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1er mai 2007 — L’article du lieutenant colonel Paul Yingling, déjà signalé par un de nos lecteurs (voir notre Forum du 27 avril) est remarquable à plus d’un titre. Il est publié dans l’édition de mai de Armed Forces Journal (AFJ), revue de tradition proche des militaires, et il était commenté dès le 27 avril par Thomas E. Ricks, relais attitré des militaires dans le Washington Post. Cet article a été publié pour faire du bruit et il en fait. Son titre est déjà, en soi, une étrangeté : «A failure in generalship», là où on aurait pu attendre: «A failure in leadership».
L’article de Ricks, qui signale curieusement un autre titre, — lui-même tout aussi caractéristique avec cette insistance sur le grade : «General Failure», — commente les réactions déjà enregistrées implicitement avant la publication… (Ricks publie son article le 27 avril, ayant évidemment obtenu le texte directement de l’auteur et avec l’accord d’AFJ ; l’article a été mis en ligne le 28 avril sur le site d’AFJ.)
«“America's generals have repeated the mistakes of Vietnam in Iraq,” charges Lt. Col. Paul Yingling, an Iraq veteran who is deputy commander of the 3rd Armored Cavalry Regiment. “The intellectual and moral failures . . . constitute a crisis in American generals.”
»Yingling's comments are especially striking because his unit's performance in securing the northwestern Iraqi city of Tall Afar was cited by President Bush in a March 2006 speech and provided the model for the new security plan underway in Baghdad. He also holds a high profile for a lieutenant colonel, having attended the Army's elite School for Advanced Military Studies and written for one of the Army's top professional journals, Military Review.
(…)
»Many majors and lieutenant colonels have privately expressed anger and frustration with the performance of Gen. Tommy R. Franks, Lt. Gen. Ricardo S. Sanchez, Lt. Gen. Raymond T. Odierno and other top commanders in the war, calling them slow to grasp the realities of the war and overly optimistic in their assessments. Some younger officers have stated privately that more generals should have been taken to task for their handling of the Abu Ghraib prison abuse scandal that broke in 2003. They also note that the Army's elaborate “lessons learned” process does not criticize generals and that no generals in Iraq have been replaced for poor battlefield performance, a contrast to other U.S. wars.»
Ricks met évidemment en lumière, à l’incitation de l’auteur, l’accent que ce dernier a mis sur l’“échec des généraux”, c’est-à-dire des officiers dirigeant les forces au niveau de la conception, de la stratégie et de la politique. Il s’agit d’une attaque “systémique”, — le terme, aujourd’hui partout présent, est effectivement utilisé en tant que tel (souligné par nous) : «Yingling […] does not criticize specific officers by name; instead, the article refers repeatedly to “America's generals.” Yingling said he did this intentionally, in order to focus not on the failings of a few people but ratheron systemic problems.»
Ci-dessous, nous donnons quelques extraits de l’article de Yingling, qui nous paraissent symptomatiques du ton de l’article. Sur le fond, certes, Yingling n’apporte pas de réelles nouveautés. L’échec US, l’échec du système, l’échec militaire, la catastrophe irakienne sont pour nous des évidences criantes.
Faisant le parallèle de la défaite inéluctable entre l’Irak et le Viet-nâm, Yingling écrit : «These debacles are not attributable to individual failures, but rather to a crisis in an entire institution: America's general officer corps. America's generals have failed to prepare our armed forces for war and advise civilian authorities on the application of force to achieve the aims of policy. The argument that follows consists of three elements. First, generals have a responsibility to society to provide policymakers with a correct estimate of strategic probabilities. Second, America's generals in Vietnam and Iraq failed to perform this responsibility. Third, remedying the crisis in American generalship requires the intervention of Congress.»
Les forces armées, constate Yingling, n’étaient pas préparées pour se battre au Viet-nâm… «America's defeat in Vietnam is the most egregious failure in the history of American arms. America's general officer corps refused to prepare the Army to fight unconventional wars, despite ample indications that such preparations were in order. Having failed to prepare for such wars, America's generals sent our forces into battle without a coherent plan for victory.»
Les forces armées, poursuit Yingling, refusèrent après le Viet-nâm, de tirer les leçons de cette défaite … «Having participated in the deception of the American people during the war, the Army chose after the war to deceive itself. In “Learning to Eat Soup With a Knife,” John Nagl argued that instead of learning from defeat, the Army after Vietnam focused its energies on the kind of wars it knew how to win — high-technology conventional wars. An essential contribution to this strategy of denial was the publication of “On Strategy: A Critical Analysis of the Vietnam War,” by Col. Harry Summers. Summers, a faculty member of the U.S. Army War College, argued that the Army had erred by not focusing enough on conventional warfare in Vietnam, a lesson the Army was happy to hear. Despite having been recently defeated by an insurgency, the Army slashed training and resources devoted to counterinsurgency.»
Deux points nous paraissent intéressants à retenir de cet article : ce qu’il nous dit (et nous confirme) de l’état d’esprit à l’intérieur des forces armées US ; ce qu’il nous dit (et nous confirme) de l’état d’esprit américaniste dans ses ambitions de pénétration et de direction du monde.
Dans la volonté de Yingling de mettre en cause un grade dans les forces armées, il y a effectivement une étonnante attaque contre la hiérarchie, au su et au vu de tout le monde, y compris cette hiérarchie. Yingling nous dit qu’à partir d’une étoile, qui implique que celui qui la reçoit est investi par la hiérarchie civile du système (toutes les nominations en-dessous restant du seul domaine militaire), les militaires se transforment en “valets du pouvoir civil”, — mais, plus justement dit, en “valets” du système et de ses exigences.
Yingling est en service actif et entend bien continuer. Il a consulté des collègues, tous sont d’accord sur le contenu de l’article. Ricks :
«Yingling said he decided to write the article after attending a series of Purple Heart and deployment ceremonies for Army soldiers. “I find it hard to look them in the eye,“ he said in an interview. “Our generals are not worthy of their soldiers.”
»He said he had made his superiors aware of the article but had not sought permission to publish it. He intends to stay in the Army, he said, noting that he is scheduled in two months to take command of a battalion at Fort Hood, Tex.
»The article has been read by about 30 of his peers, Yingling added. “At the level of lieutenant colonel and below, it received almost universal approval,” he said.»
C’est comme si Yingling disait aux généraux, au Pentagone, à la Maison-Blanche, au Congrès : “Cet article n’est pas de moi, il est du corps des officiers du champ de bataille, ceux qui mènent les unités au combat. Osez donc le condamner!” Personne ne condamnera Yingling, cela nous paraît l’évidence, malgré son constat si critique, voire à la limite de l’insubordination. La puissance du système qu’expose Yingling n’implique nullement que ce système sait se faire respecter et se faire obéir. Ses faiblesses sont à la mesure de sa puissance, et sa vulnérabilité conduit à une prudence qui devient effectivement une faiblesse paralysante.
Par conséquent, il nous semble que cet article montre surtout l’extraordinaire désordre qui règne aujourd’hui au sein des forces armées US, comme dans tout le système du reste. Les échecs colossaux qui, depuis cinq ans, marquent la politique extérieure US, le refus d’en tirer le moindre enseignement, le refus de modifier cette politique, les refus des chefs de l’armée de prendre vraiment leurs responsabilités vis-à-vis du pouvoir civil (refus d’obéissance, démission, etc.), tout cela explique et illustre ce désordre. Yingling peut parler parce que, littéralement, plus personne ne commande, la seule référence réellement importante étant l’“image” publique de la situation, — c’est-à-dire tous les aménagements de communication pour parvenir à une peinture virtualiste de cette situation. Ainsi le système, dans sa crise, refuse-t-il certes la réalité mais, en même temps, il est dans l’impuissance de prendre la moindre responsabilité pour ceux qui protestent contre ce travestissement de la réalité.
La deuxième chose que Yingling nous apprend est plutôt une confirmation : l’extraordinaire inappétence, proche de l’anorexie, de l’américanisme pour le reste du monde et sa réalité, c’est-à-dire, pour faire court, pour la réalité du monde ; donc, inappétence des généraux pour les leçons de la réalité…
Ce que nous dit Yingling, c’est que, depuis son origine, le Pentagone a systématiquement refusé l’enseignement de la réalité. (On comprend à cette lumière la sensibilité des généraux pour les injonctions implicites du système, aux dépens de la situation militaire, du sort des soldats et du sort de la guerre.) Le système a préparé les guerres qu’il voulait et non les guerres que l’adversité du monde lui imposerait. Cette tendance est loin d’être contenue, ni même mise en cause. Bien au contraire, — comme on pouvait encore le voir récemment avec le cas du chasseur de l'USAF F-22 :
«• Le F-22 n’est “pas fait” pour le type de guerre qui est conduit en Irak. Il y est d’une utilité quasi-nulle et il peut même y être gravement dégradé.
»• Cela ne condamne pas le F-22, cela condamne la guerre en Irak. Keys, l’USAF, le Pentagone et le complexe militaro-industriel (CMI) condamnent le type de guerre qui est mené en Irak. Aucun appel n’est possible, nous sommes dans le domaine du fondement et de la substance de la chose.
»• Le caractère insupportable et inacceptable des “insurgents” irakiens (comme de ceux d’Afghanistan et d’autres), ce qui en fait des ennemis sans retour, se trouve bien entendu dans leur refus de se conformer aux règles de la vraie guerre, de la seule guerre acceptable. Il s’agit de la guerre que planifie le Pentagone et qui est bâtie autour du F-22, — notamment, parmi d’autres systèmes de son acabit; une guerre qui est définie en fonction des moyens développés pour la faire et nullement en fonction d’objectifs ou de buts stratégiques et historiques. La démarche classique de l’américanisme, dont le CMI et la technologie sont une expression fondamentale, est la substitution des moyens aux buts, du “comment?” au “pourquoi?”
»• On retrouve la démarche virtualiste courante de la bureaucratie du CMI. Il s’agit de la volonté de créer un autre monde que le monde réel, nullement à partir d’un sens qu’on lui donnerait mais grâce à la puissance des moyens de créer ce monde, renforcée par la puissance de la communication qui en fait la publicité. Littéralement, les moyens (technologies et communications) donnent son sens à ce monde artefactuel.»
Face à cela, l’attaque de Yingling semble bien peu de chose, et porteuse de bien peu d’espoir. La seule faiblesse de son article se trouve dans les solutions qu’il propose, les remèdes qu’il exige. («The power and the responsibility to identify such generals lie with the U.S. Congress. If Congress does not act, our Jena awaits us.») L’aspect pathétique et sans véritable espoir de son appel au Congrès se mesure à la faiblesse extraordinaire de ce même Congrès, pourtant élu avec un mandat fort et clair de faire cesser la guerre, d’agir dans ce sens. Le Congrès fait aussi partie du système que Yingling attaque, — et, d’ailleurs, Yingling également…