Ron Paul et la liquidation de ben Laden

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Député du Texas et candidat pour la désignation républicaine aux présidentielles de 2011, aujourd’hui l’une des personnalités les plus originales et les plus populaires du système politique US à cause de ses positions antiSystème, Ron Paul donne dans une très récente chronique son appréciation sur la liquidation de ben Laden. (Sur Antiwar.com, le 10 mai 2010.)

C’est surtout, voire essentiellement le début de son texte qui marque l’appréciation de Ron Paul sur le fait lui-même (la liquidation de ben Laden). Paul en tire argument pour faire un procès en règle de la politique extérieure belliciste et hyper-interventionniste des USA. Le passage consacré au Pakistan est typique de son argument, d’autant plus que ce passage a effectivement un lien direct avec ben Laden et son destin général (sa situation de protection au Pakistan pendant des années, puis sa liquidation au Pakistan, etc.) : «Our failed foreign policy is reflected in our bizarre relationship with Pakistan. We bomb them with drones, causing hundreds of civilian casualties, and we give them billions of dollars in foreign aid for the privilege to do so, all while they protect America’s enemy number one for a decade.»

Mais voici pour l’instant le début de son texte où Ron Paul commente directement la liquidation de ben Laden, – qu’il approuve complètement et sans restriction, en mettant en évidence que la Constitution autorise «the principle of marque and reprisal» (expression signifiant “le principe d’intervention [dans des pays non-US] et de représailles”).

«Last week marked an important milestone in the war on terrorism for our country. Osama bin Laden applauded the 9/11 attacks. Such deliberate killing of innocent lives deserved retaliation. It is good that bin Laden is dead and justice is served. The way in which he was finally captured and killed shows that targeted retribution is far superior to wars of aggression and nation-building. In 2001 I supported giving the president the authority to pursue those responsible for the vicious 9/11 attacks. However, misusing that authority to pursue nation-building and remaking the Middle East was cynical and dangerous, as the past 10 years have proven.

»It is tragic that it took 10 years, trillions of dollars, tens of thousands of American casualties, and many thousands of innocent lives to achieve our mission of killing one evil person. A narrow, targeted mission under these circumstances was far superior to initiating wars against countries not involved in the 9/11 attacks, and that is all we should have done. This was the reason I emphasized at the time the principle of marque and reprisal, permitted to us by the U.S. Constitution for difficult missions such as we faced. I am convinced that this approach would have achieved our goal much sooner and much cheaper.

»The elimination of Osama bin Laden should now prompt us to declare victory and bring our troops home from Afghanistan and Iraq…»

On voit combien Ron Paul approuve sans la moindre réserve la liquidation de ben Laden. Il l’approuve même au nom de la Constitution des USA, selon un principe en cours au temps de la rédaction de cette Constitution et explicitement destinée à l’intervention unilatérale contre des navires dont l’action était jugée dommageables aux intérêts du pays autorisant la chose. (Voir par exemple dans thefreedictionnary.com, les explications sur ce thème, concernant notamment, pour définir “marque and reprisal”, l’idée développée dans la rubrique d’“une autorisation par laquelle le chef d’un gouvernement autorise un navire privé à capturer un navire ennemi”, – «A commission by which the head of a government authorizes a private ship to capture enemy vessels».) Il était effectivement logique de la part de Ron Paul, constitutionnaliste émérite, qu’il assortisse sa position de considérations légales extrêmement précises.

Il y a un certain espace de pensée ici pour s’étonner que Ron Paul, l’homme antiSystème par excellence tel que nous le définissons, approuve une action que la logique antiSystème générale, la nôtre éventuellement, condamne comme une manifestation d’une force aveugle, d’un “déchaînement de la matière” si l’on veut une définition générale renvoyant à notre propos habituel, qui lance indirectement mais puissamment une attaque déstructurante, notamment contre des principes fondamentalement structurants que sont la souveraineté et la légitimité (du Pakistan). Que le Pakistan soit le pays qu’on sait n’enlève rien au jugement puisque nous parlons de principe, et que la mise en cause de la souveraineté et de la légitimité du Pakistan, quoi qu’il en soit, représente une attaque contre les principes de la souveraineté et de la légitimité en tant que tels, auxquels une appréciation structurante du monde (comme celle d’un Talleyrand par exemple) souscrit nécessairement… Ron Paul n’est donc pas Talleyrand ; alors, qui est-il  ? Question intéressante.

D’une certaine façon, Ron Paul donne une clef de ce que nous pourrions juger chez lui, superficiellement, comme une contradiction. (Approuver une action d’un Système dont il dénonce par ailleurs et infatigablement la politique générale.) S’il approuve la liquidation de ben Laden, que reste-t-il de cette approbation lorsqu’il décrit l’attitude “bizarre” des USA vis-à-vis du Pakistan ? («…our bizarre relationship with Pakistan. We bomb them with drones, causing hundreds of civilian casualties, and we give them billions of dollars in foreign aid for the privilege to do so, all while they protect America’s enemy number one for a decade»)

Certes, là n’est pas le propos principal ; mais si là n’est pas le propos principal, ces remarques introduisent ce propos principal d’une façon significative : Ron Paul est favorable à l’acte d’aller liquider ben Laden, comme une frégate de nationalité US était dans son droit, à la fin du XVIIIème siècle et selon la Constitution, en investissant dans les eaux internationales ou dans les eaux territoriales d’un autre pays une frégate non-US, ou un pirate si l’on veut, dont il était avéré qu’elle ou il était hostile aux USA et était intervenue dans ce sens. Par contre, Paul est absolument hostile à tout le cadre d’action de la politique de sécurité nationale, au moins depuis dix ans pour notre propos, et sur ce point, ce cadre d’action ayant permis à ben Laden de subsister tranquillement au Pakistan avant d’être liquidé. (On notera bien sûr que nous raisonnons sans nous intéresser une seconde aux diverses machinations possibles, – ben Laden était-il le vrai ben Laden et ainsi de suite.)

Cela nous permet de rencontrer ainsi une pensée très spécifiquement américaine, ou américaniste si ce qualificatif n’avait été galvaudé et subverti par la politique interventionniste et belliciste suscité par le système de l’américanisme qui a supplanté l’américanisme originel, et par le Système tout court depuis deux ou trois décennies. Ron Paul raisonne en complet isolationniste, non au sens idéologique dont la modernité a affublé cette conception, mais au sens originel de la Grande République : pas d’engagements extérieurs, pas d’aventures extérieures, les mesures et les actes qu’il faut pour assurer la sécurité de la République, celle-ci ajustée dans sa représentation géographique et stratégique à la sécurité de la dimension continentale. On ne perdra pas de temps avec la critique habituelle de l’isolationnisme (comme celle du protectionnisme) qui est le produit direct de la perversité du Système, selon la démarche habituelle où l’on impose par la force (“idéal de puissance”, “déchaînement de la matière”) des conditions telles, complètement perverses également, qu’elles rendent impossibles des politiques naturelles, comme l’isolationnisme pour les USA, et achèvent enfin cette entreprise de subversion en “idéologisant” cette impossibilité, en couvrant la politique naturelle ainsi écartée de la tunique de Nessus de l’anathème idéologique. Ce qui nous importe ici, c’est ce que le jugement de Ron Paul révèle de sa politique naturelle, qui pourrait devenir, dans certaines conditions, une politique naturelle des USA. Cette “politique naturelle” serait effectivement une politique de complet repli sur la dimension continentale (cela n’empêchant ni le commerce, ni le reste), avec une politique extérieure réduite au minimum, et une politique de sécurité nationale ne s’embarrassant du respect d’aucun principe international multilatéral qui ne soit, pour une partie de lui-même, de l’intérêt des USA. Ainsi, dans les conceptions de Ron Paul, les principes de souveraineté et de légitimité ont évidemment un certain intérêt pour les USA, mais cet intérêt s’efface si la sécurité nationale l’exige comme dans le cas ben Laden-Pakistan.

Quoi qu’on pense de ce cas général d’une “politique naturelle” selon Ron Paul et des principes qui la soutiennent ou avec d’autres principes dont elle n’a cure, il reste surtout à envisager les circonstances où elle pourrait être considérée, dès lors qu’on admet que la tendance représentée par Ron Paul n’est plus une illusion ou une rêverie sans possibilité de se concrétiser, mais bien une alternative de plus en plus concevable à la politique actuelle des USA. Ces circonstances seraient nécessairement catastrophiques, parce qu’elles constitueraient une attaque au cœur contre le Système, et toutes ses représentations systémiques (le Pentagone, Wall Street, le système de la communication, etc.). Il est absurde de dire, dans les conditions que nous connaissons aujourd’hui, qu’à cause d’une telle prospective, une telle politique est impossible ; il est plus sensé d’observer qu’un tel projet pour une telle politique pourrait être lancé, dans certaines circonstances extraordinaires, – il ne manque pas, aujourd’hui, de “circonstances extraordinaires”, – mais qu’il conduirait nécessairement à un conflit dont la condition serait l’existence de toutes ces “représentations systémiques”, qui se replieraient nécessairement sur une position centripète comme argument de leur existence. Cela conduirait la recherche de la réussite de la politique en question à rapidement se confondre avec une dynamique déstructurante du système de l’américanisme (lui-même à finalité déstructurante), c’est-à-dire une dynamique d’éclatement des Etats-Unis. Ainsi Ron Paul représente-t-il une politique dont le terme inéluctable est, pour sa réussite, la destruction du “centre” et l’éclatement des Etats-Unis. C’est pourquoi, et quoi qu’il en soit de tout le reste, la politique naturelle de Ron Paul est objectivement et dans son essence, et quoi qu’on en pense d’un point de vue émotionnel dans tel ou tel de ses attendus, une politique fondamentalement vertueuse si on la considère du point de vue de l’hostilité à l’“ennemi principal”, – dito, le Système.


Mis en ligne le 10 mai 2010 à 11H17