouveraient en position de dépendance des Etats-Unis”. Cela peut paraître séduisant parce que la conclusion rencontre une réalité; à part que, en fait, personne n’a rien décidé du tout, que les Britanniques capitulèrent sous la férule d’un MacMillan valet des Américains, après que ce dernier eût contribué assez naturellement à écarter Eden, le seul Britannique à avoir montré des velléités d’indépendance d’esprit; que les Français suivirent leur pente naturelle qui est de ne pas savoir (je pèse ce mot : c’est celui qui convient) se soumettre, d’être, en une sorte de comportement qui est complètement paradoxal, “prisonniers” de l’incapacité de la race d’être autre chose qu’indépendante. Les Français ne savent pas se soumettre: au pire, ils capitulent (Pétain, Vichy après Verdun), s’interdisant de se tromper eux-mêmes comme les Britanniques savent se tromper eux-mêmes. Il était normal que les Français, après Suez, développassent l’arme nucléaire dans l’idée d’en faire l’instrument modernisé de leur indépendance; mais ils la développaient déjà (depuis Mendés-France, et d’ailleurs les prémisses allant jusqu’en 1939-40) comme si cela allait de soi. Après Suez et grâce à Suez se posa en termes stratégiques précis la question de l’utilité politique de cette arme. On abandonna rapidement, avec de Gaulle, le projet farfelu de tenter d’en faire une arme commune franco-allemande (une “arme européenne”, rien que cela), pour la ramener à la substance même des choses: elle serait l’arme de l’indépendance. De Gaulle irait jusqu’à refuser, dans des conversations de 1960, l’offre amicale et peut-être même désintéressée de Eisenhower d’une aide technique, pour garder cette perception de soi d’avoir agi de façon complètement, intégralement indépendante. Encore une fois, les événements avaient décidé pour la France, la substance de la France avait dépassé les analyses “de conjoncture” comme disent les économistes. A partir de là, Britanniques et Français furent confirmés dans des voies décidément divergentes. »