Rogozine n’y comprend rien

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Rogozine n’y comprend rien

13 juillet 2010 —L’ambassadeur de la Russie auprès de l’OTAN Dimitri Rogozine étant connu pour son franc-parler, c’est donc vers lui qu’on peut se tourner pour sonder le véritable sentiment des Russes vis-à-vis de la politique US, et du comportement américaniste en général. Son dernier commentaire concernant les “projets” US d’intégration russo-américaine d’un système anti-missiles se résume donc par l’affirmation abrupte, qui reflète effectivement la position russe : “Nous n’y comprenons rien”.

• …C’est effectivement ce que l’ambassadeur russe a dit, hier, lors d’un entretien avec la presse. (Voir Ouverture libre ce 13 juillet 2010.) Cela confirme et complète des appréciations officielles russes qui ont accompagné les déclarations d’Hillary Clinton en Pologne, au début du mois.

• Le franc-parler de Rogozine s’était également exprimé, par exemple, en juillet 2008, lorsqu’il expliquait que la politique américaniste-occidentaliste était conduite par “le technologisme”. On ne peut être plus d’accord avec lui.

• …Ou bien, en mai 2009, lorsqu’il accusait des forces comploteuses de mener une politique anti-Obama au sein de l’OTAN («We believe it is possible that there might be some conspiracy against Obama inside the North Atlantic alliance»).

• Cette façon de considérer les affaires du pouvoir américaniste-occidentaliste, et particulièrement US, se retrouve dans toute la direction russe. C’est une interprétation de la dernière polémique des “espions”.

@PAYANT Ces diverses interventions mesurent la marche de plus en plus marquée de la direction russe, avec Rogozine en porte-voix, vers le constat d’une incompréhension complète de la diplomatie US, c’est-à-dire, vers le constat que la diplomatie US n’existe plus en tant que telle. On se trouve effectivement dans une situation rocambolesque d’une façon générale, et plus particulièrement pour l’affaire à propos de laquelle s’exclame Rogozine. Le 2 juillet, en Pologne, après avoir apposé une signature de plus, avec les seuls Polonais, pour un système anti-missiles dont on constate par ailleurs qu’il n’a aucune utilité ni aucun sens, – surtout, s’agissant de la ferraille baptisée Patriot, – Hillary Clinton se plaint que les Russes ne veulent pas négocier avec les USA sur la question des anti-missiles. Le ministère russe des affaires étrangères réagit aussitôt en citant le nombre impressionnant de conversations en cours, d’entretiens, de forums, etc., avec les USA, sur les anti-missiles. (Il pourrait y ajouter la remarque acide qu’en signant, seuls, avec la Pologne pour un missile anti-missiles qui ne peut servir que contre d’hypothétiques missiles russes, les USA ne montrent pas vraiment un goût de la coopération avec les Russes.)

Rogozine nous livre la clef du mystère : les Russes ne comprennent rien à ce que cherchent et veulent les USA, dans le domaine de la coopération entre la Russie et les USA sur la question des anti-missiles. Les Américains interprètent cela comme une absence, non, comme un refus de négociation. Si vous n’êtes pas d’accord avec les USA dans une négociation, les USA vous accusent de refuser de négocier… Il fallait y penser et nous y pensons.

Mais il faut aller plus loin, car même s’ils voulaient accepter aveuglément ce que proposent les USA, les Russes n’y parviendraient pas. Non seulement les Russes ne comprennent pas ce que veulent les Américains mais, encore, ils ne peuvent pas comprendre. Lorsqu’ils parlent avec l’ambassadeur des USA à Moscou, la voie de la coopération leur semble évidente. Lorsqu’ils rencontrent des gens du Pentagone, la coopération se réduit à un alignement russe sur des projets que le Pentagone n’a pas encore finalisés, puisqu’à l’intérieur même du Pentagone on n’est pas d’accord sur le projet. Lorsque les Russes rencontrent Rasmussen, secrétaire général de l’OTAN, tout baigne et l’on est à deux doigts d’une extension de l’OTAN à la Russie. Lorsqu’ils rencontrent Hillary, tout marche comme sur des roulettes ; lorsqu’Hillary parle à Varsovie à propos d’une poignée de Patriot en fer blanc, plus rien ne va et les Russes se voient accusés de traîtrise. De plus, tout cela n’a aucun sens, car il n’y a aucune demande particulière, aucune exigence précise de la part des USA, – simplement, des affirmations ex abrupto, et comprenne qui pourra.

Les Russes constatent effectivement ce que nous soulignions dans notre F&C du 12 juillet 2010, savoir que la diplomatie US n’existe plus et qu’elle se réduit, ou se multiplie si l’on préfère, à une prolifération de positions différentes selon les interlocuteurs, les ministères et les agences, – ou bien, emploierait-on l’image de la prolifération de métastases ? Au bout de tout cela, il y a le Congrès, qui résume à lui tout seul l’inexistence de la diplomatie US, actuellement réduite à un soutien aveugle à Israël pour cause de renflouement des caisses électorales du parti démocrate, en attendant la raclée des élections mid-term de novembre.

Il semblerait ne faire aucun doute que le sentiment des Russes sur les USA, sur Obama, sur le sort des USA dirigés par Obama, évolue à une vitesse considérable. Anti-US dans un style assez classique du temps de Bush, surtout avec l’intermède géorgien, les Russes ont soutenu à fond Obama jusqu’au milieu 2009, espérant trouver chez lui des initiatives et une autonomie de jugement qui permettraient de tenter quelque chose contre le carcan bureaucratique du système (américaniste en l’occurrence), contre le cancer de sa prolifération. Le temps des désillusions est venu avec la deuxième moitié de 2009 et le début 2010, accompagné d’un repli russe sur les intérêts nationaux. Puis, enfin, nous entrons dans la zone actuelle, qui est des plus incertaines et des plus volatiles, où l’on voit les Russes à la fois soutenir les USA contre l’Iran et durcir le ton contre les USA, sur le théâtre européen des incohérences US (anti-missiles), autant et même plus qu’il n'est nécessaire. (Les “inquiétudes” russes vis-à-vis de la camelote-Patriot sont pour le moins forcées.) Cela a-t-il un sens ? Il se peut que les Russes commencent à admettre qu’il n’y a plus rien à faire avec les USA dans les conditions actuelles, alors qu’on ne peut se passer de devoir prendre en compte des relations avec une puissance comme les USA dans la situation actuelle. Peuvent-ils conclure qu’il faut que quelque chose de décisif se passe du côté des USA, pour qu’enfin cette situation à la fois schizophrénique et complètement entropique se débloque d’une façon ou une autre ?

Il est vrai qu’à cette lumière une remarque d’un de nos lecteur, le 12 juillet 2010, sur le Forum correspondant au F&C du jour, souligne des potentialités d’une situation incertaine. (Laurent Juillard : «Et si les Russes, comme dedefensa, comprennent aussi à quel point la politique extérieure américaine n'est plus qu'une machine emballée, sans chauffeur, alors il devient facile de leur tendre un piège, le piège iranien, dans lequel il fonceront tête baissée ?») Notre lecteur cite la déclaration de Medvedev sur le nucléaire iranien, – qui provoque un regain d’hystérie anti-iranienne alors qu’elle ne dit rien de nouveau sur le fond (voir Antiwar.com, du 13 juillet 2010). Mais, de toutes les façons, Medvedev parle à un système qui est au paroxysme de sa crise, et dont les commentateurs ne répondent plus qu’à des stimuli qu’ils ne peuvent percevoir que d’une façon pavlovienne. (Les Russes connaissent.)

Nous ne parlerons certainement pas d’un jeu russe dans un sens très élaboré mais nous nous interrogerions plutôt sur certaines possibilités où le calcul se mêle à la fatalité. Il y a dans l’esprit russe, effectivement, ce mélange de calcul bureaucratique, prudent et conservateur, et d’un fatalisme qui n’est exempt ni d’un certain romantisme, ni d’un certain catastrophisme eschatologique.

Mais les Russes ont-ils compris ?

Est-il possible que les Russes approchent de la conclusion qu’il faut absolument qu’il arrive quelque chose de terriblement dramatique aux USA, et au système en général, pour brutalement changer le cours des événements qui sont désormais totalement embourbés dans une dynamique à la fois folle et, paradoxalement, complètement paralysée ? (Miracle postmoderne, une “dynamique folle et paralysée”…) Depuis des années, depuis la chute de l’URSS, les Russes ne cessent de développer des hypothèses, des théories, des prévisions sur la chute des USA, qu’ils comparent sans aucune hésitation à une URSS en pire. Le ministère des affaires étrangères rétribue fort officiellement parmi ses professeurs à l’académie diplomatique un ancien analyste du KGB, Igor Panarine, dont l’essentiel de l’enseignement est de détailler les conditions du très prochain éclatement des USA, qu’il situe au trimestre près.

Certains bons esprits peuvent imaginer effectivement de refaire pour les USA et l’Iran, selon des mécanismes évidemment différents puisque la situation est différente, ce que Brzezinski, la CIA et compagnie firent pour l’URSS et l’Afghanistan à l’été 1979. Cette hypothèse est extrêmement risquée, beaucoup plus, infiniment plus que dans le cas Brzezinski-Afghanistan, à cause des conditions explosives qui prévalent. D’autre part, elle serait beaucoup plus directement dirigée contre l’intégrité et la cohésion des USA que ne l’était l’initiative Brzezinski. Nous n’imaginons certainement pas qu’il puisse s’agir d’un “plan” complètement programmé, selon l’orientation suggérée, calibré et étudié dans ses moindres détails.

L’élément psychologique tient une place fondamentale dans notre appréciation. Il ne nous intéresse pas de savoir si les prévisions de monsieur Panarine seront rencontrées mais il nous intéresse beaucoup de constater que monsieur Panarine est là où il se trouve. Nous savons, parce que c’est une chose courante, que la question du destin des USA est couramment débattue par les Russes, et depuis longtemps, et dans les instances officielles bureaucratiques et d’analyse, depuis la désintégration de l’URSS, alors qu’il s’agit d’un sujet (le destin des USA) non seulement tabou mais inimaginable dans nos pays où la pensée est dominée par la rationalité moderniste dont l’Amérique est l’icône incontestée. Les Russes nourrissent leur psychologie à cet égard de l’expérience de l’URSS, et ils ont toujours eu tendance à considérer les USA comme une structure proche de la construction soviétique, une sorte de “structure-miroir”. Ayant vécu la chute de l’URSS et mesuré les caractères de cette construction, ayant réussi à cet égard des choses qu’on ne leur reconnaît guère (voir l’appréciation de James Carroll, qui voit dans Gorbatchev l’homme qui a réussi à démanteler un complexe militaro-industriel), ils sont bien placés pour mesurer d’une part la fragilité d’une construction comme les USA, d’autre part son illégitimité historique dont nous subissons tous, aujourd’hui, les effets. Dans cette perception psychologique russe, on trouve bien entendu un dépassement de la raison courante qui alimente nos jugements d’une façon si conventionnelle, – la même “raison humaine” qui nous conduit sans dévier depuis plusieurs siècles vers un destin catastrophique.

Aussi introduisons-nous un élément non-rationnel, ou éventuellement supra-rationnel, comme nous proposions de le faire, le 1er juillet 2010, dans la façon de “penser“ notre époque et notre crise, en observant l’intervention d’une psychologie russe nourrie d’une rude expérience historique et d’une intuition à mesure, versée au fatalisme et répondant à une certaine pression transcendantale, jugeant qu’en l’occurrence un destin supérieur pourrait faire sortir d’un brutal affrontement une situation meilleure que l’actuelle dégradation accélérée des relations internationales, sous l’influence d’une si énorme puissance conduite par un système totalement aveugle et touché par la démence.

Quel que soit le sort d’une telle hypothèse, il n’empêche qu’on constate, “objectivement” comme aiment à dire les esprits arrimés à la raison humaine et à elle seule, que l’évolution russe a rapproché les USA d’une certitude de la nécessité de contrôler l’Iran, en même temps qu’elle tend à prouver paradoxalement que les sanctions ne suffiront pas à assurer ce contrôle. Cela renforce l’argument des partisans d’un affrontement (voir Borchgrave, par exemple). D’un autre côté (Rogozine, les anti-missiles et le reste), on voit que les Russes ne font aucun cadeau aux Américains, qu’ils ne se soumettent absolument pas à eux, qu’ils expriment tout haut des doutes grandissants sur la capacité de cette puissance à assumer ses responsabilités, – qu’ils devraient commencer à penser tout bas à une possibilité de tenter d’arrêter une course folle (des USA) qui conduit de toutes les façons à une impasse catastrophique, de quelque côté que l’on se tourne… Nous serions prêts à affirmer, de simple conviction, qu’un tel projet, qu’un tel “souhait” (notre hypothèse), n’aurait certainement pas pour but une ambition d’hégémonie quelconque. Les Russes ont goûté au fruit et cela a donné l’URSS. Leur recherche ne peut être, plus que jamais, que celle d’une stabilité et d’un équilibre dans les relations internationales, chose impossible à attendre dans les conditions actuelles d’“énervement”, de frénésie impuissante et d’aveuglement de l’Empire.

…Peut-être les Russes sont-ils d’accord avec le néo-sécessionniste Ned Taylor : «There are three or four possible scenarios that will bring down the empire. One possibility is a war with Iran…» Dans tous les cas, apparaît une possibilité politique sérieuse, à partir de l’évaluation psychologique qu’on peut faire des diverses circonstances en cours, que la direction russe en soit arrivé à estimer qu’il faut tenter d’arrêter par tous les moyens la course de la machinerie du système de l’américanisme, présentement hors de contrôle, à cause des dégâts que ce système provoque dans les relations internationales.