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20 septembre 2006 — Le monstre, le “Mordor” de James Carroll, est-il en train de dévorer ses enfants? La décision prise par Donald Rumsfeld d’autoriser les services à négocier directement leurs budgets avec OMB est sans précédent. Elle nous ramène, — budgétairement parlant, ce qui est l’essentiel aujourd’hui, — à la situation d’avant 1947, lorsque les grands services des forces armées étaient directement représentés dans le Cabinet.
(Il y avait alors un War Department, représentant l’U.S. Army et, à l’intérieur de celle-ci, l’USAAF, anciennement USAAC, — respectivement U.S. Army Air Force et Air Corps, — incorporée dans l’Army. Le Navy Department représentait la marine de guerre et ses dépendances, le Marine Corps et la Coast Guard. En 1947, le National Security Act décida la fusion des deux départements en un, le DoD ou Department of Defense. L’USAAF devint une arme indépendante sous le sigle USAF. Trois “sous-ministères”, sans réel pouvoir, représentèrent les trois armes auprès du secrétaire à la défense : Departments of Air Force, Army et Navy.)
Rumsfeld s’en lave les mains. Il ne veut plus arbitrer entre des demandes budgétaires qui dépassent de toutes les façons les moyens qui lui sont alloués. Le corps budgétaire monstrueux des forces armées US va donc être exposé à nu, à deux chirurgiens principalement : le OMB (Office of Management and Budget), qui prépare le budget de la nation pour le président et dépend directement de lui à la Maison-Blanche, et le Congrès qui l’examine, qui l’amende éventuellement, qui décide finalement (à moins d’un veto victorieux du président).
Voici quelques extraits de ce que Defense News nous dit de la chose, dans un article du 18 septembre que nous publions par ailleurs:
«Defense Secretary Donald Rumsfeld has allowed the military services to press their case for larger budgets directly with the White House’s Office of Management and Budget (OMB), which according to sources has balked at increasing future year defense spending to meet the services’ projected needs.
»The move is particularly critical for the U.S. Army that wants $141 billion in 2008 alone, $30 billion more than the $111.8 billion requested last year, sources said.
»The direct discussions between the uniformed services and OMB are unprecedented, according to sources. Usually, the individual military services have to negotiate their annual budgets with the senior civilian leaders of the Pentagon, including the defense secretary and the comptroller.
»An Army spokesman said the service is in continuing discussions with Pentagon officials about its budget, but declined to say if it was in direct talks with the White House.»
Les positions des différents acteurs du débat budgétaire dans ce cas varient selon leurs intérêts respectifs, comme on le lit dans le texte. (Le même texte donne des précisions chiffrées impressionnantes qui permettent de mesurer l'importance budgétaire du débat.)
• Les services eux-mêmes sont peu enthousiastes pour cette pratique, qui les expose particulièrement du point de vue politique. Par contre, ils ne veulent pas que les augmentations qu’ils demandent se fassent aux dépens des autres. Ils préféreraient la procédure normale : un budget en augmentation obtenu par le secrétaire à la défense (OSD) et une répartition satisfaisant toutes leurs demandes. Tant pis, ils devront assumer leurs responsabilités.
• Le Congrès préfère que les services négocient directement avec OMB, ce qui lui donne plus de puissance et de capacités d’intervention en divisant la puissance du DoD en autant de services. De ce point de vue, la décision de Rumsfeld est un succès pour lui.
Mais tout cela reste accessoire. On comprend qu’il y a d’abord une dimension politique de très grande importance dans cette décision. Elle concerne Rumsfeld lui-même, et les ambitions qu’il affichait lorsqu’il arriva à la tête du département.
Bien sûr, nous ne cessons de revenir à la référence essentielle du discours de Rumsfeld, le 10 septembre 2001 (9/10). Il s’agissait d’une déclaration de guerre de Rumsfeld à la bureaucratie du Pentagone, dénoncée comme l’ennemi le plus dangereux des Etats-Unis (pas question du terrorisme la veille du 11 septembre) :
«The topic today is an adversary that poses a threat, a serious threat, to the security of the United States of America. This adversary is one of the world's last bastions of central planning. It governs by dictating five-year plans. From a single capital, it attempts to impose its demands across time zones, continents, oceans and beyond. With brutal consistency, it stifles free thought and crushes new ideas. It disrupts the defense of the United States and places the lives of men and women in uniform at risk.
»Perhaps this adversary sounds like the former Soviet Union, but that enemy is gone: our foes are more subtle and implacable today. You may think I'm describing one of the last decrepit dictators of the world. But their day, too, is almost past, and they cannot match the strength and size of this adversary.
»The adversary's closer to home. It's the Pentagon bureaucracy. Not the people, but the processes. Not the civilians, but the systems. Not the men and women in uniform, but the uniformity of thought and action that we too often impose on them.»
L’attaque 9/11 n’a pas, paradoxalement, donné à Rumsfeld les moyens de cette lutte qu’il annonçait la veille, — alors qu’elle lui donnait pourtant un pouvoir sans précédent, une puissance inconnue pour un secrétaire à la défense. Au contraire, elle a précipité le DoD dans une spirale sans fin d’augmentations massives de budget pour le simple entretien logistique et matériel de conflits qu’on attendait rapides et victorieux et qui se sont révélés comme d’épouvantables bourbiers où les forces armées US s’avèrent complètement inadaptées. Le résultat est une course en avant budgétaire forcée par les besoins de ces conflits qui noie toute possibilité de contrôle rationnel, et donc bat en brèche les espoirs de Rumsfeld de contrôler la bureaucratie et de la réformer.
La décision de laisser aux forces le soin d’aller demander à OMB l’argent dont elles ont besoin est une capitulation de Rumsfeld. (Si l'on veut, il tend à dire à propos des budgets: “Je m'en lave les mains”, ce qui est effectivement abdiquer un pouvoir essentiel.) La décision revient à renoncer à assurer le contrôle budgétaire des forces, donc leur évolution structurelle, à terme leur équipement, voire leur stratégie. Elle porte en germe un éclatement des orientations stratégiques des services par absence de coordination, — l’absence de contrôle du budget précédant la perte de contrôle de ces domaines.
Cette décision représente l’amorce d’un événement historique. L’on peut d’ores et déjà tenir ce fait historique pour acquis car il n’y a plus rien qui puisse stopper la dynamique lancée par cette décision initiale. La décision entérine un fait primordial et fondamental, et aux conséquences globales : l’abandon de tout espoir de maîtriser et de contrôler la bête déchaînée qu’est devenu le Pentagone.