Rôde l’insaisissable S-300, qui arrive, s'en va, revient...

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Rôde l’insaisissable S-300, qui arrive, s'en va, revient...

Hier, à 16H00, c’était assuré : au moins un contingent de S-300 russes était arrivés en Syrie, selon une déclaration télévisée de Bachar Al-Assad non encore diffusée mais dont on avait “fuité” quelques extraits. Hier, à 18H00, la chose était démentie : mais non, Assad ne dit pas du tout cela, ou, dans tous les cas, il ne dirait pas cela. Il n’y a pas de S-300 en Syrie. Hier, en fin de soirée, après la transmission de l’interview d’Assad, on restait tout de même dans l’incertitude : Assad n’a pas dit que des S-300 étaient arrivés en Syrie, mais il n’a pas dit non plus que des S-300 n’étaient pas arrivés en Syrie, – simplement parce qu’il a refusé de répondre à la question précise sur le cas. Par contre, il a dit que les Russes ont toujours rempli leurs obligations contractuelles vis-à-vis de la Syrie, et comme il y a eu un contrat signé pour des S-300... Ce qui veut dire à peu près tout, que des S-300 ont été livrés, qu’ils sont en cours de livraison, qu’ils seront livrés plus tard...

Les nouvelles ont donc dû être ajustées selon ces nouveaux développements, comme le fait DEBKAFiles, le 30 mai 2013 en citant comme toujours des “sources du renseignement israélien”, comme nous-mêmes après tout avec ce texte, après notre texte du 30 mai 2013... Le Guardian qui, comme tout le monde, avait annoncé la livraison des S-300 (ce 30 mai 2013), puis dans sa rubrique Live avait démenti («Earlier reports that Assad claimed he had received a first shipment of anti-aircraft missiles from Russia appear to have been wrong»), aboutit finalement à un commentaire mi-figue mi-raisin, où l’on admirera la rhétorique à la fois retenue et pourtant évocatrice qui est finalement un reflet assez exact de la perception qu’on a de cette situation... (Ce 31 mai 2013.)

«Syria's president, Bashar al-Assad, has said Russia will deliver anti-aircraft missiles to Syria – a claim likely to dramatically increase tensions in the region and which could provoke the Israelis to launch a future strike against the weapons. In an interview with Lebanon's al-Manar channel Assad refused to confirm if Moscow had already begun to deliver long-range S-300 air defence rockets. But he said he expected the Kremlin to fulfil the order, and added: “All our agreements with Russia will be implemented and parts of them have already been implemented.” [...]

«There was confusion on Thursday in western capitals after an early version of the interview quoted Assad as saying the S-300s had already arrived. US officials said they did not know the situation. One high-ranking Israeli official said: “We are trying to find out exactly what the situation is but currently we just don't know.” Analysts said it was possible some elements of the S-300 system – made up of launchers, radar and a command-and-control vehicle – had turned up but doubted the system was yet operational.»

L’annonce initiale de l’affirmation supposée d’Assad de la livraison d’une première série de S-300 avait provoqué un amoncellement de commentaires, selon les hypothèses sur l’attitude d’Israël qui avait auparavant annoncé qu’il attaquerait une telle livraison de S-300. Parmi ces commentaires, retenons celui de Giora Eiland que nous avons déjà cité (voir le 27 mai 2013), qui exprime la préoccupation générale des milieux de sécurité nationale israéliens : «If we do something soon after the transfer, we might have business not only with Syria but with the Russians. This is a real hot potato.» D’une façon générale, les Israéliens reportent leur frustration dans cette affaire sur les Européens, dont ils estiment que la décision de lever l’embargo sur les armes pour les rebelles est la cause de cette aggravation générale de la perception de la situation. Un officiel est cité par le Guardian, qui parlait alors qu’on tenait pour assurée la livraison d’un premier contingent de S-300, mais qui exprime un sentiment israélien général, livraison effective ou pas :

«This move will certainly change the whole dynamic. This is mostly as a result of the EU's reckless decision to lift the arms embargo. I don't know if the shipment of the missiles was a direct result of that decision, but it certainly gave the Russians a pretext to go ahead and do what they wanted to do in the first place. If they had any misgivings, doubts about the timing, the EU decision rid them of these.»

Les Russes, eux, sont restés complètement silencieux durant tout cet épisode d’hier avant d'affirmer qu'aucun envoi de S-300 opérationnels n'avait encore été fait, et ce silence est plutôt le signe de l’inflexibilité de leur position principielle générale, telle que les Israéliens ont pu s’en apercevoir lors des rencontres qu’ils ont eues avec eux à propos des S-300. Les Russes ne bougent pas d’un pouce ; sur le fait en débat, ils s’en tiennent à leur position bien connue qui est, d’abord, que le contrat signé en 2010 sera honoré d’une façon ou l’autre ; qui est, ensuite, que le S-300 est un “facteur stabilisant” (voir Russia Today le 28 mai 2013), parce qu’il est là pour dissuader Israël, et d’autres bien entendu, d’attaquer. La position des Russes est ainsi caractéristique, ou dans tous les cas symbolique : ils entendent montrer et sans doute garder le plus grand sang-froid, d’abord parce que leur ligne inflexible le leur permet, ensuite parce qu’ils tiennent les cartes de cette séquence en mains (c’est eux qui sont la source de livraison des S-300) ; et ils observent, sans doute avec une certaine ironie, le désordre et l’alarme extraordinaire causés par une annonce “fuitée”, puis démentie, puis apparaissant comme pas tout à fait complètement démentie... Si le discours très vague et sans signification d’Assad maintient tout de même la tension, c’est parce que, quelques heures auparavant, il y a eu l’épisode de la “fuite” qui, même s’il était basé sur une fausse interprétation ou bien sur une interprétation volontairement distordue (une telle manœuvre, si non e vero, e ben trovato), a suscité une situation de vérité : la mise à nue de l’extrême tension qui entoure une affaire finalement très secondaire (le cas des S-300) dans l’étrange et insaisissable “guerre syrienne”. Mais cette “affaire secondaire” exprime aujourd’hui le climat général. Tout cela montre la sensibilité extrême, l’absence de contrôle même, qui caractérise, du côté du bloc BAO, y compris et surtout du côté des Israéliens qu’on a connus plus maîtres d’eux, tout ce qui concerne la Syrie. La cause de ce climat est que la position du bloc BAO vis-à-vis de la Syrie est elle-même structurée sur une vision et une référence complètement distordues par la narrative générale, donc par une construction d’une fausse réalité, finalement très déstabilisante pour les psychologies.

C’est cet aspect qui est intéressant, cet emballement, cette dramatisation, jusqu’à l’évocation d’un affrontement entre Israël et la Russie qui est pour certains la voie vers une guerre généralisée, qui se déclenchent sur la foi d’une information “fuitée”, concernant un aspect très secondaire du conflit. La confusion est d’ailleurs étendue à l’objet du litige, puisque les avis continuent à être très divergents sur les capacités opérationnelles du S-300. Mais finalement, lorsque le Guardian qualifie ce missile de “game-changer” (le 30 mai 2013), il a raison psychologiquement, et c’est ce qui compte : quelles que soient les performances du S-300, l’idée que sa livraison constitue un élément fondamentalement nouveau, sans vraiment d’autres précisions ni la moindre certitude, est désormais un fait politique avéré d’une grande importance, qui a effectivement changé la situation de la “guerre syrienne”... Et des précisions techniques disponibles, on ne retient que celles qui alimentent l’incertitude aggravant le désarroi et la tension. Cet officiel du ministre de la défense russe énumère pour Reuters les limitations de l’efficacité du S-300, qui est un engin déjà ancien, mais on ne retient que la dernière remarque (soulignée en gras par nous), qui est anodine dans son évidence, – mais qui convient à l’état de la psychologie autour de la “guerre syrienne” aggravée par le S-300 :

«A Russian defence ministry source has told Reuters he knew of no qualified Syrians trained by Moscow to use the S-300s, putting the completion of the anti-aircraft system in Syria at “six to 12 months from now”. He added that the Israelis “likely have a million ways to combat the S-300 electronically”, but said that since these methods had not been tested in war “whether the S-300 would fail or not cannot be known.”»

L’épisode d’hier, qui est un épisode lorsqu’il est appréciée dans son intégralités sans aucun élément nouveau, a pourtant complètement modifié le climat, et changé la psychologie autour de la “guerre syrienne”. Il l’a soudain rendu ce climat beaucoup plus tendu et alarmant dans sa potentialité effective, et non plus théorique, en agitant la possibilité très concrète d’un affrontement entre Israël et la Russie, – affrontement que ni l’un ni l’autre ne veulent pourtant, et qu'ils tenteront à tout prix d'éviter (mais sans céder sur l'essentiel dans le cas des Russes). On voit bien l’influence de l’infrastructure crisique où se trouve embourbée cette “insaisissable guerre syrienne”, totalement caractérisée du côté du bloc BAO par l’incohérence, la confusion, la narrative comme référence des politiques conduites, et cela si complètement grossi par le système de la communication que la vérité de la situation finit par en être influencée. La crise syrienne s’est donc brusquement aggravée hier sans que rien de concrètement nouveau n’ait eu lieu, et à cause d’un épisode complètement secondaire (les S-300) par rapport à la substance de la crise. Voilà une bonne définition de la vérité générale elle-même de la situation, qui est de faire d’une crise (la crise syrienne) qui n’a en elle-même qu’une importance secondaire, la messagère et l’expression de toutes les tensions intérieures suscitées par la crise générale du Système.

 

Mis en ligne le 31 mai 2013 à 06H48