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2356Dans les années 1981-86/87, il y eut à Washington la “guerre des deux Richard”. Richard Burt, au State department, Richard Perle au DoD (Pentagone), encore jeunes hommes (pas encore la quarantaine ou un peu plus), chacun brillant à sa façon, chacun occupant des postes stratégiques un peu en-dessous de leurs ministres, chacun avec une prise directe sur la politique la plus essentielle du moment (les relations avec l'URSS et les problèmes politico-stratégiques en Europe). Dans un pays normal, un naïf serait tenté de dire : eh bien, la belle équipe. A Washington, on dit : sacrée bagarre en perspective. Burt et Perle se haïssaient, pas d'autre mot. Washington palpitait aux péripéties de l'affrontement, qui faisait usage ample et sans vergogne de tous les chausse-trappes, les pièges, les coups en douce et en traître, les fuites vers la presse, les allusions, les notes confidentielles, les manoeuvres sans fin, bref tout ce que l'univers bureaucratique américain (le mieux outillé à cet égard) fournit de moyens pour détruire un homme et faire triompher la prépondérance d'un service et d'une administration.
Puis ils s'en allèrent. Burt passa par l'ambassade des USA à Bonn avant de se fondre dans la masse confortable des hauts fonctionnaires recyclés dans le secteur privé. Perle fit de même mais resta en contact avec le monde stratégique. Aux dernières nouvelles, avant qu'on le voit reparaître aux avant-postes, il était consultant et lobbyiste. Aujourd'hui, Perle est à nouveau en pleine lumière, le cheveu blanchi, avec les mêmes valoches sous les yeux, plus incisif que jamais, celui qui ne mâche pas ses mots. Il occupe une place stratégique à la présidence du Defense Policy Board qui conseille directement GW Bush sur les questions de sécurité nationale. C'est lui l'âme et l'inspirateur de la fraction neo-conservative de l'administration, l'homme de tous les extrêmes, de l'attaque sur l'Irak, sur la Somalie, sur le Soudan et bien d'autres.
Voilà le tableau extérieur, voyons maintenant le livre. A la fin des années 1980, après avoir quitté le service public, Perle eut l'idée d'écrire un “roman à clé” sur la “guerre des deux Richard”. Ce fut Hard Line, publié en 1992. Waterman-Perle s'explique de ce choix de la fausse-fiction dans la préface de Hard Line (qui joue le jeu du roman à clé jusqu'au bout : cette “préface de l'auteur” est signée Michael Waterman et non Richard Perle) : on peut en dire plus, beaucoup plus que dans des mémoires classiques, on craint moins de froisser les uns et les autres, on s'arrange mieux de ce qu'il reste du devoir de réserve et ainsi de suite (il aurait pu nous dire également qu'on aménage des événements qui sont souvent une référence au réel un peu à sa sauce, mais passons pour l'instant).
A part cela, bien sûr, nul n'est dupe et l'on s'y retrouve aussitôt, entre Waterman-Perle, le petit juif pauvre et bosseur venu de San Francisco et qui s'est imposé à Washington, au Congrès comme assistant du sénateur Arthur Winter (en fait le sénateur démocrate et super-faucon Scoop Jackson) puis au rude Pentagone ; et d'autre part Bennet-Burt, l'héritier d'une famille WASP de la haute, avec maison privée à Long Beach, qui a trouvé tout chaud sa position privilégiée au sein du State department super-chic après avoir séduit le secrétaire d'État sur un tour de passe-passe un peu douteux (rédaction pour le secrétaire d'État d'un discours à prétention intellectuelle pompé d'un obscur bouquin français, The Growth of Philosophy Radicalism, — mais c'est comme cela tout du long : Bennet-Burt a vraiment le rôle du sale type dans cette affaire).
Dès ces détails, on a compris qu'il y aura entre les deux, s'il le faut, des motifs sociologiques, des motifs “de classe” comme on disait du temps du père Marx, voire des motifs ethniques, pour entretenir et attiser cette haine capitale qui s'exprime dans les dédales de la guerre bureaucratique sans fin de Washington. Pour faire bon poids, la nature et la descendance s'y sont mis, et Bennet-Burt est beau gosse, un peu dragueur après un mariage raté, puis revenu de ça pour s'abîmer dans l'insupportable arrogance type-State department ; Waterman-Perle est petit, sans doute pas très beau mais loyal comme pas un, travailleur et même bosseur, mari aimant quoique sa femme commence à en avoir assez des semaines de 100 heures et plus et des week-ends de son mari au Pentagone, jusqu'à le quitter et rentrer temporairement chez ces parents à l'occasion d'un week-end parisien, pourtant en tout bien tout honneur nul n'en doute, de Waterman-Perle. (Au poste qu'occupe Waterman-Perle, impossible de ramener du boulot à a maison, tout est hyper-classified/For Your Eyes Only, pas question de sortir ces documents du bureau).
Le roman est le récit de deux batailles superposées, récit passionnant, haletant, etc. La première bataille est celle du sommet qui va réunir dans une rencontre historique le président des États-Unis et le secrétaire général du PC de l'URSS, en Finlande (là aussi, rencontre “à clé” : il s'agit en fait de la rencontre au sommet entre Reagan et Gorbatchev de Reykjavik, à l'automne 1987) ; bataille à Washington, entre hawks et doves, entre le Pentagone et State, pour préparer ce sommet, savoir de quoi on parlera, jusqu'où on ira ; récit jusqu'au sommet lui-même et la formidable surprise qui transforme la rencontre en événement inimaginable lorsque le président américain propose la dénucléarisation totale (la destruction de toutes les armes nucléaires), et les manigances extraordinaires qui accompagnent l'événement et conduisent enfin au sauvetage in extremis (selon Perle-Waterman) de la sécurité du monde libre, cela au prix de la disgrâce de Bennett-Burt, devenu entre temps, par passion (pour ses automatismes bureaucratiques plus que pour ses convictions), un quasi-traître à son pays. La seconde bataille, qui s'insère dans la première, est celle qui déchira Washington et l'Occident dans les premières années quatre-vingts, derrière la crise du déploiement des Intermediate Nuclear Forces en Europe, ce qu'on nomma “la crise des euromissiles” (SS-20 soviétiques et Pershing II et Cruise Missiles américains). Cette bataille oppose, one more time, Bennet, partisan à tout prix, comme le State department, de négociations avec les Soviétiques, même au prix, selon Waterman, des capitulations les plus honteuses ; et Waterman, arc-bouté contre ces négociations, partisan d'une ligne super-dure, pour protéger l'Occident et empêcher qu'elle ne tombe dans les rets des Soviétiques, avec l'aide du State department.
(Détail intéressant, on trouve, racontée par Perle-Waterman, la genèse fiction/fausse-fiction de l'option-zéro, apparue fugitivement en 1982 puis qui renaîtra en 1986 pour aboutir au fameux premier traité de désarmement nucléaire Reagan-Gorbatchev de décembre 1987, ordonnant la disparition/destruction de tous les INF américains et soviétiques. Bien sûr, c'est Waterman-Perle qui trouve l'idée, en tombant sur un rapport auquel personne n'avait prêté attention, qui enchaîne son raisonnement jusqu'à l'option-zéro, dans la solitude d'un week-end passé à son bureau du DoD. Ainsi, lui, le hardliner, a-t-il trouvé la formule qui mènera plus tard au premier traité de la fin de l'affrontement stratégique USA-URSS. Autant pour le verbeux Bennet-Burt, portant beau, avec son langage abscon de simili-intellectuel de la stratégie, qui décourage tout le monde d'y comprendre quelque chose. En plus d'être juste et patriote, Waterman-Perle est homme du peuple, celui qui transcrit en termes stratégiques le bon sens populaire américain.)
Cette superposition des deux crises, des deux événements, est un point intéressant du livre. Il l'est d'autant plus que les deux crises renvoient à des événements réels (le sommet de Reykjavik de 1987, entre Reagan et Gorbatchev, et la crise des euromissiles, en 1979/81-83). Cette superposition est aussi un problème de taille.
En effet, après avoir bien montré, à détailler le récit comme on l'a fait, qu'on n'a aucune antipathie particulière pour Waterman-Perle, survient effectivement une réserve de taille qu'on doit développer ici. On peut se demander si, en adoptant les règles les plus libres du roman à clé, règles qui ne vous obligent à aucun respect de la réalité chronologique notamment, comme pas plus des personnages eux-mêmes, Waterman-Perle ne montre pas le bout de l'oreille. On se demande si, au bout du compte, pour plaider sa cause et l'emporter irrésistiblement, Richard Perle (cette fois, son nom tout seul) ne fait pas oeuvre de faussaire, et de façon bien gênante, qui jette une ombre sur l'ensemble de son travail.
En racontant l'histoire à peine romancée de Waterman-Perle comme s'il était Waterman, c'est-à-dire en s'en lavant les mains, Perle en prend àson aise avec l'histoire tout court. Mais son bouquin n'est pas innocent à cet égard. On sait qu'il s'agit d'un règlement de compte avec Bennet-Burt, dans le cadre d'une période historique connue, avec des références à deux réalités historiques également très connues. La première chronologiquement (et c'est là tout le problème), c'est la “crise des euromissiles” qui secoua la cohésion de l'OTAN, au sommet de son intensité, en 1982-83. Waterman-Perle prend cette crise et la replace dans le contexte historique de l'année 1987, lorsque eut lieu le fameux sommet de Reykjavik, sommet resté mystérieux où les deux présidents d'alors, Reagan et Gorbatchev, s'enfermèrent seul à seul pour discuter de l'élimination de toutes les armes nucléaires ; non seulement période resté fameuse à cause du sommet de Reykjavik mais aussi période où Gorbatchev avait déjà largement commencé à bouleverser la situation en URSS (perestroïka et surtout glasnost) et, par conséquent, les relations stratégiques entre l'est et l'ouest. C'est-à-dire que Waterman-Perle déplace chronologiquement une crise (les euromissiles) qui ne fut ce qu'elle fut que parce qu'elle eut lieu en 1981-83, avec une direction soviétique totalement paralysée par une gérontocratie glacée et une corruption du régime qui galopait, et des rapports stratégiques USA-URSS également paralysés ; comment cette crise peut-elle être ce qu'elle fut réellement dans une situation générale, celle de Gorbatchev au pouvoir depuis 18 mois, qui est si fondamentalement différente, et même totalement étrangère, à ce qu'elle était en 1981-83 ?
Cette superposition a un effet dans le roman, car la crise des euromissiles sert de justification évidente à la méfiance que Waterman-Perle développe tout au long du récit pour Bennett-Burt et, au-delà, pour les Soviétiques. C'est-à-dire que le récit que nous donne Waterman-Perle du sommet de Reykjavik, et notamment son dénouement, n'est véritablement acceptable que parce que la crise des euromissiles nous prépare à l'accepter. (Dans la réalité, nous ne sommes certainement pas suffisamment informés pour juger de la clé que nous propose Perle-Watermant pour le sommet de Reykjavik, à savoir une manigance des Soviétiques couvertes par Bennett-Burt. La seule remarque qu'on peut faire est que Burt n'était plus en poste au département d'État lorsque eut lieu le sommet, et que sa nomination pour l'ambassade de Bonn ne représente en aucun cas une disgrâce au contraire de ce que suggère le récit avec l'idée d'une nomination à l'ambassade de Burkino Faso.)
Il y a là quelque chose de très gênant. On sent que Perle a utilisé le roman à clé d'une façon qui n'est pas loin de nous paraître abusive. D'un genre un peu funambulesque, aux règles fantasques mais auxquelles il faut se tenir d'autant plus si l'on veut prêter le moindre crédit àl'oeuvre, il a fait quelque chose qui, à la réflexion, pourrait s'avérer être un faux complet qui doit lui servir à faire triompher intellectuellement sa cause, et il a fait finalement une oeuvre qui se rapproche plus de celle d'un faussaire de l'histoire. A ce point, on est obligé d'être plus sévère. En effet, les clés du roman sont transparentes, ainsi que les situations en général, ce qui fait du livre un véritable témoignage indirect sur la période. Et ce témoignage nous apparaît grossièrement déformé.
On épinglera, sur un point de détail qui a une importance qui dépasse le détail, une autre tricherie par rapport à la réalité, toujours sous le couvert de l'oeuvre de fiction, — une autre tricherie qui montre que Perle avait des intentions politiques en écrivant ce livre. Dans les pages 145-148 du livre, on voit le secrétaire à la défense Jim Ryder (en fait, Caspar Weinberger) témoigner devant une Commission sénatoriale sur le coût de la SDI (la Strategic Defense Initiative, la fameuse Guerre des Étoiles), à la suite d'une fuite (certainement de Bennett-Burt, le monstre !) d'un mémo du Joint Chief of Staff mettant en cause divers aspects de la SDI. On interroge Ryder sur le coût de la SDI. Il s'empresse de préciser : « We were discussing how one could calculate cost — in dollars or rubles. » Plus loin, Ryder expose l'argument que, si le coût de la SDI est un débat qui a ses mérites bien sûr, il faut garder à l'esprit que la SDI sera de toutes les façons une bonne affaire car les Russes dépensent déjà et vont dépenser encore plus pour renforcer leurs capacités offensives face au bouclier que va établir ce système anti-missiles ; et ainsi, laisse entendre Ryder-Weinberger, nous mettrons les Russes à genoux, économiquement s'entend (et, conclusion qui nous est implicitement soufflée : ce sera la fin de l'URSS). C'est cet argument qui, plus tard, à partir de 1989-90, emplira les publications des extrémistes reaganiens et autres neo-conservatives, affirmant que c'est l'effort d'armement américain, essentiellement avec la SDI à partir de mars 1983, qui mit l'URSS sur les genoux par la nécessité où elle la conduisit de dépenser encore plus pour y répondre, et qui fut la cause centrale de son effondrement. (D'où leur refrain, toujours actuel : dépensons toujours plus pour le Pentagone, cela mettra à genoux tous nos adversaires.)
Mettons ici notre gain de sel : quoiqu'il en soit de l'argument (et il est à notre sens hautement contestable car le déclin soviétique, le caractère insupportable, tant budgétaire qu'économique et technologique, des dépenses militaires, se fit sentir en URSS dès le milieu des années 1970, sans rapport avec les dépenses US), quoiqu'il en soit il y a une réalité historique : jamais, au grand jamais cet argument ne fut employé aux USA par un fonctionnaire de l'administration Reagan, devant le Congrès, pour soutenir la SDI, dans la période 1983-87, jusqu'aux grandes négociations stratégiques. La raison en est simple : c'était un argument de bargaining ship, impliquant que la SDI n'était pas tellement là pour sa valeur opérationnelle, c'est-à-dire sa valeur propre, que pour la pression indirecte qu'elle exerçait sur l'autre côté ; c'était un argument impie qui faisait bon marché des qualités intrinsèques de la SDI, parce que la SDI se concevait, pour ses partisans, et Reagan en premier certes, à la fois comme une croisade et comme une entreprise sacrée.
Passés ces détails historiques qui en nous en disent tout de même sur les manières du personnage, et une fois acceptés les détails biographiques qu'on a mentionnés plus haut, il y a encore ce fait intéressant que Hard Line est un bon témoignage de facto sur la personnalité de Perle, cold warrior et super-hawk s'il en est. L'histoire de Michael Waterman est une plongée instructive dans la psychologie d'un cold warrior, un de ces hommes qui, durant la Guerre froide, maintinrent bien haut l'engagement de défendre à tout prix l'inconsciente Amérique contre les entreprises soviétiques et communistes. Il y a chez Waterman-Perle une extraordinaire certitude de son bon droit, de son patriotisme, une sorte de conscience d'un destin tragique parce qu'il semble acquis que son destin sera un destin solitaire, — un homme perdu au milieu de ses ennemis par calcul ou par inconscience, qui sont également les ennemis de l'intégrité de la grande République, ceux qui rêvent de réduire, de limiter la puissance de cette grande République face au plus grand danger qui l'ait jamais menacée.
Waterman le sait bien : tous les autres (sauf quelques rares élus, le secrétaire à la défense, son adjoint Jay Parisi et le The Old Man [le président lui-même] pas très malin mais touché par la grâce divine qui, au dernier moment, lui fera déjouer les embuscades des ennemis de la nation), — tous les autres ne rêvent que d'une chose qui est de pactiser avec l'ennemi. Ce sont des collaborateurs ! Collaborateurs conscients ou qui s'ignorent, tous ces gens qui ne rêvent que d'une chose, cette chose impie, — négocier avec l'ennemi, traiter avec l'ennemi, signer un accord avec l'ennemi ! Une phrase en dit long, presque une phrase inconsciente car elle englobe tous les autres, soudain devenus adversaires d'un Waterman qui reste seul à défendre l'intégrité de la République, une phrase lors d'une réunion en marge du sommet, où l'on trouve le secrétaire d'État, le conseiller pour la sécurité nationale, l'horrible Bennet et quelques comparses de haut vol, et le président lui-même, le Old Man, soudain englobé par inadvertance dans cette répulsion universelle qui met dans une solitude tragique le courageux cold warrior : Waterman « looked around and saw a room full of blank faces. They don't give a damn, he thought. All they want is an agreement — and any agreement will do. » Nous comprenons alors que, pour le cold warrior, au contraire de la plupart des Américains, la tragédie existe. Elle ne se trouve pas dans les grandes manoeuvres de l'histoire mais dans les dédales bureaucratiques du Pentagone et de State, où les ennemis de l'Amérique attendent de pouvoir asséner un coup en traître au combattant solitaire, car c'est bien dans ces dédales bureaucratiques que se trouvent les vrais ennemis de l'Amérique.
Par conséquent et d'une manière plus générale, ce que nous devenons retenir particulièrement de ce livre est également ceci : la guerre bureaucratique est, à Washington, d'une intensité et d'une violence inouïes, à un point où la substance des choses en est changée. Dans Hard Line, la question de la puissance de l'URSS et de la menace soviétique qui est bien près de submerger l'Occident insouciant, tout cela supposé ou réel et toujours objet de contestation, tout cela dont nous avons parlé jusqu'ici, — eh bien cette question est à peine àl'arrière-plan, loin derrière, dans l'horizon incertain, et même elle disparaît. Elle n'existe pas, sinon comme outil d'affirmation de tel ou tel camp du monde bureaucratique (service, bureau, division, etc), pour affirmer sa prépondérance sur l'autre. La préoccupation concernant le fondement de telle politique, de telle stratégie, qui devrait être la ligne de réflexion de tous ces hommes et de toutes ces femmes, est inexistante. La règle de la guerre bureaucratique ne concerne que la bureaucratie, sa position, son pouvoir et rien d'autre. Waterman note : « This means, among other things, never allowing any diminution of the authority of one's department, — no matter how slight and how temporary and no matter what public interest might be served thereby. »
On se trouve, avec la bureaucratie, dans un univers inédit où les identités sont remplacés par des programmes, des processus, des architectures artificiellement réalisées, des concurrences absurdes et sans merci entre les services et ceux qui s'insèrent dans leur organigramme. La bureaucratie est l'archétype du système, la notion de système étant perçue comme directement antagoniste des notions d'organisations souveraines (qui représentent et sont l'expression d'une communauté existante). La bureaucratie ne défend donc que les intérêts du système où elle est inscrite et ses arguments ne rencontrent ceux de la communauté souveraine (en l'occurrence la nation) qu'accidentellement, jamais substantiellement. Ainsi, l'accroissement des pouvoirs du Pentagone, de son budget, de ses programmes, etc, ne rencontrent pas nécessairement, et même loin de là, les besoins de sécurité nationale de la nation en tant qu'entité souveraine.
[Actuellement, en 2002, nous nous trouvons dans une période d'extension bureaucratique maximale à cause du climat de guerre. Nous allons assister à des hausses gigantesques du budget du Pentagone, qui produiront des choses sans aucun rapport avec la sécurité nationale de la nation américaine, qui déboucheront sur des phénomènes de dépassements de coûts, sur la production de programmes complètement inadéquats, etc. Nous sommes dans une période caractéristique de perte de contrôle du pouvoir censé (?) représenter les intérêts de la nation, sur la bureaucratie qui ne défend que les seuls intérêts du système.]
La guerre bureaucratique si intense, si forte à Washington, à notre avis bien plus forte à Washington qu'elle fut à Moscou (et, cela va de soi, dans d'autres capitales extérieures), marque de façon convaincante la tendance américaine à ne percevoir le monde que dans les bornes de l'Amérique, dans l'espace américain, dans la pensée américaine, selon les intérêts américains. Lisez Hard Line avec cette idée àl'esprit et, très vite, vous comprenez que rien n'existe hors du dédale des couloirs bureaucratiques, que tout le reste (Rest Of the World, pardi) n'est que comparses et compagnie. Les Soviétiques, là-dedans, avec leur quincaillerie incroyable, ne sont que des comparses, des figurants, tout juste intéressants parce qu'ils donnent l'argument de la pièce.
Comparez avec aujourd'hui : tout continue, à part que c'est pire encore, parce que le comparse-ennemi, un Ben Laden, un Taliban, un communiste nord-coréen, est encore plus effacé dans l'imagerie washingtonienne qu'un général de l'Armée Rouge avec ses batteries de décorations et de missiles intercontinentaux.
Pour terminer, autre chose, un peu d'humanisation du stéréotype. Waterman-Perle est aussi, derrière ces dehors rugueux et son parcours un peu trop typique dans le genre misérabiliste, sa carure de super-hawk, son discours intransigeant, sa vocation de chevalier blanc, un homme qui se distingue par l'humour, un don pour les langues, une prédilection comme toujours pour la France et ses charmes. (On dit “comme toujours” parce qu'il semble toujours y avoir, dans la masse des stratèges en vogue du temps, l'un ou l'autre stratège typique comme Waterman-Perle, pourtant Américain hyper-Américain, Américain dur-de-dur et idéologique, et par conséquent anti-Français depuis toujours, et qui vous laisse voir un instant un petit espace réservé, comme une fleur bleue, qu'on découvre alloué à une passion dissimulée pour cette même France, sa grandeur, son art de vivre, son éternité parmi les hommes.) Waterman-Perle, ou bien est-ce Perle-Waterman, émaille donc son discours, quand il le faut, d'expressions françaises, entretient des relations directes, officieuses et amicales avec quelques collègues du Quai ou de la rue Saint-Dominique, et surtout, surtout, s'affirme comme le meilleur spécialiste/maître-queue privé, downtown Washington, en cuisine française. (On ignore si Waterman a une résidence secondaire en Provence mais Perle, lui, on le sait, en a une.)
Tout cela n'est pas faux d'ailleurs. Richard Perle est un gourmet à la française, il a des copinages secrets en France et une propriété dans le pays de Brillat-Savarin, de Voltaire et de De Gaulle. Il lui arriva même, pour rencontrer à Paris un copain français occupant des fonctions intéressantes, de donner des rendez-vous secrets, histoire de se donner le temps et l'espace de semer ses gardes du corps/espions de l'ambassade américaine. (Il faut dire, et tout s'explique, que l'ambassade dépend, elle, du State department du maudit Richard Burt.)
... Tout s'explique et la guerre continue, et, aujourd'hui, Perle et ses copains ont, à l'encontre de Powell, une haine qui vaut bien celle qu'éprouva Waterman pour Bennet. (Et vice-versa probablement, State contre DoD, car nul n'est innocent dans ces guerres sans fin et il n'y a pas de guerre bureaucratique “juste”, contrairement à celles que nous propose Richard Perle lorsqu'il rêve de cogner sur l'Irak.) Retrouvez le livre de Perle, lisez-le, méditez-le en comparant ce que ces hommes en poste pensent et font par rapport à ce que l'histoire nous dit des événements qu'ils manipulent. Dites-vous bien enfin que notre sort et par conséquent le sort de la civilisation se jouent plus, infiniment plus dans ces batailles feutrées et sans merci, et dont l'enjeu est plus ou moins d'influence, plus ou moins de pouvoir et rien d'autre, que dans les guerres sur le terrain dont on fait si grand cas.
Et pour en finir avec tout cela, avec la fourberie supposée d'un Bennet-Burt et la soi-disant pureté désintéressée d'un Waterman-Perle, rappelez-vous ce discours du secrétaire à la défense Rumsdfeld, qui ne put être fameux parce qu'il fut prononcé le 10 septembre 2001, in illo tempore par conséquent. Rumsfeld y décrivait « un adversaire qui constitue une menace, une menace sérieuse pour la sécurité des États-Unis. Un adversaire qui est l'un des derniers bastions de la planification centralisatrice. Il gouverne en dictant des plans quinquennaux. A partir d'une seule capitale, il tente d'imposer ses exigences au-delà des fuseaux horaires, des continents, des océans. » Et cet adversaire terrible des USA et du monde libre, cet adversaire « qui ressemble à ce que fut l'Union Soviétique », c'était, selon Rumsfeld le 10 septembre, « la bureaucratie du Pentagone. Non pas les gens mais le processus ».